Les frontières : objet du passé ? ÉPISODE 1 – Les frontières africaines

Les frontières : objet du passé ? ÉPISODE 1 – Les frontières africaines

Les frontières : objet du passé ?

Tracés parfois qualifiés d’obsolètes dans notre géographie mondialisée, jusqu’à ce que la pandémie de la Covid-19 et la fermeture concomitante de nombreuses frontières rétablissent les lignes nationales sur le devant de la scène médiatique. 

Et si la crise migratoire avait déjà amorcé cet éclairage sur l’évolution contemporaine des frontières, penchons-nous sur le processus de « rebordering », grandissant à travers le monde :

ÉPISODE 1 – Les frontières africaines

Traditionnellement définie comme un tracé bordant l’espace de souveraineté d’un État, la frontière est aujourd’hui démultipliée et délocalisée, suite aux bouleversements dans le domaine des transports, de la communication, à la privatisation des États, au renforcement d’autres frontières, supranationales et intérieures, à l’apparition de nouveaux théâtres internationaux de rencontre comme le cyberespace. . .

Cette construction humaine est en constante évolution car répercute le changement des sociétés. Ainsi, la chute du mur de Berlin en 1989 postulait d’un « sans-frontiérisme », et aujourd’hui on semble finalement assister à un « retour des frontières », paradoxalement né de la mondialisation qui semblait promettre l’affaiblissement des dyades. 

Objet politique édifié sur des bases juridiques, « le lieu où s’exerce un filtrage » est apparu vers 1850 avant Jésus-Christ1 et la pluralité de réalités qui recouvre aujourd’hui la notion de frontière démontre le caractère ubiquiste du concept. 

Ainsi, on s’intéressera aujourd’hui aux frontières africaines, à leur présupposée porosité et leur participation à la forteresse européenne. 

Des frontières poreuses ? 

À partir du XIXème siècle, les colonisateurs européens ont transposé sur le continent africain le modèle de frontière jacobin. Cette nouvelle organisation spatiale, issue de l’élaboration de l’État-Nation moderne et centralisé, détermine des frontières linéaires et continues.

D’abord prolongations des puissances du système dit westphalien2, ces territoires donc leurs dessins marquent le commencement d’un processus d’étatisation de l’espace et, selon les mots de B. Badie (1995), de « compartimentage du continent noir par de nouveaux barrières ».

Mais quelle est la réalité contemporaine de ce cadre hérité du contrôle et de la souveraineté de l’État ? S’agit-il d’un héritage artificiel du colonialisme ou de véritables discontinuités, preuve d’une intégration nationale ? 

Cette grille spatiale étatique a subi quelques remaniements au cours de la décennie 1990. On peut citer la Namibie, administrée par mandat sud-africain depuis 1920 ; le Somaliland, dont l’indépendance à la Somalie demeure non reconnue par la communauté internationale ; l’Érythrée, ancien territoire de l’Éthiopie, épargnée par la colonisation3 ; et enfin le Soudan du Sud, dernier né.

Mais la réforme des « écritures européennes » sur le sol africain est marginale. Dans l’ensemble, le principe de textit « l’intangibilité des frontières héritées de la colonisations »4, a été respecté, à l’exception de la sécession avortée du Biafra à la fin des années 1960.

Cependant, la longévité de ce cadre, Uti possidetis juris, ne brise pas l’idée préconçue de frontières artificielles, au tracé politique avalisé aux indépendances, longtemps allégoriques et encore étiquetées comme fantoches par un interventionnisme étranger omnipotent, avec notamment les institutions de Bretton Woods et une aide au développement partiale.

Ce découpage du continent, issu de la Conférence de Berlin (février 1885), répondait aux ambitions hégémoniques des puissances européennes et boudait les identités et solidarités des populations locales. Il a permis une fermentation des turbulences sur les marges de ces nouvelles souverainetés africaines avec une généralisation des conflits ethniques et une dynamique économique florissante autour de la contrebande et de la corruption.

