En 1979, la Communauté économique européenne ouvre la voie à la démocratisation et l’intégration des citoyens dans le processus de construction européenne en faisant du Parlement une institution élue au suffrage universel direct et proportionnel… Pourtant, en 2001, lors du sommet de Laeken, les chefs d’Etat et gouvernement européens déclarent que l’Union européenne souffre d’un « déficit démocratique », et les taux d’abstention aux élections européennes battent des records à chaque nouvelle élection. Comme l’affirme alors Erik O. Eriksen (1), un espace public européen serait-il irréalisable ?
Si l’Union européenne est souvent étudiée comme un chantier institutionnel permanent, cette dimension juridique ne doit pas masquer le fait qu’elle est aussi un processus socio-économique concret qui affecte la vie quotidienne des citoyens et des hommes politiques. Interroger l’existence, c’est-à-dire certes l’effectivité empirique mais également l’idée, les réflexions et les débats produits, d’un espace public européen invite donc à envisager l’aspect démocratique et inclusif de la construction européenne. Jürgen Habermas analyse l’espace public comme étant le fondement de la démocratie. Une telle acception de l’espace public renvoie, à travers le concept de « communauté politique », à celle d’un lien social qui ne se noue pas seulement dans des solidarités primaires internes à un groupe culturel, mais également dans des solidarités secondaires entre individus appartenant à des groupes culturels différents, qui échangent des arguments rationnels dans le but de parvenir à un consensus. L’espace public serait donc un espace de médiation entre l’Etat et la sphère privée, où les citoyens délibèrent publiquement des questions politiques.
L’espace public n’est pas une institution, mais un espace potentiel, ouvert à tous les acteurs, qui dépasse le triangle admis hommes politiques, observateurs (dont des journalistes), sondeurs, pour englober les actions collectives des citoyens regroupés ou non dans des structures publiques (ONG, associations, coordinations). Cependant, si cet espace est potentiellement ouvert à tous et se veut universel, il reste naturellement inégalitaire puisque tout le monde n’y accède pas et pas de la même manière.
Cette notion est traditionnellement associée à celle de l’Etat-nation. Ici, il s’agit d’interroger l’espace public associé à une entité transnationale : l’Union européenne. En effet, l’Europe est d’abord un espace géographique, mais qui s’est mué au XXe siècle en une association politico-économique de vingt-huit Etats qui délèguent ou transmettent via traité l’exercice de certaines compétences à des organes communautaires. L’Union européenne est donc un espace juridique et un espace économique en voie d’unification. Cependant, sa dimension transnationale en fait une entité unique et inédite, et l’existence d’un espace public politique se doit d’être interrogée. Pour Habermas, l’espace public européen serait bien effectif, comme lieu de délibération et d’intervention de multiples acteurs pour penser l’Europe. Néanmoins, Eric Maigret et Laurence Monnoyer-Smith pensent le concept d’espace public peu adapté à l’Union européenne et à un espace transnational et tentent de le dépasser pour construire une nouvelle approche de la façon dont se construit la légitimité européenne.
Ainsi, la Communauté économique européenne, est d’abord une construction venant des élites, institutionnelles, juridiques et économiques, qui n’intègre que très peu les citoyens des pays membres aux décisions. C’est en 1979 que l’histoire politique de la construction européenne se transforme lors des premières élections européennes, et la question d’un espace public européen commence alors réellement à se poser. Aujourd’hui, si le « déficit démocratique » est souvent pointé du doigt, l’Union européenne s’affirme comme un espace de débat où une multitude d’acteurs se confrontent et négocient. C’est pourquoi nous nous demanderons dans quelle mesure le concept « d’espace public européen » a évolué depuis le XXème pour tenter d’être effectif aujourd’hui dans un contexte transnational.
L’espace public européen n’a pas d’existence empirique car l’Europe politique se construit encore
La construction européenne s’inscrit dans un processus historique marqué par l’émergence de nouvelles formes de gouvernance globale. La perception du futur comme incertain et inconnu est donc au cœur du nouveau régime du « global-politique » et la construction européenne illustre cette incertitude et cet inachèvement structurel du processus, notamment de sa dimension politique. L’absence empirique d’un espace public européen est ainsi la manifestation de cette construction récente et encore inachevée.
