L’intervention saoudienne au Yémen

L’intervention saoudienne au Yémen

Le 14 septembre 2019, deux sites pétroliers de la compagnie saoudienne Aramco sont pris pour cible par des missiles tirés par des rebelles Houthis depuis le Yémen. Cette attaque fait l’objet d’une large couverture médiatique à travers le monde pour deux raisons : d’abord parce que ces frappes ont réduit la production pétrolière mondiale de 5 % ; en outre parce que les combattants yéménites sont parvenus pour la première fois à riposter de façon décisive contre l’intervention saoudienne coalisée au Yémen depuis 2015. 

En effet depuis 2014, le Yémen est déchiré par une guerre civile qui divise le pays entre les rebelles Houthis, alliés de circonstance aux forces fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, et le président élu démocratiquement Abrabbo Mansour Hadi. Ce dernier, forcé de prendre la fuite en 2015, s’est réfugié à Riyad pour y lancer un appel à la communauté internationale afin de recouvrer son autorité. C’est dans ce cadre qu’une coalition implicitement approuvée par l’ONU s’est mise en place, menée par l’Arabie Saoudite et regroupant plusieurs pays de la région (Bahreïn, Jordanie, Koweït, Soudan, Maroc etc.). Bien que cette première opération nommée « Tempête décisive » ait rapidement pris fin pour être remplacée la même année par l’opération « Restaurer l’espoir », les conséquences humanitaires de l’intervention saoudienne ont été désastreuses pour le pays, à tel point que les Nations Unies qualifient la situation actuelle au Yémen de « pire crise humanitaire du siècle ». 

Mais à présent que les rebelles Houthis sont capables de frapper en plein cœur l’Arabie Saoudite, les conditions de l’intervention saoudienne au Yémen pourraient-elles changer ?  En y ajoutant la durée d’un conflit qui semble sans fin et le désastre diplomatique du meurtre du journaliste Al Khashoggi, serait-il temps pour le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (MBS) de revoir sa position dans la région ? L’action extérieure de son pays depuis presque 10 ans s’inscrit-elle dans une tactique cohérente sur le long terme ou relève-t-elle d’un enchaînement d’erreurs stratégiques qui viennent aujourd’hui questionner l’avenir diplomatique du pays wahhabite ? 

Un contexte régional sous tension

Pour répondre à ces interrogations, il est nécessaire de tout d’abord présenter le contexte géopolitique de la région, en analysant notamment les raisons de la guerre civile yéménite puis la position qu’occupe l’Arabie Saoudite dans son espace régional. Pour comprendre la guerre civile yéménite actuelle, il faut expliquer ce qu’est le zaïdisme : il s’agit d’une branche minoritaire de l’islam chiite (le chiisme étant lui-même minoritaire numériquement par rapport au sunnisme) dont la grande majorité des partisans se trouve au sein de la population yéménite. Les rebelles Houthis constituent la branche armée de ce courant de pensée politico-religieux, qui est née dans les années 1990 peu après l’unification du Yémen. En effet, une partie de la population s’est sentie marginalisée par le pouvoir en place, ce qui a donné lieu à la création d’un mouvement de contestation par Hussein Badreddine al-Houthi. Celui-ci réclamait alors le retour de l’autonomie dont jouissait la partie Nord-Ouest du pays jusqu’en 1962. 

L’insurrection houthiste au Yémen débute réellement en 2004 lors de la guerre du Saʿada avec l’arrestation ou le meurtre de plusieurs chefs Houthis par les forces gouvernementales. Débutent alors des épisodes de violences rythmés par quelques périodes d’amélioration des relations entre les belligérants, jusqu’à ce qu’en 2011 le souffle du printemps arabe renverse le président Ali Adballah Saleh au profit de son vice-président Abdrabbo Mansour Hadi. Ce dernier, bien que seul et unique candidat à l’élection présidentielle l’année suivante, est élu démocratiquement par 65% de la population. Cependant, les Houthis s’estiment toujours de plus en plus marginalisés, d’autant plus que deux de leurs représentants au sein du Conseil de Transition National ont été assassinés et qu’ils contestent la suppression des subventions sur le pétrole et le carburant qui leur sont vitales. Ils décident alors de s’allier avec les forces restées fidèles à l’ancien président Saleh (qu’ils combattaient pourtant jusque la) et parviennent ainsi à obliger le président Hadi à prendre la fuite hors du pays. C’est depuis l’Arabie Saoudite qu’il lance un appel à la communauté nationale pour l’aider à recouvrer son pouvoir légitime au Yémen. 