Aujourd’hui, s’interroger sur le devenir central des périphéries est une question palpable avec le mouvement accéléré du globe qui les inclut dans la mondialisation. Si les frontières sont investies de convoitises, de différents et de rancœurs, il faut s’interroger sur l’état de cet objet mutant sous ce nouvel éclairage.

Et la concentration de cette question sur l’Afrique, où elle constitue une pierre d’achoppement, est saillante, avec 54 États concentrant 17% de la population mondiale5.

Ainsi, face à la question de l’être et du devenir des frontières africaines, historiens et économistes exposent publiquement les arguments qui parent ce concept aux certitudes paradoxales.

La question des historiens :  

Le traitement de la question des frontières africaines conjugue deux dynamiques opposées : l’argumentaire d’une souveraineté amputée, source d’un sous-contrôle frontalier ; et la dialectique de la réaffirmation nationalisme, repassant le crayon de l’indépendance sur les lignes des espaces-cadres légués par la colonisation.

D’abord se répand le raisonnement d’une érosion des prérogatives régaliennes, dans les domaines économique, fiscalo-financier, sécuritaire. . . avec, depuis les années 1980, des États endettés et « ajustés » auxquels des intervenants extérieurs, notamment les experts des institutions de Bretton Woods ou des conseillers de l’ancienne puissance coloniale, imposent des programmes de rigueur. Mises en place dans le cadre des plans d’ajustement structurel, ces cures libérales d’austérité aboutissent au désengagement de l’État dans les principaux secteurs socioéconomiques.

Cette « privation des États », selon l’expression de la politologue B. Hibou, en plus de soubresauts politiques, donne des moyens limités pour encadrer le territoire. Ainsi, avec la disparition des services étatiques, l’État rétrécit et se replie nécessairement sur les régions « utiles » telles que la capitale, les grandes villes, les régions de production pour l’exportation. 

Cette récession socio-économique durable et cet appareil d’encadrement étatique qui va à vau-l’eau laissent ces espaces être secoués de conflits entre groupes rebelles et troupes gouvernementales et être dynamisés par des trafics profitant de leur position à l’intersection entre zones monétaires ou réseaux commerciaux différents. Ces flux informels nourrissent un régionalisme transétatique qui participe à des courants de désintégration de ces espaces étatiques existants. Dépassé par ces mouvements frontaliers, l’État laisse finalement ces périphéries se gérer seules comme des zones de marché sauvage, dérégulées. La logique étatique ne s’y impose pas et aboutit à une transformation de la matérialisation de ces espaces frontaliers, notamment leur non-inscription dans la définition du territoire national et des recompositions spatiales originales d’espaces transfrontaliers.

Un autre argument populaire à la thèse de l’abolition des frontières africaines est l’impact du bouleversement mondial que constituent les nouveaux modes de communication et de transport6. Cette internationalisation des réseaux d’échanges éclipse la ligne ourlant ce territoire d’État : la frontière.

Enfin, une explication non universelle à cette dialectique réside dans les dynamiques de concurrence ou substitution à ces cadres nationaux. De cette façon, les cinématiques de reterritorialisation font surgir ou renforce d’autres frontières, d’après A. Mbembe. L’auteur cite notamment les ensembles communautaires supranationaux que constituent les zones monétaires (CFA, ZMOA…) et les ensembles régionaux économiques (CEDEAO, CEN-SAD…). Cette démultiplication des espaces semble préfigurer une désintégration des territoires nationaux.

Ce raisonnement peut inclure les frontières ethno-régionales et confessionnelles, avec un réveil des identités locales, source d’une multiplication des affrontements communautaires reformant des territoires identitaires. La genèse très récente des États africains et l’enracinement superficiel des concepts de nation et de citoyenneté tissent cet écheveau de frontières striant le continent africain.

