« La cocaïne de l’économie ». C’est par ces termes que Guillaume Erner, animateur de la matinale Les Matins de France Culture, désigne les « terres rares », lorsqu’il consacre son émission quotidienne aux énergies renouvelables en avril 2018[1]. Cette formule-choc fait mouche : les « terres rares » sont bien devenues indispensables à nos économies. Classe Internationale vous propose d’en apprendre davantage sur ces ressources.
L’expression « terres rares » désigne un groupe de dix-sept éléments métalliques dont les propriétés électroniques et magnétiques sont très intéressantes. Leur découverte scientifique est attestée dès 1787, mais leur usage ne s’est répandu que depuis la seconde moitié du XXème siècle ; la production n’ayant réellement décollé qu’au milieu des années 1980. L’adjectif « rare » se justifie pour plusieurs raisons. Les terres rares le sont, car on n’en trouve pas à l’état brut. Elles sont ainsi présentes dans la structure de minéraux particuliers, tels la monazite, l’apatite ou la bastnaésite dont il faut opérer l’extraction, avant d’en réaliser l’affinage permettant la récupération des terres rares. Guillaume Pitron avance ainsi que pour extraire 1 kilogramme de lutétium, il faut extraire 1250 tonnes de roches[2]. Ces matériaux sont également « rares » car leur production est extrêmement localisée : entre 70 et 90 % de la production est réalisée en Chine, où l’on compterait 36 % des réserves mondiales[3]. L’emploi du conditionnel est de rigueur, tant le montant des réserves disponibles ainsi que celui de la production demeurent opaques. Toutefois, il est attesté que le marché des terres rares est un marché de niche, qui ne représente seulement que 9 milliards de dollars[4], pour une production avoisinant les 170 000 tonnes. À titre de comparaison, la production d’acier pour l’année 2017 était de 1,69 milliard de tonnes [5]. Le montant exact n’est pas connu car ces données sont inaccessibles en Chine. Il y est produit approximativement 120 000 tonnes de terres rares chaque année, mais 25 à 50 000 tonnes le sont de manière clandestine, et ne sont donc pas comptabilisées. Il est également attesté que des terres rares seraient disponibles sur toute la surface du globe, ce que des explorations futures pourront confirmer. Le chercheur Didier Julienne estime ainsi qu’il y aurait 10 000 fois plus de terres rares disponibles dans la croûte terrestre que d’or[6].
Ces terres sont également « rares » du fait de l’usage parcimonieux qui en est fait. Ainsi, on ne compte que 0,2 gramme de terres rares dans la composition d’un Iphone 4S[7], notamment du néodyme et du praséodyme. Sans la technologie des aimants Néodyme-Fer-Bore (NdFeb), nos téléphones portables ne pourraient avoir de fonction « vibreur », car la vibration est due à l’action d’un aimant miniaturisé. L’apport des terres rares a été considérable en ce qu’elles ont permis la miniaturisation des produits technologiques, ouvrant la voie aux innovations dans tous les domaines. Si le lutétium mentionné plus haut n’existait pas, les IRM n’existeraient pas non plus. Dès lors, ces matériaux jouent le rôle de « vitamines » démultipliant les propriétés physiques des autres matériaux bruts dont elles entrent dans la composition, et seront donc indispensables à la transition numérique et écologique de nos économies. Leur usage ne peut que donc croître. Alors que la production mondiale n’était que de 95 000 tonnes en 2003, elle avoisine les 170 000 tonnes aujourd’hui selon l’U.S. Geological Survey. Ainsi, la consommation de terres rares pour la production d’aimants NdFeb a doublé entre 2013 et 2016, passant de 24 000 à 50 000 tonnes, soit 31 % de la consommation totale des terres rares[8].