En effet, la construction européenne a d’abord été un processus juridique et économique plus qu’une intégration politique. En 1957, le traité de Rome jette les bases de l’Union européenne actuelle, selon des termes d’abord juridiques, avec la création des institutions que l’on connait encore aujourd’hui (Conseil des ministres, Commission, Parlement, Cour de Justice), et économiques avec l’établissement du Marché commun. Cependant, l’intégration n’est pas encore politique et n’inclut pas les citoyens dans le processus. Selon la même logique, les traités fondateurs et réformes mis en place par la suite sont tous d’ordre économique et juridique, mais ne cherchent pas à faire émerger un espace politique public :
–1962 : la PAC pour augmenter la production agricole européenne
–1979 : le Système monétaire européen
–1986 : l’Acte unique européen, qui modifie le traité de Rome et prévoit la mise en œuvre d’un marché unique.
Cependant, la question de la démocratisation de l’Union européenne et de l’inclusion des citoyens au sein du processus de construction commence à être posée. L’année 1979 est à cet égard particulièrement fondatrice car elle voit le Parlement européen devenir la première et unique institution européenne élue au suffrage universel par les citoyens des Etats membres : la voie de la démocratisation et de la création d’un espace politique public est ouverte. Le traité de Maastricht de 1992 lance une nouvelle impulsion à la construction européenne, plus démocratique, en instituant notamment la citoyenneté européenne, étape cruciale pour la naissance symbolique d’une identité commune et la reconnaissance de droits démocratiques spécifiques. « Rapprocher l’Union européenne des citoyens » devient ainsi au début des années 2000 un crédo repris par tous les dirigeants européens, et fait partie des objectifs officiels de leurs politiques européennes. De même, le Sommet de Copenhague de 1993 qui fixe les critères d’évaluation des candidatures à un nouvel élargissement de l’Union européenne met en bonne place le respect des règles du jeu démocratique. Cette orientation continue durant les années 2000 : le traité de Lisbonne de 2007 donne un pouvoir aux Parlements nationaux sur le Parlement européen, et en 2014, les pays de l’Union européenne ont dû pour la première fois tenir compte du résultat des élections européennes pour proposer un candidat à la présidence de la Commission.
Pourtant, si cet objectif d’inclure les citoyens dans le processus de construction européenne et de créer un espace politique public fait l’objet d’un consensus théorique, il masque mal un réel malaise des élites et dirigeants européens lorsqu’il s’agit de leur donner un contenu pratique, et ne se traduit que très rarement de manière convaincante dans le comportement et les projets européens des leaders politiques. B. Nivet parle ainsi des années 1990 comme « une décennie inachevée » sur le plan de la construction européenne, celle-ci n’étant pas encore parvenu à se muer en un processus d’intégration politique. Le taux global d’abstention aux élections pour le Parlement européen qui augmente de 7,4% durant la période en est la preuve tangible. Aujourd’hui, la crise économique et institutionnelle à laquelle est confrontée l’Union européenne semble la plonger dans un immobilisme de fortune et la condamner au désaveu généralisé, confirmé par les résultats des élections européennes de mai 2014.
Ainsi, l’Union européenne est un espace juridique, un espace économique unifié, mais ce n’est pas encore un espace public politique, et elle semble aujourd’hui être en panne de projet politique fort et unificateur, incluant les citoyens, leur permettant de s’intégrer dans les débats et les lieux de délibération.
L’Europe manque de cadres empiriques rendant possible l’affirmation d’un espace public
L’Europe a d’abord été construite dans un but commun de paix après un siècle de déchirements internes et par le biais premier de l’économie. La question d’un approfondissement politique est apparue dès le début comme secondaire. Pourtant l’Europe s’est, au cours de son histoire, dotée d’institutions qui en font une entité politique inachevée, toujours en construction. Il s’agit ici de schématiser les critiques qui lui sont adressées (tant institutionnelles qu’identitaires) pour comprendre ses difficultés à élaborer un espace public.