En contrepoids à cet argumentaire léonin, la littérature historique offre une dialectique complémentaire. Ainsi, face à l’évidage des frontières étatiques, l’indépendance repasse sur les tracés coloniaux en se réappropriant l’État et son territoire. Cette conjecture signifie que porter atteinte aux frontières attente aussi aux États. Et cet attribut essentiel de l’État – selon l’anthropo géographe F. Ratzel7 – est le premier marqueur de l’identité des peuples.

En effet, ce contreseing est nécessaire au maintien d’une reconnaissance internationale, à l’expression d’une souveraineté externe et à l’inscription du pays dans un système économique mondial, afin de s’enrichir et perdurer.

Cautionnant cet entretien des frontières, on observe que les conflits qui commotionnent les pays africains, reprennent la démarche d’une conquête de la capitale et ne proposent pas, majoritairement, de reconfiguration territoriale élaborée à partir d’une région-sanctuaire, où la discorde trouverait son berceau.

Une autre explication à cette sauvegarde des discontinuités nationales réside dans les réquisitoires politiques qui convoquent les concepts d’autochtonie et l’idéologie de l’exclusion afin de détourner l’opinion publique des problèmes de fond tels que la pauvreté, la déliquescence des services étatiques, les pratiques clientélistes et prédatrices des élites au pouvoir. . .

Mais la xénophobie dépasse le truchement des politiques, avec une raréfaction des ressources foncières en milieu rural, la venue de réfugiés, les ingérences extérieures, le pillage de ressources minières par des acteurs étrangers. . . Ainsi, le fort sentiment nationaliste qui émerge se consolide contre autrui ; et donnera lieu à de nombreux conflits, notamment celui autour de l’ivoirité en 1999.

Enfin, un motif à cette seconde dialectique réside dans le caractère fugace des échanges frontaliers, notamment commerciaux. Ces territoires sont prospères grâce à la capacité décroissante des États à contrôler leur territoire mais ne génèrent que des édifices provisoires, car soumis à l’instabilité des flux, aux fluctuations des itinéraires de transports et au rayonnement éphémère de ces marchés transfrontaliers. Ainsi, ces espaces en apparente violation du pouvoir régalien sont réticulaires au territoire national via une articulation à la capitale économique ou politique.

Cette étude de la question des frontières africaines est menée de façon davantage arbitraire et unilatérale par les économistes du développement. La prénotion de frontières artificielles n’est nullement adjointe d’une antithèse à cette désintégration de l’État, telle l’interprétation d’un changement d’échelle, proposée par les historiens.

La réponse des économistes :  

La littérature économique est gouvernée par un argumentaire absolu et conservateur.

Si la consolidation des États est un enjeu important pour le développement des pays africains8, l’effondrement des États est souvent lié à ces frontières artificielles internationales9.

Pour certains auteurs10, une solution à cette fragilité intrinsèque des frontières, née du tracé arbitraire des empires coloniaux européens est la redéfinition de ces démarcations de l’espace de souveraineté des États africains.

La faible emprise étatique sur les frontières est illustrée par une forte perméabilité avec un commerce informel et des flux migratoires. Cette preuve d’une amputation de la souveraineté est souvent citée comme limite à la portée des politiques nationales.

La monodie économique repose sur trois arguties, similaires à la première dialectique proposée par la revue de littérature historique :

Le caractère contrefait de ces lignes nationales se démontre d’abord par un développement inégal des institutions étatiques. Il n’y a pas d’incitation à investir dans un contrôle du territoire car le propriétaire du capital est le bailleur du pays. Cette notion d’« États-territoires » du politologue américain J. Herbst, s’explique par un contexte de densité hétérogène. Et cette inégalité spatiale est héritée, selon l’économiste E. Huillery (2009), des politiques de décentralisation du début de la colonisation.