L’Arabie Saoudite constitue le poids lourd sunnite de la région. Ses principaux adversaires sont Isräel et l’Iran : le premier est combattu en raison de son implantation jugée illégitime en terre sainte tandis que le second représente le cœur de la menace chiite au Moyen-Orient. L’Arabie Saoudite réussit l’exploit d’être un allié de longue date des Etats-Unis qui se présentent comme de farouches promoteurs de la démocratie et des droits de l’homme, alors même qu’Amnesty International dénonce régulièrement le non-respect des droits humains par l’Etat saoudien. L’allié occidental est néanmoins enclin à fermer les yeux sur ces détails tant que le nerf de la guerre n’en pâtit pas : le pétrole. Une des autres notions qui guident la diplomatie saoudienne est son combat contre ce que le roi Abdallah de Jordanie a baptisé « l’arc chiite », à savoir l’encerclement des pays sunnites du golfe par des pays chiites qui leur seraient par essence hostiles. Notons également que depuis la montée en puissance du prince héritier Mohammed Ben Salmane en 2015, l’Arabie saoudite entretient une relation conflictuelle avec le Qatar, qui contraste avec la relation privilégiée vécue avec les Emirats Arabes Unis (même si cette dernière pâtit depuis quelques mois des combats dans la ville d’Aden entre les forces fidèles au président Hadi soutenues par l’Arabie Saoudite et le Conseil de Transition du Sud appuyé par les EAU). 

Une intervention d’apparence légitime

Après un véritable coup d’Etat de la part des rebelles houthis, le président Abdrabbo Mansour Hadi a donc été forcé de fuir le pays puis de lancer un appel à l’aide le 21 mars 2015 à la communauté internationale, en s’adressant particulièrement au Conseil de Coopération du Golfe (CCG) et à l’Organisation des Nations Unies. Cette dernière a confirmé quelques jours plus tard son soutien au président légitime, réaffirmé son engagement en faveur de l’unité et de la souveraineté et appelé tous les acteurs de cette crise à s’abstenir de toute action qui nuirait à la légitimité du président exilé. Pour leur part, le CCG et plusieurs pays arabes ont décidé de lancer le 25 mars l’opération « Tempête décisive » dirigée par l’Arabie Saoudite consistant à combattre les forces houthies au moyen de frappes aériennes contre leurs sites stratégiques.

Un mois plus tard, la coalition considère que les infrastructures militaires houthies ont suffisamment été endommagées et décide de mettre en place l’opération « Restaurer l’espoir ». L’objectif est alors multiple : pousser encore plus loin la lutte contre l’emprise des Houthis sur le Yémen, apporter une protection à la population yéménite, secourir les blessés civils et mettre en place un embargo de manière à affaiblir les forces rebelles. Alors que les dirigeants iraniens saluaient eux-mêmes la décision de la coalition de mettre fin aux frappes aériennes, il s’est rapidement avéré que le changement de sémantique ne faisait que couvrir au contraire une intensification des moyens mis en place dans un seul et même but : écraser les Houthis. Néanmoins, même si la coalition arabe menée par Riyad peut se glorifier de quelques avancées significatives telles que la reconquête du port d’Aden en 2015 ou encore la véritable mise en déroute d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), il n’en reste pas moins que les Houthis continuent de résister et contrôlent toujours une partie importante de l’œkoumène yéménite. 

Officiellement, l’Arabie Saoudite ne fait que répondre au légitime appel d’un président élu au suffrage universel qui a été forcé de fuir son pays et qui cherche à retrouver le pouvoir. En ce sens, la coalition mise en place par le royaume saoudien ne chercherait qu’à faire respecter le droit des peuples à l’autodétermination, et elle souhaiterait assurer la sécurité du peuple yéménite face aux Houthis et aux islamistes menaçant la stabilité de la région. C’est pourquoi l’opération « Restaurer l’espoir » est présentée comme étant centrée autour de « la sécurité, [du] contre-terrorisme et [de] la recherche d’une solution politique ». Toutefois, cette coalition est le fruit de l’impulsion et de décisions quasiment exclusivement saoudiennes et il est intéressant de remarquer à quel point la volonté commune de faire respecter les principes démocratiques correspond aux propres ambitions saoudiennes.   