Un des reproches souvent adressé à l’égard des institutions (tant à la Commission qu’à la Banque centrale, qu’au Conseil de l’Europe confondu avec le Conseil européen ou qu’au Parlement) est celui de leur caractère trop technocrate, inaudible car trop éloigné des problèmes du peuple compris comme l’ensemble des citoyens européens.
–Le Parlement européen (1979) est supposé répondre aux exigences de représentativité qu’exige toute démocratie moderne. En effet, il est la seule institution dont les députés sont élus tous les cinq ans au suffrage universel direct. Cependant, l’extrême complexité de son fonctionnement, son administration pléthorique et bureaucratique noient sa fonction principale de représentativité de même qu’à ce jour, ce sont encore les législations nationales de chaque État membre qui déterminent les modes de scrutin, les circonscriptions etc.
–Ainsi de la Banque centrale, indépendante des Etats, ce qui a pour corollaire une incompréhension du peuple quant à ses décisions en matière d’austérité par exemple. Cela a été visible récemment avec le cas de la Grèce. La Banque centrale est alors parue insensible aux préoccupations des peuples européens qui souffrent des graves difficultés sociales liées au chômage élevé en Europe.
–Ainsi encore de la Commission jugée insuffisamment transparente dans ses prises de décisions (comme c’est le cas dans les négociations du traité transatlantique par exemple).
Une autre problématique qui éloigne encore un peu plus l’Europe du peuple et donc de l’émergence d’un espace public européen, est la question des élites. En effet, ce sont elles qui ont œuvré durant le XIXème siècle pour qu’une entité transnationale soit mise en place afin de favoriser échanges et transferts économiques et financiers. Ce sont également elles qui sont à l’origine des textes produits et en 2005 l’échec du traité de Lisbonne peut s’expliquer en partie par l’extrême complexité de ses articles. Enfin, les institutions européennes regroupent aujourd’hui quelques 100 000 hauts fonctionnaires vus comme déconnectés du reste de l’Europe selon Léa Lemaire (2).
De plus, selon Jürgen Habermas, un espace public ne peut se construire sans une identité commune. Dans un cadre national cela ne semble pas poser de difficultés mais en ce qui concerne le cadre européen, transnational, l’identité commune se fait rare. Cela peut s’expliquer par différents facteurs.
Ainsi, la question de la citoyenneté européenne est complexe. En effet, un citoyen est originellement celui qui a le droit de cité, il revêt donc une connotation politique nationale. Aujourd’hui, selon le Larousse, le citoyen est une « personne jouissant, dans l’État dont il relève, des droits civils et politiques, et notamment du droit de vote (par opposition aux étrangers) ». Il s’entend encore dans une appellation nationale. À l’échelle européenne ce terme est défini par le traité de Maastricht de 1992 : « Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre ». Elle est réaffirmée à l’Article 20 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et à l’Article 9 du traité sur l’Union européenne. Sans remplacer la citoyenneté nationale, la citoyenneté européenne la complète et confère au citoyen un certain nombre de prérogatives comme le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et au Parlement européen. Etre citoyen européen c’est donc appartenir à une communauté transnationale que l’histoire a longtemps interdite. Les différents traités traduisent une volonté de définir une identité qui procure un sentiment d’appartenance à la nouvelle entité. Néanmoins, selon Éric Maigret on assiste à une « dépréciation de la dimension participative de la citoyenneté » qui en fait une citoyenneté plus de représentation que de participation. En effet, selon l’auteur le traité de Maastricht, dans sa définition même de la citoyenneté et dans les prérogatives qu’il leur confère, déprécie l’idée de la création d’une « citoyenneté européenne » et a fortiori d’une identité commune.