Ensuite, le rôle de l’ethnicité est à nouveau cité : les langues et cultures communes contribuent aux flux transfrontaliers informels de biens, d’argent et de personnes. Au point que la géographie du commerce est plus sûrement cartographiée par les frontières ethniques que par les frontières nationales, démontra J. Aker11 à propos du commerce du mil et du niébé, au niveau de la frontière entre le Niger et le Nigéria.

Finalement, en complément du bénéfice que le sous-encadrement des espaces périphériques offre aux zones transfrontalières, pour le commerce notamment, on constate un effet centripète des frontières12. C’est-à-dire que les différences de prix, de taxes et de demandes créent des opportunités que les agents proches de la frontière exploitent.

Cette revue de littérature est complétée par l’observation des chercheurs W. Easterly et R. Levine13 d’une croissance nationale influencée par celle de ses voisins ; malgré une persistance importante des inégalités de revenus entre pays (avec une variation logarithmique du PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat qui demeure la plus élevée au monde).

Les arguments des historiens et des économistes formulent finalement deux interprétations des frontières africaines : leur discrétion ou leur réaffirmation. Le déséquilibre, constitué par la prénotion des travaux économiques, désaxe cette controverse.

Une cartographie des controverses, autour de la question des frontières africaines (© Adèle Grenaille)

Face à la dissension de la littérature, se pose une question de recherche : les frontières en Afrique sont-elles encore des lignes abstraites sur une carte, délaissées au profit de tracés régionaux ou ethniques ? Ou sont-elles devenues de véritables discontinuités, preuves d’un processus d’intégration nationale ? 

Cette question est posée par trois chercheurs : D. Cogneau, S. Mesplé-Somps et G. Spielvogel14. Ils concluent que, malgré une délimitation des frontières exogène, leur influence est déterminante. Elles ont fourni le cadre territorial d’histoires nationales singulières, plus ou moins iréniques ou tragiques. 

Ces frontières africaines à la « mauvaise réputation (…), qualifiées d’arbitraires, absurdes, poreuses et perturbées, indéfendables et non défendues », selon les mots de M. Foucher15, ont certes été tracées dans un espace-temps réduit par des puissances exogènes mais elles sont devenues une réalité africaine16

La géographie économique est ainsi mobilisée pour étudier ces périphéries, au centre de l’organisation des espaces. 

Une autre approche épistémologique des frontières est la géopolitique ou l’étude des antagonismes entre acteurs à propos des territoires. Et une des divergences les plus communes est le passage et la diversité des dispositifs spatiaux qui l’organisent. 

Ainsi, les murs, ceux séparant les États-Unis et le Mexique ou ceux édifiant le projet colonial d’Israël…représentent 10% des frontières du monde. Face visible d’un cloisonnement du monde, ils sont justifiés par la lutte contre le terrorisme, le trafic mais surtout les migrations. 

Une migration de tous les dangers entre la traversée de la mer Méditerranée pour les survivants du Sahara.  (©Sandor Csudai / Behance Creative Commons)

La forteresse européenne :

La frontière n’est pas un objet obsolète entre l’Europe et l’Afrique, qui s’opposent sur ce litige. Au contraire, la ligne méditerranéenne devient un mur barbelé, né d’accords européens lui conditionnant l’aide au développement. La politique migratoire décidée à Bruxelles serre les mains des dictateurs et entretient l’industrie de la sécurité. 

Le marivaudage Nord-Sud sur cet espace frontalier a des répercussions humaines et politiques, au Niger, au Soudan, en Érythrée, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, en Ouganda…

L’Europe au banc des accusés, pour meutre au premier et second degré :

La police frontalière ne s’inscrit plus le long des frontières-lignes, mais en amont de ces dernières. Et le contrôle systématique des routes commerciales et migratoires, qui nie les traités régionaux de libre-circulation des personnes, a provoqué la désertion d’une économie et des migrants. Ces réactions signifient une précarisation de la région, avec des marchands et des passeurs désœuvrés mais surtout une aggravation du risque de décès, avec des africains qui quittent la route et contournent les points d’eau, surveillés. Ainsi, « le Sahara est un cimetière à ciel ouvert »17.