« On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ». Toute entreprise de production génère une émission, et celle des terres rares n’y fait pas exception, loin de là. En effet, leur extraction est très polluante. Des procédés solvants sont nécessaires pour extraire les terres rares du minerai brut, ce qui nécessite l’utilisation d’acide sulfurique et chlorhydrique ainsi que de grandes quantités d’eaux[9]. L’opération doit être répétée plusieurs dizaines de fois afin de récolter un matériel pur qui soit apte au traitement industriel. Souvent, les mélanges utilisés sont rejetés dans la nature, polluant les sols et contaminant les hommes[10]. L’extraction de terres rares produit également du thorium, un résidu radioactif présent dans la structure minérale des minéraux extraits. A titre d’exemple, la production d’une tonne de terres rares engendrerait 75 000 litres d’eaux usées, ainsi qu’une tonne de déchets radioactifs[11]. Aussi, toutes ces étapes de production ont suscité l’émoi au sein de l’opinion publique des pays occidentaux où y étaient installés des usines de production de terres rares. Aux Etats-Unis, l’usine californienne de Mountain Pass fut fermée une première fois en 2002, à la suite de plusieurs scandales environnementaux. Le même scénario fut reproduit à La Rochelle, où est sise l’usine Solvay, responsable de la purification de 50 % de la production des terres rares dans les années 1980[12]. Face aux inquiétudes de l’opinion publique, le travail de purification et d’extraction a été délocalisé dans des pays où l’on s’embarrasse moins de ces préoccupations environnementales. C’est le cas de la Chine, pays autoritaire ne laissant aucun espace de contestation pour ceux qui dénoncent les pollutions engendrées par les terres rares, au nom de la croissance de l’économie. Et une partie importante de la production chinoise demeure clandestine, échappant ainsi à toute norme sanitaire et légale, quand bien même de telles normes existeraient en Chine. Ce paradoxe de « faire du sale pour faire du propre » est pourtant nécessaire à l’émergence des énergies propres. Le moteur d’une voiture électrique dépend d’une technologie qui requiert des aimants NdFeb[13]. Or, l’usage de la voiture électrique est amené à se démocratiser. Entre 40 et 70 millions de véhicules électriques circuleront dans le monde en 2025 selon l’Agence Internationale de l’Environnement, alors que seulement 2 millions d’exemplaires furent mis en circulation dans le monde en 2016[14]. Dès lors, une croissance de la production des terres rares entrainera logiquement une augmentation de la pollution résultant de leur production, et ce d’autant plus que le recyclage de ces matériaux est aujourd’hui difficile.
En effet, l’emploi des terres rares consiste à les faire entrer dans la composition d’autres matériaux, afin de « doper » leurs qualités. Aussi, toute solution de recyclage doit consister à élaborer un processus de « désalliage » afin de récupérer les terres rares, comme si un boulanger souhaitait séparer les ingrédients préalablement mélangés d’une boule de pâte à pain[15]. Seulement, un tel processus pouvant être dupliqué à grande échelle et à coût maîtrisé n’existe pas à l’heure actuelle. Les taux de recyclage identifiés par le journaliste Guillaume Pitron sont édifiants : 36 des 60 métaux rares ont un taux de recyclage inférieur à 10 %, voire compris entre 0 et 3 % pour certains d’entre eux, alors que ce taux est de 50 % pour l’or et l’argent[16]. Dès lors, le principal défi du recyclage est de parvenir à atteindre un taux de récupération le plus élevé possible afin de rendre cette option rentable. Mais le défi ne sera pas facile à atteindre, comme le montre les estimations du géologue Jean-François Labbé[17]. Si, entre l’an 2000 et 2047, la consommation d’un métal croît de 3% chaque année, la consommation aura été multipliée par quatre en 2047. À cette date, si le taux de recyclage de de métal est de 80 %, seuls 59,5 % seront issus d’un processus de recyclage, ce qui sera déjà énorme au vu des taux actuels de récupération. Mais la part de la consommation devant être pourvue par l’extraction minière restera toutefois de 40,5 %, ce qui est non négligeable. Et la mise au point de solutions de recyclage est également complexifiée par la miniaturisation des objets électroniques, car il suppose d’extraire d’infimes quantités de métaux rares, tels que les 0,2 gramme contenus dans l’Iphone 4S mentionné ci-dessus. De plus, sa mise au point est coûteuse, à une époque où le prix des terres rares extraites demeure faible ; 7,5 dollars pour un 1 kilogramme d’oxyde de terres rares en 2017[18]. Il est donc bien plus rentable et aisé pour un investisseur de s’approvisionner directement à la mine, en l’occurrence en Chine, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes.
