La gentrification : habiter la ville à l’épreuve de la lutte des classes

La gentrification : habiter la ville à l’épreuve de la lutte des classes

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Alfama, le quartier du centre-ville historique de Lisbonne, souffre d’une augmentation très importante de ses loyers

Alfama, le quartier historique du centre-ville de Lisbonne, voit depuis le début du XXIème siècle une augmentation importante de ses loyers, obligeant une grosse partie de la population locale à fuir le quartier. Ces populations sont pour beaucoup expulsées de leur logement par l’intermédiaire d’un avis de fin de bail après le rachat des immeubles du quartier par des particuliers ou des promoteurs immobiliers. À Berlin, le café-boulangerie de Filou, emblématique du quartier populaire de Kreuzberg, a été obligé de fermer après le non-renouvellement de leur bail par le propriétaire de l’immeuble (1). Ces épiphénomènes s’inscrivent dans un processus de gentrification des capitales européennes à l’œuvre depuis les années 1970. Issue de « gentry » en anglais, « gentrification » a été théorisée par la sociologue anglaise Ruth Glass en 1964 à propos d’un quartier de Londres (2). Selon Anne Clerval dans son livre Paris sans le peuple, le processus de gentrification peut être défini par « l’embourgeoisement spécifique des quartiers populaires qui s’accompagne de la transformation du bâti et d’un quartier en général » (3). Notamment à la suite de l’apparition d’une petite bourgeoisie intellectuelle à partir des années 1970, ce processus est devenu aujourd’hui une réalité tangible dans la plupart des grandes villes européennes (4). Il s’apparente principalement à une transformation sociale et politique de la ville du fait des logiques politiques et financières dues au développement inégal des territoires du capitalisme. « Transformation sociale », « développement inégal », « capitalisme », les mots-clefs sont de mise pour comprendre le phénomène mais doivent surtout nous interroger sur la fatalité de la gentrification ou sa politisation. Comment des villes aux tissus urbains et culturels populaires se sont gentrifiées, devenant une source inégalable de profit pour de nombreux particuliers, promoteurs et entrepreneurs ? Comment ces transformations ont entraîné l’émergence d’une nouvelle portée symbolique et culturelle de la ville ? Trois exemples sont particulièrement marquants pour appréhender la gentrification : Paris, Lisbonne et Berlin. Trois villes avec un fort patrimoine historique et symbolique pour l’Europe. 

Paris, capitale du luxe et de la culture, grande ville haussmannienne, possède, en coulisse, un héritage industriel et urbain ouvrier très important. En effet, jusqu’au milieu du XIXème siècle, la majorité des parisiens sont des ouvriers et l’organisation urbaine de la ville était plus propice aux barricades des révolutions de 1830 ou de 1848 qu’au tourisme sur les Champs-Élysées. Cette organisation de la ville commence à changer avec les premiers grands travaux d’urbanisme effectués par le baron Georges-Eugène Haussmann en 1851 à la demande de Napoléon III. Ces travaux ont métamorphosé Paris en revalorisant et modernisant le centre-ville. En plus de l’aura particulière qu’ils donnent à la ville, ils auront également servi à limiter les insurrections en transformant des rues étroites et sinueuses en grandes avenues. Si ces travaux peuvent être à l’avant-garde du processus de gentrification, le caractère ouvrier et populaire de la ville demeure. En effet, jusqu’en 1975, la majorité des actifs de Paris intra-muros sont des ouvriers et des employés, concentrés dans une demi-couronne du 17ème ou 15ème arrondissement en passant par l’Est. 

À Berlin, l’histoire de la ville est complexifiée par sa pluralité du fait du Mur. Mais on y observe également une centralité des quartiers populaires notamment dans l’Innenstadt. Les classes populaires de Berlin-Ouest étaient concentrées dans l’Innenstadt tout comme à Berlin-Est où les jeunes et les marginaux vivaient dans les vieux quartiers délabrés du centre. À la chute du Mur, une nouvelle classe moyenne que l’on peut appeler « la petite bourgeoisie intellectuelle » (dans le sens où cette classe moyenne travaille dans la production culturelle, l’innovation ou la connaissance) se déplace de l’Ouest vers les quartiers centraux de Berlin-Est de Kreuzberg, de Prenzlauer Berg, de Mitte et de Friedrichshain. 