Aussi, une autre question doit être posée, celle de sa légitimité et de sa reconnaissance. En effet, l’Europe unie est d’abord née comme une entité économique, une construction dans laquelle le citoyen était accessoire. Ainsi pour Dolores Rubio Garcia il est possible de « douter de la capacité de l’Europe à construire un imaginaire collectif et une identité commune, dans la mesure où elle n’est ni un espace ni un territoire identifiable ». Pour l’auteur, l’un des principaux obstacles à l’émergence d’une identité européenne est le fait qu’un « sentiment d’identité se fonde principalement sur des critères d’appartenance nationale et non sur la reconnaissance des réalités démographiques de l’Europe ». Autrement dit, la citoyenneté européenne garantie par les traités ne peut être effective si elle n’est pas acceptée et ingérée par l’ensemble desdits citoyens à une échelle transnationale. Or, ces derniers se sentent encore plus nationaux (français, espagnol, letton) qu’européen. Cela se traduit notamment dans les forts taux d’abstention lors des élections européennes. On peut d’ailleurs noter une évolution depuis 1979 avec 63 % de taux de participation moyen sur l’ensemble des pays membres soit « seulement » 37% d’abstention, contre 45,6 % (43,1 % en France) en 2004 pour atteindre 57.46% d’abstention en 2014 pour l’ensemble des États membres. Cela traduit à la fois un échec de la communication de l’Union européenne et un désintérêt croissant pour des réalités qui semblent de plus en plus lointaines.
Avec de tels éléments il ne parait pas possible de construire un espace public européen effectif dans la mesure où les citoyens européen n’ont pas l’envie, (ni la possibilité ?) de se saisir de l’existant. Par ailleurs, les citoyens ne sont que peu consultés. En effet, avant l’intégration d’un nouvel Etat-membre un référendum peut être organisé à l’intérieur de l’État candidat pour savoir si sa population accepte ou non cette entrée. À l’inverse, les Etats déjà membres n’ont pas voix au chapitre. C’est notamment ce que « dénoncent » Pierre Verluise et Gérard-François Dumont en en faisant une cause de « l’hiver politique » compris comme l’absence d’avancées dans ce domaine en Europe. L’espace public politique comme lieu de délibération (Habermas) peine à émerger du fait d’institutions complexes qui désintéressent les citoyens, eux même plus nationaux qu’européens et du fait d’absence de volontarisme politique de la part des Etats membres.
Cependant ce concept tend à devenir réel
Si l’Union européenne ne possède pas empiriquement d’espace public, plusieurs faits poussent néanmoins à l’envisager. Tout d’abord, des penseurs comme des acteurs politiques européens font référence à ce concept, que ce soit dans leurs travaux de recherche, leurs discours ou leurs décisions. Dans un premier temps des chercheurs, dont J. Habermas s’est érigé en chef de file, ont tenté de théoriser l’espace public européen, d’en étudier les spécificités et la façon dont il peut se déployer à une échelle non plus nationale mais transnationale. En interrogeant ce concept et en tentant de cerner ses conditions d’effectivité, les chercheurs créent une normativité et lui donnent alors une réalité. C’est ainsi que lorsque Jürgen Habermas en 1989 définit les conditions d’effectivité de l’espace public européen (un « espace où les gens se réunissent en tant que citoyens et articulent leurs points de vue autonomes en vue d’influencer les institutions politiques »), il le fait advenir, lui apporte une réalité, une existence au-delà du théorique. De même, l’ambition de rapprocher l’Union européenne des citoyens, en devenant un leitmotiv pour tous les acteurs politiques européens, porte le concept d’espace public au-devant des débats et le fait apparaître comme une norme, une réalité à atteindre.
Ce concept d‘espace public européen n’est pas simplement pensé ou envisagé par les acteurs européens, mais il guide de façon concrète leurs actions, et les pousse à agir en conséquence. En témoigne par exemple la Conférence des représentants des gouvernements des Etats membres à Bruxelles du 14 février 2000, qui affirme alinéa 6 : « La Conférence reconnaît la nécessité d’améliorer et d’assurer en permanence la légitimité démocratique et la transparence de l’Union et de ses institutions, afin de les rapprocher des citoyens des Etats membres » : une Convention placée sous la présidence de V. Giscard-d’Estaing est ainsi conçue pour apporter un début de solution à ce déficit enfin admis. En juillet 2001, la Commission européenne publie son « Livre blanc sur la gouvernance européenne » et cherche à instaurer un dialogue européen en s’appuyant sur trois éléments : les nouvelles technologies d‘information et de communication (par exemple le serveur internet Europa, ou la chaîne télévisuelle Euronews), en renforçant des liens avec les députés nationaux et européens, et en établissant un dialogue institutionnalisé entre les institutions européennes et les organisations de la société civile organisées au niveau européen. La réforme de la Commission européenne de 2008 va également dans ce sens : l’objectif est que dès le stade le plus précoce de la décision, un débat public soit encouragé, en donnant aux parties intéressées des possibilités de faire connaître leur opinion. Elle publie également des « livres verts », afin de rendre publics ses choix.