« Le Moyen Orient a son pétrole, la Chine a ses terres rares ». Cette citation de Deng Xiaoping, président de la République Populaire de Chine entre 1978 et 1993, est révélatrice du monopole détenu par son pays dans le marché des terres rares. La Chine serait une « Opep à elle toute seule » selon Guillaume Pitron. En effet, 70 à 90 % de la production mondiale des terres rares est concentrée en Chine. Cette forte concentration s’explique par la décision des pays occidentaux de sous-traiter à la Chine l’extraction polluante de ces métaux si nécessaires à leurs économies. Or, ces métaux le sont également pour la croissance de l’économie chinoise, dont le plan « Made In China 2025 » vise à faire du pays une puissance leader dans le domaine des nouvelles technologies. Cet objectif est capital, car il conditionne en partie le maintien du contrat social passé entre le gouvernement autoritaire du PCC et la population chinoise : bénéficier de l’amélioration du niveau de vie grâce à la croissance de l’économie du pays. Alors que la progression du PIB chinois a atteint son plus bas niveau depuis 30 ans[19], atteindre cet objectif ne pourra se réaliser que grâce à des innovations technologiques consommatrices de terres rares. De plus, les scandales sanitaires causés par les multiples effets de la pollution en Chine accroissent le mécontentement de la population. Pour atténuer ces contestations pouvant fragiliser son pouvoir, le gouvernement a bien compris l’intérêt d’accélérer les mesures en faveur des énergies renouvelables, ce qui requiert des terres rares. Aujourd’hui, 60 % de la production mondiale de terres rares serait consommée en Chine[20]. Et les besoins de la deuxième économie mondiale pour ces métaux ne cessent de croître. C’est dans le but de préserver cette ressource que la Chine commença à émettre des quotas d’exportations sur les terres rares. En juillet 2010, un embargo limité à 30 000 tonnes fut imposé, et les taxes frappant l’exportation des terres rares passèrent de 10 à 25 %. Les prix augmentèrent alors de 500 % pour certains métaux. En 2011, le prix d’1 kilogramme de terres rares était de 270 dollars. L’Union Européenne, le Japon et les États-Unis, dépendants de la Chine pour cet approvisionnement stratégique, dénoncèrent cette mesure comme étant motivée par la volonté de préserver les champions industriels chinois, au détriment de leurs concurrents étrangers. Le contentieux fut porté devant l’OMC, qui cassa la mise en place de quotas dans son verdict du 26 mars 2014[21]. Même si la situation a retrouvé son cours normal depuis, ce différend a eu le mérite de mettre en lumière non seulement le rôle important de ces métaux, mais aussi l’inconfort stratégique d’une telle situation de dépendance à l’égard d’un tel pays. Car cette position de monopole pourrait engendrer des problèmes d’approvisionnements dans un contexte où les différends entre Pékin et les occidentaux sont de plus en plus nombreux. La Chine pourrait utiliser les terres rares comme un outil de pression au service de sa politique extérieure, notamment en cas de rapport de force avec ses voisins. C’est ce qu’aurait subi le Japon pendant l’automne 2010. Suite à l’arrestation d’un pêcheur chinois naviguant dans les eaux disputées de l’archipel Senkaku/Daoyu, les entreprises japonaises ont fait état de graves perturbations concernant l’approvisionnement en terres rares, pendant une durée d’un mois. Toutefois, il n’est pas avéré que cet embargo soit une réaction à l’emprisonnement d’un ressortissant chinois, étant donné qu’une partie importante de la production et de l’approvisionnement de ces métaux est clandestine, et que l’industrie chinoise dépend également du Japon pour la fourniture de certains composants industriels critiques[22]. Mais le doute se répandit néanmoins vis-à-vis de la stratégie chinoise d’exportation des terres rares, et de ses conséquences pour les économies des pays dépendants de la Chine.