La gentrification de Lisbonne, et notamment du quartier d’Alfama, centre historique de la ville, a lieu surtout à partir des années 2000 et accélère de manière exponentielle après la crise financière de 2008 à cause du tourisme et des plateformes numériques de location de court-terme comme Airbnb.  

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 La rue des rosiers du Marais, symbole de la gentrification de Paris

·      La désindustrialisation des villes 

La gentrification en tant que processus de remplacement d’une population urbaine par une autre, socialement plus élevée se passe dans la plupart du temps par le déplacement des classes populaires vers le périurbain. À Berlin et Paris, ce déplacement s’est effectué par l’intermédiaire de la désindustrialisation de ces villes. Si l’internationalisation de la production à l’aube des années 1970 pousse les États européens à externaliser leurs industries, cette désindustrialisation a surtout eu lieu à l’échelle nationale. En ce sens, on observe une tertiarisation du centre de Paris et de Berlin et un glissement de l’industrie vers la périphérie, glissement favorisé par le développement du réseau ferré vers la proche couronne. Par exemple, alors que l’usine historique de Renault se trouvait à Boulogne-Billancourt, d’autres usines se créent, par la suite, au Mans, à Filions puis à Cléon. L’usine historique, quant à elle, ferme en 1992 quand le siège social perdure dans les lieux, proche de la ville. La tertiarisation de Berlin est d’autant plus nette. Cette classe moyenne fraîchement arrivée de l’ex-Berlin-Ouest provoque une révolution culturelle dans les quartiers populaires en réinvestissant les friches industrielles et les entrepôts abandonnés par la fuite des industries pour des ateliers d’artistes, des logements étudiants voire des grands habitats façon loft new-yorkais. Berlin devient à la fin des années 1980 une ville plus compétitive spécialisée dans la connaissance et l’innovation comme le développement des logiciels, des médias, de la biotechnologie, etc. Par conséquent, on observe à Paris et Berlin une augmentation significative des cadres et des professions libérales au profit des ouvriers et des employés. Selon l’INSEE, la part des cadres et des professions intellectuelles supérieures dans la population active est de près de 32% dans Paris (là où elle ne représente que 15% dans toute la France métropolitaine). À l’inverse, la part des ouvriers et des employés représente désormais seulement 10% des emplois de Paris (contre 24% pour la France métropolitaine). Pour Berlin, entre 1991 et 2000, les effectifs des ouvriers et des employés sont passés de 27% à 15% de la structure socioprofessionnelle de la ville (5). 

La gentrification à l’œuvre aujourd’hui dans ces villes n’a pu avoir lieu qu’à la suite de ce processus de décentralisation industrielle, fruit de l’internationalisation de la production. Le problème étant que cela produit une fragmentation géographique et sociale au profit des classes dominantes. C’est ainsi que le géographe britannique David Harvey parle « d’arrangement spatio-temporel » en tant que « faculté du capitalisme de comprimer la lutte des classes par le biais d’une division géographique visant sa domination » (6). La tertiarisation des grandes villes européennes ainsi que les mutations internationales du système productif en question est également due à la volonté politique de faire de ces espaces des grandes métropoles comme à Paris ou à Berlin concentrant les principales fonctions financières et politiques. 

·      Le politique, acteur de la gentrification 

Dans l’imaginaire collectif, la gentrification s’apparente surtout à un ensemble de comportements individuels, presque naturels de regroupement social, dans le but d’accéder individuellement à son confort personnel. C’est nier premièrement les logiques de classes à l’œuvre dans le champ social, mais également que nos actions sont à appréhender dans un ensemble structurel qui influe sur nos désirs et nos comportements. Cet ensemble structurel est alors fortement déterminé par le politique et la gentrification n’échappe pas à ce fonctionnement. Que ce soit à Paris, à Berlin et à Lisbonne, les différentes politiques en termes de logement vont mener aux constats actuels sur la composition sociale de nos villes. 