Enfin, si l’Union européenne ne possède pas un espace public européen large et populaire, il existe des espaces publics européens plus ou moins sectoriels et dépendants des institutions, où des acteurs se rencontrent et peuvent débattre de questions européennes. Le Parlement est le lieu principal de débat et de prise de décision entre députés européens élus au suffrage universel, représentants de l’ensemble des citoyens européens. Autre lieu de confrontation des acteurs et des idées, les plateformes européennes associatives, dont par exemple le Civil Society Europe qui a contribué à animer l’Année européenne dédiée à la Citoyenneté de 2013 par la Commission européenne. Nous pouvons également envisager les colloques académiques parrainés par la Commission ou le Parlement comme des lieux de rencontre et de délibération au sein desquels se constitue un espace public européen. Par exemple, la Commission a soutenu le « Congrès de l’Europe », manifestation organisée par le Mouvement européen qui a réuni, en 1998, plus de deux milles militants européens à la Haye. Enfin, des réseaux institutionnels contribuent à faire descendre l’information européenne et à remonter un certain nombre de données : 3 grands centres d’information en Europe (Paris, Lisbonne, Rome), 65 Infos Points Europe à destination du grand public, 550 centres de documentation européenne à l’usage des étudiants et chercheurs. Ces réseaux diffusent des brochures, dépliants, cartes, livres, publiés par l’Office des publications européennes du Luxembourg et permettent ainsi de porter l’information aux citoyens. Il ne faut cependant pas oublier que ces lieux de rencontre et de débats restent limités et fréquentés presqu’exclusivement par des élites très européanisées.
L’espace public européen est donc pensé, théorisé, et guide les décisions des acteurs européens. Le Parlement européen, dans sa « Résolution sur la participation des citoyens et des acteurs sociaux aux systèmes institutionnels de l’Union européenne » cherche à combler le déficit politique de l’Europe, non pas en renforçant le contrôle direct des citoyens sur les instances communautaires, mais en favorisant un dialogue avec les organisations intermédiaires : syndicats, associations, ONG, médias : ces organisations de la société civile deviennent des médiateurs entre l’Europe et les instances européennes et participent à l’émergence d’un espace public européen particulier.
Une participation concrète ?
Si l’espace public européen n’a pas d’existence empirique propre car ses institutions représentatives (ainsi du Parlement) n’ont pas de vocation universelle, il peut néanmoins être présent sous d’autres formes et au niveau sectoriel. Plusieurs acteurs (ONG etc.) tendent à le rendre concret en détournant les voies classiques de son existence et permettent aux citoyens de faire entendre leur voix.
En la matière il convient tout d’abord de revenir sur le rôle décisif des principaux concernés. Les citoyens sont les premiers acteurs de la formation d’un espace public européen par le biais des actions collectives. A cet égard nous pouvons souligner les manifestations qu’il peut organiser comme ce fut le cas le 4 avril 2014 par le Syndicat Euro-Manifestation à Bruxelles pour l’investissement et l’emploi de qualité ; par le biais des grèves comme en juin 2014 avec la grève dite des taxis européens ; par la voie des pétitions (ainsi de la Pétition n° 0007/2015, présentée par Krzysztof Bańka, de nationalité polonaise, sur la possibilité de mettre en place un projet de plantation d’arbres ou de la Pétition n° 2397/2014, présentée par Oronzo Danese, de nationalité italienne, sur des observations personnelles concernant l’euro) ou encore en participant plus directement à la vie de Bruxelles par le biais des VIE par exemple. Les actions collectives sont donc un moyen pour les citoyens de se saisir autrement de l’espace public. Evidemment tous ces exemples restent marginaux et n’ont à ce jour eu que peu de résultats.