La Chine aurait élaboré une stratégie mercantiliste de développement économique et industriel, grâce à son monopole de production des terres rares. Ces ressources sont essentielles pour les industries stratégiques engagées dans la transition écologique et numérique de nos économies. Mais l’accès à un marché de plus d’un milliards d’habitants consommant de plus en plus est tout aussi essentiel pour ces entreprises. Aussi, en échange de l’accès à ces métaux précieux, la Chine aurait imposé aux entreprises étrangères de partager leurs savoir-faire, par la création d’une joint-venture avec une entreprise chinoise, et de délocaliser leur centre de production sur son sol[23]. Pékin utiliserait son monopole des terres rares comme un moyen d’obtention des ressources technologiques nécessaires au développement de ses entreprises, par un chantage à l’accès à ses ressources stratégiques. Cette stratégie aurait déjà eu quelques victoires à son actif. Ainsi, l’expert Joël Ruet nous rapporte l’amère expérience de l’entreprise espagnole GAMESA. Acteur mondial dans le domaine de l’énergie éolienne, cette entreprise a besoin d’avoir accès aux terres rares pour pouvoir construire ses éoliennes. Chacun de ses engins renfermant plusieurs centaines de kg de ces métaux précieux, la société GAMESA s’est donc implantée en Chine en 2003, sous la condition de réaliser un transfert de technologie avec des entreprises chinoises. En 2005, bien que GAMESA détient 35 % du marché chinois, le gouvernement impose une loi de protection de son marché éolien. Désormais, 70 % des pièces utilisées dans des projets éoliens développés en Chine doivent être fabriqués en Chine, par des entreprises chinoises. Après avoir conquis 85 % du marché chinois dès 2008, les entreprises chinoises dominent désormais le marché mondial de l’éolien[24]. Le risque que la concurrence asiatique et occidentale soit tuée par l’irruption de ces entreprises libérées de la contrainte des quotas sur les terres rares est grand, d’autant plus que ces entreprises ont réduit les coûts de production grâce à la production massive de produits destinés au marché chinois. Demain, il ne sera pas impossible que cette dépendance vis-à-vis de la Chine à propos des terres rares soit étendue à d’autres domaines, tels que celui de la production de voiture électrique ou d’aimants. Aujourd’hui, la Chine produit 80 % des batteries produites dans le monde[25]. La métamorphose écologique de nos économies serait alors sous l’ombre d’une épée de Damoclès chinoise, avec toutes les conséquences économiques et sociales que cela impliquerait. Cette perspective ne serait pas improbable, car la Chine met la main sur les ressources en terres rares disponibles hors de son territoire, afin de consolider son monopole pour tuer toute filière d’extraction et d’affinage étrangère, tout en garantissant toujours plus de terres rares à ces entreprises en pleine croissance. Ainsi, la Chine a importé 41 400 tonnes d’oxyde de terres rares en en 2018, soit une augmentation de 167 % par rapport à 2017[26]. L’entreprise chinoise Shenghe Resources Holding Co Ltd a notamment pris une participation dans le projet d’extraction de terres rares de Kvanefjield, au Groenland, pour l’exportation et le traitement de terres rares en Chine[27]. Dès lors, il s’agit de soustraire le minerai du marché, et de le substituer in fine par la vente du produit fini Made in China. En ayant sous-traité l’extraction de métaux rares à la Chine, les pays occidentaux et asiatiques sous-traiteront demain la production des produits critiques à leurs économies. Car aujourd’hui, « nous mangeons dans la main des chinois » selon Guillaume Pitron à propos des terres rares, dont le commerce fut même exclu de la liste de marchandises chinoises sujettes à des taxes douanières par Donald Trump[28]. Pourtant, d’autres solutions méritent d’être explorées afin de nuancer cette dépendance.
Les entreprises et les États pourraient faire le choix de se consacrer à des projets d’extraction de terres rares situées hors de Chine. Comme énoncé plus haut, il est possible de trouver des terres rares sur toute la surface du globe. Le montant exact des réserves n’est pas connu, et d’importantes zones n’ont jamais fait l’objet d’exploration minière. Hormis pour les zones où des mines de charbon étaient exploitées, la France ne connaît pas son environnement géologique au-delà d’une profondeur de 100 mètres, alors que le contexte géologique de la Bretagne ou du Massif Central serait favorable à l’existence de gisements de terres rares[29]. Suite à l’imposition de quotas sur l’exportation de terres rares chinoises, un boom de l’investissement dans des projets de mines de terres rares situées hors de la Chine fut ainsi constaté par John Seaman[30]. Son étude révèle qu’entre 2010 et 2015, le niveau détectable de ressources en terres rares non chinoises a explosé. Alors qu’il n’était que de 16,5 millions de tonnes en 2010, le niveau était de 87,5 millions de tonnes en 2015. D’autres gisements ont ainsi pris de l’importance depuis le début des années 2010. L’Australie, qui ne produisait que 2500 tonnes de terres rares en 2015, en produit désormais plus de 20 000 tonnes en 2018 selon l’US Geological Survey, au moment où la part de la production chinoise passait de 90 % aux alentours des 75 %. Le Japon s’y est notamment implanté afin de diversifier ses approvisionnements. L’entreprise publique JOGMEC, chargée des ravitaillements de l’archipel en ressources naturelles, a acquis des participations dans des projets d’extraction de terres rares dans le monde. En Australie, l’entreprise a apporté 250 millions de dollars au capital de l’entreprise australienne Lynas en 2011, en échange de l’envoi de 8500 tonnes de terres rares chaque année au Japon pour une durée de 10 ans[31]. Ainsi, près d’un tiers des besoins de l’archipel en terres rares sont satisfaits par une mine située en Australie, proche partenaire du Japon et des États-Unis. D’autres gisements situés au fond des océans seraient également considérables, à l’instar de celui découvert par le Japon au fond de l’Océan Pacifique en 2018. Seize millions de tonnes de terres rares seraient disponibles dans ce potentiel gisement situé dans la ZEE de l’archipel, soit de quoi combler les besoins du pays pour plusieurs siècles[32]. Face à la croissance des besoins, les projets miniers devront se multiplier dans les années à venir, étant donné que l’option du recyclage n’apporte pas aujourd’hui les résultats nécessaires pour égaler le niveau et le faible coût de la production minière chinoise de terres rares.