Premièrement, à Paris, la tertiarisation de la ville est accompagnée des différentes politiques de modernisation et de réhabilitation des quartiers populaires dans les années 1970-1980. C’est par exemple ainsi que le vieux centre est réhabilité avec des quartiers comme le Marais ou Saint-Germain, autrefois des lieux où cohabitaient ouvriers et populations immigrées, et désormais lieux phares de la bourgeoisie intellectuelle, entre Amélie Poulain et Bio C’bon. Les nouveaux investisseurs privés, profitant de la vitalité de ces quartiers rénovés participent alors au processus de gentrification en attirant une nouvelle population. La modernisation du Centre Pompidou a de plus offert un nouvel espace de résidence pour ces nouvelles couches sociales moyennes. À Berlin, la chute du Mur et la réunification de l’Allemagne a été l’occasion pour la ville de régénérer les quartiers populaires délabrés, non sans conséquence. En effet, la transition du socialisme au capitalisme de Berlin-Est fut extrêmement brutale. Les casernes locatives socialistes du Mitte, de Prenzlauer Berg ou de Friedrichshain ont vu leur potentiel immobilier et spéculatif s’accroître et la ville ouvrir le marché de l’immobilier de Berlin-Est au secteur privé. Ainsi, par un ensemble de mesures politiques, la ville de Berlin réintroduit la rente foncière dans l’Est de la ville, caduque lors de la période communiste, en vendant par exemple des parcs de logement au privé ou en mettant en place des programmes de subventions publiques à la régénération. C’est au cours des années 1990-2000 que la ville de Lisbonne restaure ses quartiers populaires à travers différents programmes de réhabilitation qui offraient la gratuité des travaux de rénovation aux propriétaires. Cela a entraîné l’achat massif d’immeubles délabrés dans un but spéculatif de revente avec une plus-value ou de location (7). 

A travers la question des loyers figure une autre étape importante du processus de gentrification. On observe alors l’influence considérable des pouvoirs publics dans l’explosion des prix de l’immobilier de ces anciens quartiers populaires. À Paris, la gauche et la droite se sont livrées bataille pour la déréglementation des loyers. La dernière loi en la matière fut impulsée par le Parti Socialiste avec la loi Malandrin-Mauroy en 1989 : la durée du bail est donc encadrée, ainsi que son renouvellement et l’augmentation du loyer dans le cadre du bail ; en revanche, le propriétaire a la liberté de fixer le loyer lors d’un nouveau bail. À Berlin, les pouvoirs publics ont mis en place dans les années 1990 un système de déductions fiscales avec « la loi de soutien aux régions » qui instaure une réduction d’impôts de 50% des coûts de travaux d’assainissement. La deuxième étape de la gentrification lisboète se caractérise par la loi de 2012 qui organise un déséquilibre des rapports de force entre le propriétaire et le locataire. Les loyers d’avant 1990 sont dégelés, les expulsions facilitées et la durée des baux devient variable. 