Et si les caméras occidentales ne peuvent pénétrer cette géographie abandonnée où sont repoussés les migrants, ce renforcement des contrôles suit pourtant les consignes de Bruxelles. En effet, les autorités coopèrent avec l’Union Européenne. Ainsi, le gouvernement de Niamey agit en échange d’une aide au développement considérable pour cet État désertique famélique, et l’Europe est lucide à propos de l’emplacement du Niger, reliant l’Afrique de l’Ouest et Subsaharienne aux côtes méditerranéennes.

La dissimulation du flux migratoire – ne signifiant pas son tarissement véritable – est également élaborée sur le terrain directement par l’Union Européenne, qui forme les forces de sécurité locales, fournit des véhicules… L’investissement colossal et croissant pour la construction d’une digue entre l’Afrique et l’Europe emprunte le masque de l’aide au développement et des échanges commerciaux. L’UE arbitre la coopération, récompensant et sanctionnant les parties prenantes de sa politique, concentrée sur les pays dont proviennent ou que traversent les migrants.

Cette mathématique à dessein de réduire les mouvements migratoires vers l’Europe gracie même des États policiers, comme le Soudan. Cette alliance intéressée semble faire fi de toutes conséquences politiques en priorisant le contrôle de ces lignes invisibles aux droits de l’homme, à la démocratie et l’État de droit. Cependant, le régime de coopération rencontre des différends, entre le souhait soudanais de sa médiatisation et une Europe, consciente du risque élevé d’atteinte à sa réputation, qui désavoue travailler avec les forces affectées à la surveillance des frontières, à la triste réputation, passée et présente. 

Le destin des migrants appréhendés succède à celui de ceux qui se dérobent au contrôle des frontières, également édicté par l’Europe :

Les migrants, au ban d’une société pragmatique :

Enfermés dans des camps isolés où la sécurité alimentaire est précaire, les migrants, assignés à résidence, se défont de leur rêve d’une vie meilleure mais leur nombre grandit car la violence des régimes, à l’image de celui d’Asmara, alimente un exode massif.

À nouveau, cette détresse est associée à l’Europe, car à nouveau, la crise des migrants impose le dialogue et exhorte à la coopération. Ainsi, l’UE ignore les excès du régime dictatorial en Afrique de l’Est, dans une logique court-termiste, en conditionnant l’octroi d’aides à l’entrave apportée aux flux migratoires, plutôt qu’aux valeurs du traité de Lisbonne.

Mais si on peut cependant nuancer la coopération des autorités érythréennes, en révélant la corruption des fonctionnaires aux frontières, reconvertis en passeurs, on a une exportation des menaces du régime dictatorial qui parvient jusqu’aux migrants, arrivés en eldorado européen, notamment sous forme d’une taxe obligatoire. Là encore, les puissances occidentales détournent le regard, sur leur propre espace souverain. 

L’implication européenne, répétée, dans le destin des migrants, divers mais fatal, est justifiée par le « pragmatisme ». Et cette démarche ne saurait être remise en question par « des conséquences non voulues qui font que des hommes en envoient d’autres à la mort ». Ces propos sont de Stefano Manservisi, Directeur général de la coopération internationale et du développement à la Commission européenne18, et ils choquent face aux corps inertes que le désert ne parvient pas parfaitement à dissimuler. Ainsi, la démonstration méthodique d’une causalité entre la politique de Bruxelles et les conséquences funestes pour l’Afrique rencontre le déni. 