En effet, l’intervention saoudienne au Yémen répond à plusieurs logiques officieuses. Tout d’abord, depuis son enrichissement et l’accroissement de ses moyens militaires sans commune mesure avec ses proches voisins, l’Arabie Saoudite a assumé une position d’acteur dominant dans la géopolitique des pays du Golfe, sans la consultation duquel aucune décision ne saurait être prise. Il était alors naturel que ce soit sous son impulsion que la coalition se forme. Cela est d’autant plus compréhensible que l’année même de la mise en place de cette coalition, Mohammed Ben Salmane était nommé Prince héritier et Ministre de la défense de l’Arabie Saoudite, et c’est dans l’élan de cette nomination que l’Arabie Saoudite a rompu avec la traditionnelle prudence caractérisant la politique extérieure saoudienne pour embrasser la fougue nouvelle du jeune prince héritier. Mais au-delà du rôle traditionnel de l’Arabie Saoudite dans la région et de la vigueur impulsée par MBS, le motif principal de l’engagement du géant sunnite au Yémen est sa lutte contre ce qu’il considère être la menace chiite. Celle-ci se déploierait depuis le Liban jusqu’au Yémen en passant par la figure principale que représenterait l’Iran. A ce titre, l’Arabie Saoudite ne ferait que lutter contre la menace chiite présente à ses frontières, en la présence des rebelles Houthis bénéficiant de l’appui de la Némésis iranienne.  

Vers une redéfinition de la position saoudienne ?

Au cours de ce conflit qui est rapidement devenu une lutte par procuration entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, cette dernière a progressivement dû constater le relatif échec de son implication au Yémen. Tout d’abord, « quand Mohammed Ben Salmane a débuté cette guerre comme ministre de la Défense, il pensait qu’elle se réglerait en quelques semaines. Elle dure depuis [quatre ans] » explique François Frison-Roche, chercheur au CNRS. Même si l’opération « Restaurer l’espoir » inclut des objectifs sur le long terme tels que le rétablissement de la sécurité et la lutte contre le terrorisme au sud du Yémen, l’ambition principale est d’écraser rapidement la menace Houthis. Quatre ans plus tard, ces derniers parviennent à frapper l’Arabie Saoudite en plein cœur en détruisant des sites pétroliers au moyen de drones explosifs. Cette attaque a eu de lourdes conséquences : on estime un manque à gagner de 2 milliards de $ pour ARAMCO et donc pour l’Arabie Saoudite, une hausse du prix du pétrole à l’international de 5 % mais, plus important encore, que les Houthis sont toujours bien présents dans la lutte au Yémen et qu’ils se sont même renforcés au point d’être capables de riposter. 

A cette véritable menace pour l’Arabie Saoudite vient s’ajouter un climat international de plus en plus délétère par rapport à son engagement au Yémen. L’embargo maritime que le royaume a mis en place a provoqué au Yémen ce que l’ONU considère comme la pire crise humanitaire au monde. « On estime que 80% de la population, soit 24 millions de personnes, ont besoin d’une forme d’aide humanitaire ou de protection, dont 14,3 millions de manière urgente » déclare le Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU. De plus, si dans un premier temps la coalition estimait s’inscrire dans le droit international, dans la mesure où l’ONU avait approuvé l’appel du président Hadi, elle est aujourd’hui sous le feu des critiques en raison des nombreux bombardements sur des cibles civiles. Les organisations non-gouvernementales n’ont de cesse de dénoncer ces violations des conventions de Genève censées protéger les civils durant les combats. La position de l’Arabie Saoudite devient d’autant plus difficile à tenir qu’elle ne peut plus compter sur un soutien unanime au sein de sa propre coalition dans la mesure où, suite à des différends politiques, le Qatar a décidé de mettre fin à son implication en 2017, suivi par le Maroc en 2019. En plus de la réduction significative de ses troupes au Yémen, l’indéfectible allié d’autrefois que constituaient les Emirats Arabes Unis se bat à présent contre le royaume saoudien par troupes interposées à Aden: le premier soutenant les combattants fidèles au président Hadi lorsque le second se range du côté des séparatistes du Sud. Enfin, la récente affaire du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi dont l’État saoudien a finalement été forcé de reconnaître la responsabilité a produit un véritable esclandre diplomatique et a participé à jeter l’opprobre sur le Royaume. 