Il est ensuite possible d’évoquer les ONG et notamment celles à vocation sociales. L’ONG est ici comprise comme l’ensemble des actions collectives des citoyens regroupés ou non dans des formes organisationnelles. Elle est un lieu de participation des citoyens à la vie publique européenne au même titre que le parlement permet d’exprimer sa voie politique. Son action vise simplement à pallier les manquements des institutions ou à les critiquer. Ainsi pour Dominique Wolton la communication politique « est vecteur du débat démocratique ». Dès lors les associations ou les ONG, par leurs critiques publiques, sont des animateurs de l’espace public européen. C’est en tout cas ce qu’affirme Eric Dacheux. Ces ONG mènent des débats européens sur des questions européennes via leurs plates-formes européennes (ainsi des ONG sociales par exemple). A cet égard, les différents organes de l’Union européenne développent des contacts étroits avec différentes ONG. Ceci est notamment visible dans « La convention des organisations de la société civile » élaborée en octobre 1999 par le Comité Économique et Social. En somme, Les ONG en Europe participent de « l’européanisation » de la société civile et contribue à la viabilité d’un espace public européen en encourageant le rôle de la société civile dans la gouvernance européenne.
Il est ensuite possible de parler du rôle des lobbies. Si leur définition en France est plutôt teintée négativement (idées de clientélisme, du marchandage des intérêts) il n’en va pas de même en Grande-Bretagne où ils jouent un rôle conséquent dans les grandes décisions politiques. Ces groupes d’intérêt peuvent être considérés comme des représentants de la société civile européenne, ils participent à la vie de la « Polis », de la cité et permettent cet espace public transnational. Les lobbies ont été présents dès le début de la construction européenne, dans les années 60 (intérêts purement industriels et agricoles). En 1992 ce sont environs 3000 groupes d’intérêt employant jusqu’à 10 000 personnes qui font du lobbying à Bruxelles. Depuis la fin des années 1990, Bruxelles est même qualifié de « lobbyland » en ce sens que 15 000 lobbyistes seraient présents .et auraient un large poids dans les processus décisionnels selon notamment les députés européens Gilles Luneau et José Bové (3).
Enfin il convient de voir le rôle des médias dans la construction d’un espace public européen. Il existe des médias binationaux (ainsi de la chaîne de télévisons franco-allemande, Arte par exemple) mais il n’existe pas de média paneuropéen vraiment démocratisé au sens de popularisé et ce qui aurait pour corollaire l’absence d’un espace public européen. Aussi, l’idée de cet espace qui passerait par les canaux de communication médiatiques peut sembler limitée. Néanmoins, il existe des médias internationaux couvrant le territoire européen et dont certains sont créés et/ou financés pour promouvoir la citoyenneté européenne (ainsi de CaféBable ou encore d’Euronews).
Enfin, dans les années 1990, Jürgen Habermas a redéfinit l’espace public comme un « Espace politique qui permet aux citoyens de prendre des positions en même temps, sur les mêmes sujets, avec la même pertinence ». Dès lors, avec cette définition plus large il est possible d’intégrer internet et les réseaux sociaux comme vecteurs du débat européen. En la matière, certains chercheurs comme Renée van Os & Nicholas W. Jankowski dans « An online European public sphere? » voient la possibilité de l’émergence d’un e-espace public européen avec internet. Selon Matthew Lowry, des débats se tiennent quotidiennement sur les réseaux sociaux pour discuter, critiquer l’Europe et le projet européen. On retrouve ainsi différents groupes sur Facebook comme « la communauté européenne du stage », qui permet à des jeunes de tout Etat membres de proposer des stages dans l’UE, ou encore l’ « European Forum for Restorative Justice ».
Ainsi l’espace public européen tend à émerger doucement par des voies non conventionnelles au sens de non institutionnelles.