Bien évidemment, les municipalités ont tenté dans certains cas de freiner l’augmentation des loyers, mais la frilosité des mesures prises n’a pas pu empêcher cette spirale spéculative, notamment à cause de la pénurie de logement face à une demande pléthorique. En effet, ces politiques de réhabilitation des bâtis et de libéralisation des loyers eut pour conséquence la relance de la spéculation financière. La demande étant aussi bien à Paris, qu’à Berlin, qu’à Lisbonne supérieure à l’offre, la course à la propriété fut ainsi lancée. À Paris, les prix des appartements ont été multipliés par 3,7 entre 1998 et 2012 et la part des propriétaires est passée de 25% en 1982 à 33% en 2008. À Berlin, les loyers des appartements rénovés de Mitter, de Prenzlauer Berg ou de Friedrichshain ont fortement augmenté et sont désormais plus élevés que dans le vieux Berlin-Ouest. À Lisbonne, les loyers d’Alfama ont augmenté de 20% entre 2017 et 2018 (8). Cette spéculation immobilière, fruit de la main invisible du marché immobilier a donc été fortement influencée par les pouvoirs publics. Les classes populaires qui vivent ou vivaient dans ces quartiers en sont les premières victimes et disparaissent petit-à-petit des centres-villes, lieux de concentration du pouvoir. Comme l’écrit le politiste américain Myron Levine, l’objectif politique est d’« améliorer la situation dans les quartiers de la classe ouvrière en déclin, afin d’offrir une ville qui serait de plus en plus accueillante à une main-d’œuvre composée de cols blancs et de “professionals”» (9). 

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La plateforme Airbnb, accusée d’être responsable de la montée des prix des loyers à Lisbonne

·      Airbnb : le cancre du logement

La spéculation immobilière et la course à l’accession de la propriété au cours du XXIème siècle s’ubérisent avec l’émergence de plateformes comme Airbnb. Cette uberisation du logement entraîne l’apparition du phénomène de location à court-terme qui accélère la spéculation financière du fait de la flexibilité permise, des revenus rapportés et de la baisse de l’offre de logement, ce qui fait augmenter les prix des loyers des locations à plus long terme. Lisbonne est en effet particulièrement touchée par le phénomène et ce pour deux principales raisons. 

Premièrement, alors que le Portugal était très touché par la crise financière de 2008, le tourisme est apparu comme une source judicieuse de revenus. Or, si le tourisme de masse est très lucratif, il pose de gros problèmes à l’écosystème d’un quartier historique comme celui d’Alfama dont la population est très fragile et précaire. À cause de l’attractivité touristique, le prix du logement a augmenté de 64% entre le premier trimestre de 2017 et 2020. Cette hausse a fait fuir fortement les locaux du quartier d’Alfama, effrayés par cette augmentation mais également chassés par des propriétaires privilégiant la location à court-terme par l’intermédiaire de plateformes. 78% des appartements achetés à Alfama en 2016 l’ont été pour des locations à court-terme (10). Beaucoup de voyageurs profitent alors des prix bas d’Airbnb dans des logements appartenant à des particuliers ou à des fonds d’investissement, au détriment des classes populaires locales, priées de quitter leurs habitats d’origines pour le périurbain. Cette « airbnbisation » d’Alfama menace donc l’authenticité du quartier, ce qui par effet domino, peut également s’avérer être mauvais pour le tourisme. Cette course spéculative démontre donc une certaine absurdité économique et politique, mais également à quel point les classes populaires demeurent les plus touchées par l’onde de choc de la crise financière, particulièrement en Europe du Sud. Les lisboètes, en perte de pouvoir d’achat et ne pouvant plus payer les loyers de ces quartiers doivent alors pour certains trouver des plans B, comme ce fut le cas de cette jeune femme, Mariana, expulsée avec ses deux enfants de la maison municipale qu’elle avait trouvée vide alors qu’elle était à la rue. Si des associations comme Habita, luttent contre ce genre de pratiques, la municipalité de Lisbonne ne semble pas vouloir prendre en charge cette question. En effet, Mariana fait toujours l’objet d’une action pénale intentée par la ville à son encontre pour être entrée par effraction dans une maison municipale et pour dégradation (11).