Pourtant, ces projets d’extraction ne font pas l’unanimité, au vu des pollutions engendrées. Et dans un contexte où l’opinion publique mondiale est de plus en plus rétive aux grands projets industriels et miniers, comme l’ont montré les récentes contestations de la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, les États ne peuvent plus demeurer sourds aux préoccupations environnementales des populations. Dès lors, la réponse apportée à l’impératif de réduire la dépendance stratégique vis-à-vis de la Chine devra également prendre en considération l’impératif de promouvoir une extraction la plus respectueuse possible des hommes et de l’environnement. Car il semblerait douteux, voire hypocrite, pour nos sociétés de continuer à construire notre transition écologique sur l’extraction « sale » et opaque de métaux rares à l’étranger, dans des pays où le respect du cadre de vie des hommes et de la nature a été sacrifié pour la marche forcée vers le développement économique. C’est pour pallier à cette situation que le gouvernement français s’est ainsi lancé en 2015 dans le projet « Mine Responsable », dans le cadre de la Stratégie Nationale pour la Transition Écologique et le Développement Durable 2015-2020 [33].
Une certitude se dégage néanmoins. Limiter notre consommation de ressources naturelles tout comme améliorer nos procédés de production de ressources nécessitera un effort d’innovation technologique soutenu. Les efforts d’innovations de l’industrie automobile ont ainsi considérablement réduit la consommation de métaux rares de type « platinoïdes », nécessaires au catalyseur des voitures. Seulement 2 à 6 grammes sont nécessaires aujourd’hui selon Didier Julienne, contre 25 grammes auparavant[34]. Et la Renault Zoé a un moteur qui ne recourt pas à la consommation de terres rares[35]. L’innovation se constate également dans le domaine du recyclage. Ainsi, la start-up française AJELIS a remporté le « Concours Mondial Innovation 2030 » en 2015, grâce à son programme CYTER visant à développer une solution de recyclage des terres rares. Ce projet repose sur le développement de matériaux de récupération sélective, sous une forme fibreuse composée de molécules cages piégeant les atomes des terres rares[36]. Cet effort d’innovation pour l’émergence du recyclage des terres sera nécessaire pour faire face à la croissance des besoins, conjuguée à la croissance de la population mondiale. Car la quantité de terres rares disponibles grâce au recyclage serait considérable. La valeur cumulée en terres rares des 200 millions de smartphones usagés présents au Japon serait de 300 000 tonnes, selon Guillaume Pitron, soit de quoi alimenter le pays pour une décennie, tout en trouvant un débouché pour les amas de déchets électroniques. Ces décharges seront-elles demain des « mines urbaines » dédiées au recyclage des métaux rares ?
Les terres rares sont à la croisée des chemins de tous les défis actuels de notre Monde. L’enjeu de l’accès aux ressources n’a jamais été une question aussi importante, dans un contexte de raréfaction de ces ressources, en parallèle à une montée des tensions sur la scène internationale et à la poursuite des objectifs de croissance de tous les États de la planète. Même libéré du pétrole, le rapport de force pour l’accès aux ressources demeure tout aussi prégnant aujourd’hui qu’hier. Et à l’aune d’élections européennes jugées décisives pour l’avenir de l’Europe, cet enjeu nous oblige à y élaborer une réponse ambitieuse, étant donné de l’importance des terres rares pour la réussite de la transition de nos économies vers un modèle plus respectueux de l’environnement.
Louis OUVRY
[1] Voitures électriques, panneaux solaires, éoliennes : la face (très) sombre des énergies renouvelables, émission Les Matins, Guillaume Erner, France Culture, 27 avril 2018.