Cette détresse humaine, avec la mort sur les routes barrées et la détention violente dans les camps, est apparentée à une détresse politique, avec des « écritures européennes » sur le sol africain :

Une Afrique, déchargée de la publication des bans par l’assesseur européen :

L’affliction africaine est également politique avec une question migratoire érigée en priorité par les destinations européennes. Cette primauté est imposée par un discours autocratique et des intérêts exclusifs, dans une Europe où l’extrême droite progresse. Et, malgré des résistances, la voix des anciennes puissances coloniales condamne la migration, alors même qu ‘ « on a tous migré à un moment de notre histoire » milite le directeur des affaires sociales de l’Union Africaine, Olawale Maiyegun19.

Un canal de développement africain est ainsi endigué, et avec lui les mécanismes d’augmentation des investissements directs étrangers et d’exportation vers les destinations d’expatriation…

Et au discours unilatéral, s’ajoute un étirement des frontières européennes jusqu’aux espaces de souveraineté des États africains. Ainsi, les garde-côtes et la garde civile espagnols séjournent à Dakar car la route jusqu’aux Canaries pourrait se rouvrir à tout moment.

Cette présence est coordonnée à l’échelle européenne, par l’agence de gardes-frontières et garde-côtes, Frontex.

Cette négation de la liberté de circulation et cette extension matérielle des puissances du système dit westphalien, pourtant obsolète et illégitime, ne s’attaquent pas aux causes profondes de l’émigration vers l’Europe et finance massivement Frontex : 

Multiplié par 58 en 15 ans, son budget atteint en effet l’impressionnant chiffre de 345 millions d’euros en 2020. Et au-delà de cette disproportion, on pointe à nouveau l’atteinte portée aux États africains, car la frontière est un attribut essentiel premier marqueur de l’identité des peuples. En effet, Frontex est chargée de la sécurisation des frontières extérieures de l’Europe et de la méditerranée mais également de la formation des gardes-frontières en Afrique. Ce contrôle européen impacte la souveraineté externe des États et leur reconnaissance internationale.

Et leur activité supporte à nouveau la signature d’accords cyniques avec des États mafieux. En effet, l’Europe échange des informations dans le domaine des migrations et de la criminalité avec les services de sécurité des États membres du réseau Africa-Frontex Intelligence Community, dont les deux tiers sont des régimes autoritaires.

La dépense, exponentielle, centrée sur des besoins discrétionnaires de l’UE, afin de lutter contre l’immigration clandestine, se double d’un entretien de son industrie de sécurité.

Le pourvoyeur de l’équipement technique déployé sur les nouvelles frontières européennes profite de l’arrogante politique de développement de Bruxelles. L’Afrique est décrite comme un gâteau à partager, une métaphore évocatrice de 1885. Et la critique d’une action civilisatrice est légèrement insinuée par la modernité introduite et l’idée d’efficacité.

Les conséquences fatales de ces épousailles abusives servent un objectif précaire européen. La juxtaposition d’une famine africaine et d’une gloutonnerie occidentale invalide l’arithmétique de Bruxelles, élevant les barricades européennes au-dessus de toute obligation d’assistance. 

Si l’épreuve de la souffrance dans les camps diffère selon les pays, la confrontation à la faim est cruellement banale. Et le financement de l’aide internationale se tarit, proportionnellement au nombre croissant de migrants. Ainsi, les besoins considérables de l’Ouganda, où près d’un million et demi de personnes sont réfugiées mais affranchies, n’attirent pas le portefeuille européen, qui lui préfère les États oppressifs de l’itinéraire des réfugiés.

Pour le Haut-Commissariat aux réfugiés, la chute du nombre d’arrivées n’abolit pas la crise migratoire mais signifie une multiplication des morts, déplacés de la méditerranée au Sahara. La condamnation arbitraire des africains est le fait d’une stratégie européenne qui débourse pour le contrôle aux frontières plutôt qu’en faveur de politiques de développement efficaces.

Malgré son expérience communautaire, l’UE poursuit une politique à sens unique, considérant les migrations avant tout comme une menace (à quelques exceptions près, comme l’Allemagne en 2015, en peine de main d’œuvre).