Deuxièmement, l’augmentation massive des prix des loyers à Lisbonne est due aux « visa-dorés » mis en place par le gouvernement portugais en 2012. Ceux-ci permettent en effet à tout étranger hors de l’Union Européenne qui peut justifier d’un achat immobilier de 500 000€ au Portugal l’obtention d’un visa de 5 ans. Ces visas ont donc permis à de nombreux étrangers d’investir fortement dans le logement à Lisbonne. Profitant des avantages de la location à court-terme, les nouveaux propriétaires ont privilégié cette possibilité et contribué à l’augmentation des prix du logement, du tourisme et des expulsions. En effet, le rachat d’un immeuble par un particulier ou un fond d’investissement entraîne souvent un avis de fin de bail. On voit donc bien que la spéculation immobilière est permise par la sphère publique. Les locaux, quant à eux, n’ont plus qu’à investir dans d’autres formes politiques pour sauver leur quartier. 

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Le mouvement « Bizzim Kiez » dans les rues de Berlin afin de préserver l’authenticité de Kreuzberg

·      La vie locale à l’assaut de la logique du marché immobilier 

Bien évidemment, il serait malhonnête d’affirmer que les pouvoirs publics à Berlin ou à Lisbonne se sont désintéressés de la question de la location à court-terme. À Lisbonne, le Conseil municipal a lancé le programme « Renda Segura » visant à transformer les habitations locatives de style Airbnb en logements abordables pour les habitants. Pour se faire, il propose de payer à l’avance aux propriétaires jusqu’à 3 ans de loyer, la ville se chargeant par la suite de trouver les locataires par l’intermédiaire d’un programme de logement pour les jeunes et les familles à faible revenu. Si l’efficacité de ce programme n’est actuellement pas visible, il a le mérite d’exister. À Berlin, la municipalité s’est lancée de manière plus offensive dans une lutte contre la gentrification en plafonnant les loyers pendant 5 ans et en punissant de 450 000€ d’amende tout contrevenant. Cette mesure a pour but de geler les loyers afin de faire refroidir un marché en surchauffe. En revanche, ces réglementations, très récentes, ne permettent actuellement pas de dégonfler la bulle financière immobilière de ces villes européennes. Les municipalités, prenant seulement conscience des conséquences de la gentrification et de la montée des prix de l’immobilier après avoir pris des mesures de libéralisation de ce marché, ont obligé les citoyens de ces quartiers en cours de gentrification à s’organiser. C’est ainsi qu’en 2015, après l’avis d’expulsion de l’entreprise Gekko Immobilier, propriétaire d’un immeuble 77° Wanglestraße, contre l’épicerie Bizim Bakkal présente depuis 28 ans, l’initiative de quartier « Bizim Kiez » obtient l’annulation de l’expulsion, mais une hausse du loyer, après une forte mobilisation citoyenne (12). Cette initiative a par la suite beaucoup inspiré d’autres mobilisations comme celle contre la fermeture du café-boulangerie de Kreuzberg. À Lisbonne, l’association Habita lutte elle aussi activement contre la gentrification d’Alfama, le tourisme et le changement urbain au sein de leur quartier d’origine. Ces mobilisations peuvent prendre une forme radicale comme à Kreuzberg où le bar-restaurant voisin du café-boulangerie Filou, s’est fait violemment attaqué par des militants luttant contre la gentrification du quartier. 

Il est en revanche important de signaler que ces mobilisations restent marginales et que même si la gentrification est majoritairement perçue négativement par la population locale, les attitudes générales sont surtout le fruit de stratégies individuelles et peu organisées. Les formes diverses de résistances s’opposent de plus à des stratégies beaucoup plus coordonnées des syndicats de propriétaires et des sociétés immobilières. Après l’annonce de l’interdiction d’augmenter les loyers à Berlin, les syndicats de propriétaires ont encouragé les propriétaires à augmenter les loyers avant l’entrée en vigueur de la loi. Certaines sociétés immobilières, dotées de ressources juridiques très développées, jouent avec les zones de flou de la mesure, au détriment du bien-être des habitants. Par exemple, la grande société immobilière allemande Deutsche Wohnen qui détient un immeuble à Kottbusser Tor, dans le quartier de Kreuzberg, a profité des lacunes de la loi de réglementation des loyers pour faire des économies. En effet, selon la loi, les dépenses de « réparation d’entretien » sont à la charge des propriétaires mais, en cas de dépense de modernisation du bâti, les propriétaires peuvent faire augmenter les loyers en déchargeant les locataires d’une partie des coûts. Ainsi, Deutsche Wohnen n’a pas fait réparer le chauffage cassé dans l’immeuble pendant plusieurs semaines de l’hiver 2018 car cela correspondait à des dépenses de « réparation d’entretien » (13).