[2] Ibid. Guillaume Pitron est également l’auteur d’un ouvrage de référence sur ce sujet : La Guerre des Métaux Rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018.
[3] Chiffres de l’U.S. Geological Survey, Mineral Commodity Summary 2019.
[4] « Rare earths, a review of the landscape », Rajive Ganguli et Douglas R. Cook, MRS Energy & Sustainability, vol. 5, 26 juin 2018.
[5] La production mondiale d’acier a grimpé de 5,3% en 2017, l’Usine Nouvelle, 31/01/2018.
[6] L’appel de l’or, le nouvel eldorado des terres rares, émission Entendez-vous l’éco ?, Tiphaine de Rocquigny, France Culture, 6 décembre 2018.
[7] Un iPhone a été littéralement passé à la moulinette par des scientifiques !, Sciences Post, 31 Mars 2019.
[8] Sursaut sur le marché des Terres Rares en 2017, MinéralInfo, 20 octobre 2017.
[9] Smartphone pour tous, quel prix pour la planète?, émission Cultures Mondes, Florent Delorme, France Culture, 28 février 2019.
[10] En Chine, les terres rares tuent des villages, Cécile Bontron, Le Monde, 20 juillet 2012.
[11] La Chine et les terres rares, son rôle critique dans la nouvelle économie, John Seaman, Notes de l’IFRI, janvier 2019.
[12] Métaux rares (3/3) : la réouverture de mines en France est-elle envisageable ?, Giulietta Gamberini, La Tribune, 25 juillet 2018.
[13] From cobalt to tungsten: how electric cars and smartphones are sparking a new kind of gold rush, The Conversation, 1 août 2018.
[14] La transition énergétique face au défi des métaux critiques, Études de l’IFRI, Gilles Lepesant, janvier 2018.
[15] La Guerre des Métaux Rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Guillaume Pitron, Les Liens qui Libèrent, 2018. Extrait disponible ici.
[16] Ibid
[17] Jean-François Labbé, « Les limites physiques de la contribution du recyclage à l’approvisionnement en métaux », Annales des Mines – Responsabilité et environnement, 2016/2
[18] Étude de Rajive Ganguli et Douglas R. Cook susmentionnée.
[19] La croissance chinoise au plus bas depuis 30 ans, Frédéric Lemaître, Le Monde, 21 janvier 2019.
[20] Ibid
[21] Terres rares, l’OMC dénonce les quotas chinois, Le Monde, 26 mars 2014.
[22] Pour une analyse plus détaillée de cet épisode, lire l’analyse de John Seaman susmentionnée.
[23] Joel Ruet, « Un facteur déterminant de la géopolitique des matières premières : la stratégie industrielle de la Chine », Revue Annales des Mines – Responsabilité et Environnement, 2016.
[24] Éolien : les fabricants européens résisteront-ils au vent chinois ?, Frédéric Thérin, Le Point, 17 novembre 2017.
[25] Le juteux marché des batteries électriques, émission Secrets d’Infos, Jacques Monin, 7 octobre 2017.
[26] Reuters : China Becomes World’s Biggest Importer of Rare Earths, Adamas Intelligence, 14 mars 2019.
[27] New Chinese JV for rare earths minerals from Greenland, World Nuclear News, 23 janvier 2019.
[28] US spares rare earths in China trade war, Henry Sanderson, Financial Times, 18 septembre 2018.
[29] Le problème des métaux et terres rares, Didier Julienne, 4 avril 2019.
[30] Voir son étude susmentionnée.
[31] Lynas is a crucial piece of Japan’s rare earths puzzle, Beo Seo, Financial Review, 17 décembre 2018.
[32] Le Japon découvre un immense gisement de terres rares qui pourrait approvisionner le monde pendant des siècles, Brice Louvet, SciencePost, 17 avril 2018.
[33] Emmanuel Macron engage la démarche « Mine Responsable », MineralInfo, 28 mars 2015.
[34] Émission Le nouvel eldorado des terres rares préalablement citée.
[35] VOITURES ÉLECTRIQUES ET TERRES RARES*: QUI DIT VRAI ?, Auto-ies.com, 22 février 2018.
[36] Terres Rares, le nouvel or noir, émission de La Méthode Scientifique, Nicolas Martin, France Culture, 24 avril 2018. Le reportage dédié à AJELIS est disponible sur le site de l’émission.
Image de couverture : Wikimédia Commons
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