Les principales routes migratoires vers l’Union Européenne, d’après les détections de franchissements illégaux des frontières. (© Frontex 2019)

Le présupposé occidental d’une négation des frontières nationales est ainsi testé et corrigé : les périphéries sont devenues une réalité africaine. Mais ce débat a mis en perspective la lecture exclusive de cet objet en tant que « coupure » entre des entités, qui, séparées, se confrontent. En effet, ce sont également des « coutures », des espaces dynamiques faits de passage et de coopérations. 

Cependant cet autre emploi des frontières est nié par les « teichopolitiques » européennes20, qui érigent des murs « anti-pauvres », valorisant la mobilité des riches et assignant à résidence les populations pauvres21. Et la létalité des frontières expose le coût surhumain des tentatives de contournement de ces barrières, qui font un juteux marché pour les entreprises de sécurité occidentale. 

Adèle GRENAILLE

  1. Référence aux stèles nubiennes portant l’inscription de gardes frontières, filtrant les caravanes : Michel Foucher. 

Source des propos : Dominique Rousset, Anne-Laure Amilhat-Szary et Michel Foucher, « De l’utilité (ou pas) des frontières contemporaines ? », Émission Nos Géographies, France Culture, 13 mai 2021.

  1. Le système dit westphalien désigne le système international né des traités de Westphalie de 1648, qui reconnaissaient l’État comme « forme privilégiée d’organisation politique des sociétés et la naissance du système interétatique moderne ». 

Source : Dictionnaire des relations internationales, Dalloz. 

Et ce tracé des limites de souverainetés en Europe postulait d’une hiérarchie internationale où les États européens dominaient. Aujourd’hui, on parle d’un monde « post-westphalien ».  

  1. Après une guerre d’indépendance, de 1961 à 1991, entre l’Érythrée et l’Éthiopie, la séparation pacifique est actée en 1993 suite à un référendum. Mais les deux pays s’opposent sur des questions monétaires et commerciales et une guerre fratricide les oppose de 1998 à 2000. Malgré les accords d’Alger (2000) et un traité de paix (2018), les tensions persistent dans la région de la Corne de l’Afrique. Aujourd’hui, la Guerre du Tigré (2020) oppose les deux anciens ennemis au Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). 
  2. Principe d’intangibilité énoncé par feu l’Organisation de l’Unité Africaine en 1963, à l’article 3§3 de la Charte. 
  3. Source des données : Nations Unies (2019). 
  4. On peut citer les câbles ACE, Main One to Africa, Djoliba ou encore 2Africa, un projet de câble de télécommunications sous-marin international destiné à faire le tour du littoral du continent africain, d’ici 2024. 
  5. L’œuvre de F. Ratzel, « Anthropogéographie », compare les États à des organismes biologiques. Il conceptualise le  « Lebensraum » ou  « espace vital », c’est-à-dire un darwinisme social postulant l’idée d’un territoire suffisant pour assurer sa survie puis favoriser sa croissance. Ce concept géopolitique a ensuite été repris par dans les milieux impérialistes allemands puis par le nazisme. 
  6. B. Levy, S. Kpundeh, « Building state capacity in Africa : new approaches, emerging lessons », World Bank Institute, IBRD, 2004.
  7. A. Alesina, W. Easterly, J. Matuszevski, « Artifical States », Journal of the European Economic Association, 2012.
  8. P. Englebert, « State Legitimacy and Development in Africa », London and Boulder : Lynne Rienner Publishers, 2000.
  9. J. Aker, M. Klein, S. O’Connell, M. Yang, « Borders, ethnicity and trade », Journal of Development Economics, vol 107, 2014, pp 1-16.
  10. D. Bach, « Frontiers versus Boundary-Lines : changing Patterns of State-Society. Interactions in Sub-Saharan Africa », Welttrends, 1997. 
  11. W. Easterly, R. Levine, « Troubles with the Neighbours : Africa’s Problem, Africa’s Opportunity », Journal of African Economies, 1998.
  12. D. Cogneau, S. Mesplé-Somps et G. Spielvogel, « Development at the Border : Policies and National Integration in Cote d’Ivoire and its Neighbors », Policy Research Working Paper, World Bank, Washington DC, 2013.
  13. Source des propos : Yves Gounin, « Michel Foucher. Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe », Afrique contemporaine, vol.  250, n°2, 2014, pp. 158-159.
  14. En effet, 75% des frontières africaines ont été tracées entre 1885 et 1910. 