Il paraît au final pertinent de conserver une analyse mobilisant une grille de lecture incluant les classes sociales pour ce qui concerne la question de la gentrification. Au-delà des changements sociaux des populations des villes dus à la désindustrialisation et à la logique spéculative du marché immobilier, on observe bien un affrontement de classes entre les entrepreneurs immobiliers et les populations des classes populaires. Certains propriétaires et sociétés immobilières s’organisent et utilisent les failles des lois de réglementation pour lutter contre le gel des loyers et maximiser leur rente. À l’inverse, la lutte militante des locaux est très disparate, parfois violente et beaucoup moins efficace. Cela nous amène à la logique d’action collective de l’économiste Mancur Olson. La diffusion des coûts et la concentration des bénéfices empêchent les groupes plus grands en nombre de coopérer, contrairement aux groupes plus petits qui arriveront plus facilement à coopérer pour la défense de leurs intérêts communs (14). 

La gentrification est donc un phénomène auto-entretenu à partir d’un basculement politique et économique initial mais découle surtout des conséquences de la mondialisation. Le problème étant que l’éloignement géographique des classes populaires et de la classe moyenne a des conséquences politiques et sociales très importantes. La métropolisation des grandes villes a entraîné la concentration des emplois qualifiés au sein de ces métropoles et la transformation de la structure économique due à la mondialisation a exclu ces classes populaires et moyennes et a stratifié les sociétés européennes. On assiste alors à une rupture économique, politique et culturelle fondamentale puisque ces classes ne vivent plus à l’endroit où la richesse est produite. Ces populations sont alors devenues très dépendantes de l’automobile mais souffrent d’un chômage en constante augmentation. En passe de devenir une « nouvelle classe inutile », ces populations cherchent des moyens de se faire entendre, que ce soit en se repliant sur soi, en faisant exprimer son mal-être ou par le développement de l’économie parallèle. Si certains avaient choisi la fluorescence d’un gilet pour se faire remarquer, une grande partie de ces classes peine à se faire entendre dans toute l’Europe. Une aubaine pour ces nouvelles populations urbaines, à moins que la fragmentation grandissante de nos sociétés européennes n’entrave l’utopie démocratique et au bien-être bourgeois. 

Oscar Peyramond

Avec l’aide de Salomé Charat

Sources

(1)   WIEDER Thomas, « A Berlin la lutte contre la gentrification à travers le sauvetage d’un café-boulangerie ». Le Monde. En ligne : https://www.lemonde.fr/europe/article/2017/03/10/a-berlin-un-combat-acharne-pour-sauver-filou_5092402_3214.html, 10 mars 2017. France

(2)   GLASS Ruth, « Introduction», in CENTRE FOR URBAN STUDIES (dir.), London, Aspects of Change, MacGibbon & Kee, Londres, 1964, p. XII-XLI. United Kingdom

(3)   CLERVAL Anne, « Paris sans le peuple », 2016. France

(4)   INSEE, RGP 1982, exploitation complémentaire

(5)   HARVEY David, Géographie et capital, Syllepse, Paris, 2010, p. 245. France

(6)   POINSSOT, Amélie, « Dans le centre de Lisbonne, les dégâts du tourisme et de la gentrification ». Médiapart. En ligne : https://www.mediapart.fr/journal/international/040118/dans-le-centre-de-lisbonne-les-degats-du-tourisme-et-de-la-gentrification, 4 janvier 2018. France

(7)   BOLINCHES Marie et PROD’HOMME Johann, « Portugal : néfaste gentrification ». ARTE. En ligne : https://www.arte.tv/fr/videos/085831-000-A/portugal-nefaste-gentrification/,2018. France

(8) Selon Pierre Bourdieu dans La Distinction, une nouvelle bourgeoisie intellectuelle émerge dans le secteur de la production culturelle, s’opposant à la petite bourgeoisie traditionnelle en déclin.