Cet enchaînement d’événements à la défaveur du Royaume pousse aujourd’hui à s’interroger sur une possible inflexion de la position saoudienne par rapport à son intervention au Yémen. L’attitude autrefois téméraire et belliciste de l’Arabie Saoudite semble aujourd’hui laisser place à une prise de conscience des échecs du passé et des difficultés à venir. C’est en ce sens qu’au début du mois d’octobre le vice-ministre de la Défense du Royaume Khaled Ben Salmane jugeait « positive » la proposition de trêve des rebelles Houthis, consistant pour leur part à stopper les frappes de drones contre les cibles saoudiennes en échange de la fin des raids aériens de la coalition. Les déclarations d’intention ne peuvent remplacer les actes, mais il reste symptomatique que les dirigeants saoudiens considèrent à présent sérieusement la possibilité de se désengager du terrain yéménite. Dans les discours, il sera question de la volonté de favoriser la solution politique dans un conflit où les victimes ne sont déjà que trop nombreuses, ce sera une façon de transformer un échec militaire en réussite diplomatique. Mais en réalité, quel bilan doit être établi de l’intervention saoudienne au Yémen ? Cet engagement militaire a eu pour conséquence d’attirer l’attention de la scène internationale sur les agissements d’un royaume qui jusque-là jouissait de sa manne pétrolière à l’écart des conflits de la région. Ce coup de projecteur sur la diplomatie saoudienne a été d’autant plus dommageable que l’intervention du Royaume s’est traduite par le pilonnement de cibles civiles et par l’engendrement d’une immense crise humanitaire. En raison des liens parfois troubles qui la lient avec une grande part des pays du G7, l’Arabie Saoudite n’essuie aucune condamnation internationale suffisamment lourde pour l’obliger à infléchir sa position. Mais il semble que ses dirigeants ont pris conscience de l’impasse dans laquelle se trouve la situation sur le terrain. Ils cherchent alors à procéder à un retrait militaire du moins relatif afin de se désengager tout en gardant le plus possible sous contrôle la menace chiite à ses frontières.

Dans quelques mois, la guerre civile yéménite entrera dans sa cinquième année. Au terme d’une famine délibérément organisée et en l’absence de réel gagnant sur le terrain, la situation semble devoir subir une réelle inflexion afin de connaître un quelconque dénouement. Alors que les conséquences de son implication font peser sur elle une épée de Damoclès sur la scène internationale, l’Arabie Saoudite ne peut que constater son incapacité à écraser de façon décisive les rebelles Houthis. Piégé dans cette impasse, le conflit yéménite devra donc nécessairement évoluer au gré du désengagement plus ou moins relatif de l’Arabie Saoudite, mais la question reste ouverte de savoir si les forces loyalistes et les Houthis reconnaîtront également un jour l’impossibilité de résoudre ce conflit par les armes. 

Vincent Vilm

Sources :

  • Analyses géostratégiques :

https://www.diploweb.com/Yemen-La-bataille-d-Hodeida-une-etape-strategique-dans-le-conflit.html 

https://www.diploweb.com/Yemen-Vers-un-echec-du-modele.html 

https://www.geostrategia.fr/yemen-guerre-intestine-enjeux-regionaux-et-internationaux/ 

  • Echecs de la coalition arabe :

https://orientxxi.info/magazine/les-rates-de-l-operation-tempete-decisive-au-yemen,1009 

https://orientxxi.info/magazine/la-guerre-calamiteuse-de-l-arabie-saoudite-et-des-emirats-arabes-unis-au-yemen,2390 

  • Arc chiite : 

https://www.diploweb.com/L-Iran-et-le-croissant-chiite.html 

https://les-yeux-du-monde.fr/actualite/afrique-moyen-orient/proche-moyen-orient/23578-comprendre-le-renforcement-de-2 

  • Appel légitime du président :

https://www.lexpress.fr/actualites/1/actualite/le-conseil-de-securite-soutient-le-president-hadi-et-l-unite-du-yemen_1663715.html 

https://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=S/RES/2216%20%282015%29 

  • Crise humanitaire : 

https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2019/02/14/97001-20190214FILWWW00090-la-crise-humanitaire-s-aggrave-au-yemen-onu.php 

  • Signaux de Détente

https://www.lefigaro.fr/flash-actu/yemen-l-arabie-saoudite-juge-positive-la-proposition-de-treve-des-rebelles-20191004 

https://www.challenges.fr/monde/l-arabie-saoudite-accepte-une-treve-partielle-au-yemen_676911 

  • Ressources générales :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_y%C3%A9m%C3%A9nite 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Temp%C3%AAte_d%C3%A9cisive 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Restaurer_l%27espoir 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Saada 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Houthis

ClasseInternationale

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