Source des données : M. Foucher, « Fronts et frontières », Fayard, 1991.

  1. Mohamed Bazoum, alors Ministre de l’Intérieur du Niger (actuel Président, depuis le 2 avril 2021), avait déclaré en 2017 lors d’une tournée de sensibilisation sur la migration irrégulière, que « (le désert nigérien) est plein de corps des migrants ». 

Source des propos : VOA Afrique (juillet 2017). 

  1. Source des propos : Jan M. Schäfer, « États africains, portiers de l’Europe », diffusé à l’été 2018 par Zweites Deutsches Fernsehen et ARTE. 
  2. Source des propos : Jan M. Schäfer, « États africains, portiers de l’Europe », diffusé à l’été 2018 par Zweites Deutsches Fernsehen et ARTE. 
  3. « Par teichnopolitique, on entend toute politique de cloisonnement de l’espace, en général liée à un souci plus ou moins fondé de protection d’un territoire – et donc pour en renforcer le contrôle. » 

Source de la définition : Florine Ballif et Stéphane Rosière, « Le défi des “teichopolitiques”. Analyser la fermeture contemporaine des territoires », L’Espace géographique, vol 38, n°3, 2009, pp. 193-206. 

  1. Chaque année, le cabinet Henley établi un “Passeport Index” en comparant l’accès sans visa de 199 passeports différents à 227 destinations de voyage : 

Consultable : https://www.henleyglobal.com/passport-index 

Ressources : 

  • Awenengo Dalberto, Séverine, « Frontières et indépendances en Afrique subsaharienne. Compte rendu de colloque », Afrique contemporaine, 2010. 
  • Bach, Daniel, « Frontiers versus Boundary-Lines : Changing Patterns of State-Society Interactions in Sub-Saharan Africa », Welttrends, 1997. 
  • Bennafla, Karine, « Les frontières africaines : nouvelles significations, nouveaux enjeux », Bulletin de l’Association de géographes français, Géopolitiques africaines, 2002. 
  • Badie, Bertrand, « La fin des territoires nationaux ? Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect », Politique étrangère, 1995. 
  • Badie, Bertrand et Foucher, Michel, « Vers un monde néo-national ? », Paris, CNRS Editions, 2017. 
  • Bouquet, Christian, « L’artificialité des frontières en Afrique subsaharienne », Les Cahiers d’Outre- Mer, 2003. 
  • Coquery-Vidrovitch, Catherine, « Frontières africaines et mondialisation », Histoire@Politique, 2012. 
  • Foucher, Michel, « Le retour des frontières », Paris, CNRS Editions, 2020. 
  • Foucher, Michel, « Frontières d’Afrique : pour en finir avec un mythe », Paris, CNRS Editions, 2014. 
  • Rosière, Stéphane, « Frontières de fer, le cloisonnement du monde », Arguments et mouvements, Syllepse, Février 2020. 
  • Wackermann, Gabriel, « Quel sens pour la notion de frontière dans la mondialisation ? », Cités, 2007. 
  • Rousset, Dominique, Amilhat-Szary, Anne-Laure et Foucher, Michel, « De l’utilité (ou pas) des frontières contemporaines ? », Émission Nos Géographies, France Culture, 13 mai 2021.
  • Schäfer, Jan, « États africains, portiers de l’Europe », diffusé à l’été 2018 par Zweites Deutsches Fernsehen et ARTE. 

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