  (9)  LEVINE, M. A. 2002. Government Policy and Gentrification: the case of Prenzlauer Berg (Berlin), Germany, Paper delivered at the symposium on « Upward Neighborhood Trajectories: Gentrification in a New Century », University of Glasgow, Glasgow, Scotland, September 27-28.

(10)   WAREN Hayley and ALMEIDA Henrique, “Airbnb hosts resist Lisbon’s plan to free up housing”. Bloomberg. En ligne : https://www.bloomberg.com/graphics/2020-airbnb-short-let-reforms-lisbon/, 28 juillet 2020. United States 

(11)      HABITA. https://stopdespejos.wordpress.com/2020/10/27/camara-de-lisboa-criminaliza-vitimas-da-crise-da-habitacao/?fbclid=IwAR3C31U4x_XLFqFHDrbTvBptx8IjQGoLy5SnUkuDXWF6drFV4xmIrD17u1I, Portugal

(12)      FLEURY Antoine, MAYADOUX Anouk, « Les commerçants face au changement urbain : stratégies de résistance à Wrangelkiez (Berlin) ». Lavoisier « Géographie, économie, société ». 2019/4 vol. 21, p. 345-369 

(13)      SCHONBALL Ralf, „Hunderte Mieter der Deutsche Wohnen ohne Heizung “. Der Taggespiegel. En ligne: https://www.tagesspiegel.de/berlin/berlin-kreuzberg-hunderte-mieter-der-deutschen-wohnen-ohne-heizung/23945624.html, 4 février 2019. Deutschland

(14)      OLSON Mancur, « The logic of collective action”. Harvard University Press. 1971. United States

Bibliographie : 

CLERVAL Anne, « Paris sans le peuple », 2016. France

Le Figaro Immobilier, « L’Airbnbisation menace les centres-villes européens ». Le Figaro. En ligne : https://immobilier.lefigaro.fr/article/quand-l-airbnbisation-menace-les-centres-villes-europeens_18737b14-6181-11e7-8697-e953ea7cf4e0/, 17 août 2017. France

France Info, « Immobilier : les prix des logements flambent à Berlin ». France Info. En ligne : https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/allemagne/immobilier-les-prix-des-logements-flambent-a-berlin_2754115.html, 16 mai 2018. France

KIRSCHBAUM Erik, « Gentrification is changing Berlin. Officials are banning rent hikes for 5 years”. Los Angeles Times. En ligne: https://www.latimes.com/world/europe/la-fg-germany-berlin-rent-increases-outlawed-20190620-story.html, 20 juin 2019. United States

LEBRETON Alexis, MOUGEL Grégory, « La gentrification comme articulation entre forme urbaine et globalisation : approche comparative Londres/Berlin », ERES « Espaces et sociétés ». 2008/1 n°132-133, p. 57-73. France

PERRIGUEUR Elisa, « Touristes, rentrez chez-vous ». Le Monde diplomatique. En ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2020/07/PERRIGUEUR/61951, juillet 2020. France

Le Point, « La gentrification, trente ans de polémique dans les grandes villes du monde ». Le Point. En ligne : https://www.lepoint.fr/economie/la-gentrification-trente-ans-de-polemique-dans-les-grandes-villes-du-monde-16-03-2019-2301527_28.php, 16 mars 2019. France
ZEROFSKY Elisabeth, “The causes and consequences of Berlin’s rapid gentrification “. The New Yorker. En ligne : https://www.newyorker.com/news/dispatch/the-causes-and-consequences-of-berlins-rapid-gentrification, 12 juillet 2019. United States

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