En somme il apparait que la thèse d’Éric Dacheux soit vérifiable : « si l’espace public européen n’est pas une réaliste empirique, c’est un concept qui produit des effets de réalité puissants dans le mesure où des chercheurs tentent de cerner ses conditions d’effectivité ». Il n’y a donc pas à l’échelon européen l’équivalent de l’espace public national. L’Union européenne est un espace juridique, économique en voie d’unification, ce n’est pas encore un espace public politique. De la même manière, pour Claude Lefort, il s’agit d’un espace ouvert, mais inégalitaire car tout le monde n’y accède pas ou pas de la même manière. Enfin, selon la Fondation Robert Schuman, « la mise en place d’une démocratie à une échelle supranationale ne suppose pas seulement une réforme des institutions de l’UE et de leur fonctionnement dans le sens d’une plus grande efficacité et transparence, mais également la constitution d’un ‘peuple européen’ » ». Cela ne peut donc passer que par un approfondissement politique.
Ninon Avezou
Axelle du Puy de Goyne
(1) Professeur de Sciences politiques et directeur d’ARENA – centre d’études européennes à Oslo
(2) Léa Lemaire Le champs de l’eurocratie : une sociologie politique du personnel de l’UE, L’Harmatan, 2013.
(3) Gilles Luneau et José Bové, Hold up à Bruxelles : Les lobbies au cœur de l’Europe, La découverte, 2014
Bibliographie
Ouvrages
Heinrich Best, György Lengyel, and Luca Verzichelli, The Europe of Elites: A Study into the Europeanness of Europe’s Political and Economic Elites, Oxford, 2012.
Sous la direction d’Eric Dacheux, L’Europe qui se construit, Réflexions sur l’espace public européen, Publications de l’Université de Saint-Etienne, collection Europe, 2004
Jürgen Habermas, Droit et démocratie, Gallimard, 1997
Jürgen Habermas, Nouvelle préface à l’Espace public, Payot, 1990
Pierre Verluise & Gérard-François Dumont, « Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural », PUF, 2015.
Thomas Banchoff, Legitimacy and the European Union. The contested policy, Routledge, 1999
Articles
Sidney Tarrow, « La contestation transnationale », Cultures & Conflits [En ligne], 38-39 | été-automne 2000.
Jürgen Habermas, « L’espace public », 30 ans après. In: Quaderni, n°18, Automne 1992. Les espaces publics. pp. 161-191.
Eric Dacheux, «Nouvelle approche de l’espace public européen», Questions de communication, 14 | 2008.
Pierre Brechon, « Existe-t-il une opinion publique européenne ? », Intervention dans le cours de master de François Foret, « Identités et espaces publics en Europe ».
Andy Smith, « L’espace public européen : une vue (trop) aérienne ». In: Critique internationale, vol. 2. 1999. pp. 169-180.
Dolorès Rubio Garcia, « les enjeux de l’identité européennes », In : La revue nouvelle, mai 2007.
Nicolas Levrat, « La construction européenne est-elle démocratique ? », La documentation française, 2012.
Adrienne Héritier « Elements of Democratic Legitimation in Europe : an Alternative Perspective », Journal of European Public Policy, 6/2
Rahn W. Rudolph “National identity and the Future of Democracy”, Benett and Entman eds 2001 Mediated Politics: Communication in the Future of Democracy, Cambridge University Press 2001
Dominique Wolton, “Les contradictions de l’espace public médiatique”, Hermès, n°10 1991
Médias
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http://www.robert-schuman.eu/fr/syntheses/0140-enjeux-et-impact-du-lobbying-aupres-des-institutions-communautaires: Sur le rôle des lobbies dans la construction européenne
http://www.lemonde.fr/europeennes-2014/article/2014/05/07/bruxelles-les-lobbies-a-la-man-uvre_4412747_4350146.html: Sur le rôle des lobbies dans la construction européenne
http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/05/08/c-est-quoi-etre-citoyen-europeen_3173657_3214.html
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV%3Aa12000
www.columbia.edu/hauben/netbook/ : Hauben M. The Netizens and the Wondeerful World of the Net, 1996
http://www.diploweb.com/forum/verluise10.htm: L’Union européenne, une démocratie paradoxale, par Pierre Verluise
http://ec.europa.eu/priorities/democratic-change_fr : Site de la Commission européenne, sur le « Changement démocratique : rendre l’Union européenne plus démocratique »
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