Syrie : anatomie d’une guerre civile
Conférence du 18 octobre 2016 organisée à l’IREMMO (Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient) pour présenter le livre Syrie : anatomie d’une guerre civile en présence de ses auteurs, Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay. Adam Baczko est chercheur à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), spécialiste des mouvements armés notamment en Syrie et en Afghanistan. Gilles Dorronsoro est chercheur en Sciences politiques spécialiste de l’Afghanistan et de la Turquie. Arthur Quenay est doctorant chercheur à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste du Moyen-Orient et membre du think tank Noria.
Pour écrire ce livre, les auteurs se sont rendus en Syrie au cours des mois de décembre 2012, janvier 2013 et août 2013. Les mois écoulés entre ces deux périodes ont permis de mettre en lumière un basculement extrêmement rapide de la situation, culminant avec l’importance prise par Daesh dans le conflit. Ils ont procédé à 250 entretiens formels ainsi qu’à de nombreux entretiens informels, les noms des personnes interrogées ayant néanmoins été modifiés dans l’ouvrage.
Gilles Dorronsoro a rappelé les raisons ayant poussé les Syriens à manifester à partir de 2011. Les Printemps arabes ont transformé les perceptions de la population syrienne qui a commencé à entrevoir une « fenêtre d’opportunités ». De plus, les réactions du régime face à l’opposition n’étaient pas rationnelles, n’hésitant pas en 2011 à torturer un homme coupable d’avoir réalisé un simple graffiti, attisant ainsi les tensions.
Les manifestations en Syrie se démarquaient par l’absence de mobilisateurs, leur manque d’organisation et leur spontanéité. Il faut dire qu’une organisation structurée était alors impossible à mettre en place en Syrie, le régime supprimant immédiatement toute tentative par la répression. Enfin, ces manifestations n’étaient pas communautarisées, regroupant différentes composantes de la société syrienne. En conclusion, Gilles Dorronsoro a précisé que le terme de « guerre civile » fait ici référence à la perte du monopole de la violence par l’Etat.
Arthur Quesnay a souhaité mettre en avant ce qui constitue selon lui les deux particularités du conflit syrien : la territorialisation et la fragmentation de l’insurrection.
Très rapidement, les cellules clandestines et les manifestants ont dû trouver des zones pour se réfugier. Ils se sont tout d’abord regroupés dans les zones urbaines populaires, telle que l’Est d’Alep, où la police est moins présente, le régime contrôlant difficilement ces zones de provinces, caractérisées par des rues étroites facilitant les fuites. A l’inverse, l’armée du régime a choisi d’abandonner certaines zones, préférant se regrouper sur une « Syrie utile », ne représentant qu’une petite partie du territoire et comprenant notamment les grands axes routiers.
A partir de 2012, les insurgés vont mettre en place des systèmes de gouvernance. Cet effort est caractérisé par la construction par le bas de mécanismes institutionnels grâce à la population qui prend en charge l’action publique classique : création de conseils municipaux, gestion de l’accès à l’habitat, gestion des déchets… Les insurgés regroupés dans une même zone vont d’ailleurs jusqu’à créer leurs propres tribunaux. Ces mouvements, accompagnés par des groupes armés dirigés par des rebelles, entraînent donc une politisation et créent des enjeux de pouvoirs internes à la révolution. Alep est l’exemple typique de ces efforts d’institutionnalisation, un Conseil élu étant en charge de la ville depuis 4 ans, alors que les mêmes mécanismes n’ont été mis en place que tardivement dans le reste du pays, notamment à Raqqa. Dans d’autres régions, notamment celle de Kobané, ce sont les forces kurdes qui ont rempli le vide politique et se sont établies dans les anciens bâtiments des administrations.
Au-delà de cette territorialisation, ce conflit est aussi marqué par une fragmentation de l’opposition. La militarisation de l’insurrection a amené à s’interroger sur la manière de la financer. Ces besoins de financement expliquent la fragmentation de l’opposition et sa politisation : chaque groupe va alors se rallier à tel ou tel pays voisin ainsi qu’à sa politique. Une fragmentation a surtout lieu en raison de la volonté de certains groupes de « faire une révolution dans la révolution ». C’est notamment le cas du PYD (Parti de l’union démocratique, en kurde Partiya Yekîtiya Demokrat), branche syrienne du PKK [1], qui en profite pour récupérer des territoires.
Adam Baczko est revenu sur les effets sociaux d’une guerre civile. Ce terme mène souvent à penser que les régions concernées connaissent un chaos, un vide institutionnel, une radicalité quasi intrinsèque de la population ou à l’inverse une certaine passivité. Or, les effets d’un tel conflit sur les relations sociales ne sont pas nécessairement aussi forts. Les populations locales ne mettent pas en pause leur vie personnelle. Le discours du chaos s’explique par la surmédiatisation des conflits. Néanmoins, cette guerre civile entraîne une perte du capital social d’une partie de la population qui éprouve également des difficultés à conserver son statut social. De même, il est difficile de maintenir des relations sociales : les bombardements et les violences poussent les Syriens à ne pas sortir de chez eux, les communications téléphoniques sont parfois impossibles tandis que la destruction totale ou partielle de certains logements ne permet pas de recevoir des proches. Mais à l’inverse, certains groupes voient leur capital social augmenter. C’est notamment le cas de ceux qui s’engagent directement dans la lutte armée, leur permettant ainsi d’acquérir un certain prestige alors qu’une grande majorité de ces combattants est issue de classes populaires.
L’un des changements majeurs sur le territoire syrien reste sa division en quatre grandes zones, caractérisées par quatre politiques et manières de gouverner, quatre objectifs, quatre systèmes économiques et quatre régimes identitaires. Le pays est en effet divisé entre les zones contrôlées par le régime, et celles contrôlées par le PKK, les municipalités créées par les rebelles syriens ou l’Etat islamique.
Sur le plan économique, tout le patrimoine syrien s’effondre. Cela concerne tout d’abord le patrimoine immobilier mais également la destruction des circuits économiques classiques au niveau national du fait de la création de frontières séparant ces divers groupes – alors qu’à l’inverse les frontières vis-à-vis des pays voisins sont de plus en plus poreuses. Désormais, il existe donc quatre façons d’organiser l’économie, pouvant être regroupées dans deux grands modèles. La politique économique du PYD est caractérisée par une forme d’autarcie, leur zone d’influence étant entourée par l’insurrection et par la Turquie avec laquelle il ne peut commercer. De même, l’Etat islamique connaît une autarcie, qui provient davantage d’une volonté de conserver une autonomie. A l’inverse, les insurgés syriens bénéficient d’une aide économique internationale. Le régime est quant à lui dépendant des aides russes et iraniennes qui maintiennent le gouvernement sous perfusion. Si la dette syrienne était absolument nulle avant le début de conflit, elle représente aujourd’hui près de 200% du PIB tandis que la monnaie nationale s’est effondrée.
Le pays est également divisé entre quatre façons de penser l’identité, avec des hiérarchies différentes entre les groupes culturels. A titre d’exemple, être alaouite devient de plus en plus difficile dans les zones contrôlées par l’insurrection. Un kurde sunnite se présentera comme kurde auprès du PYD mais mettra uniquement en avant son identité sunnite en allant dans certaines villes telles qu’Alep.
En conclusion de la conférence, Gilles Dorronsoro a apporté des précisions sur les critiques faites à l’égard des interventions étrangères, qui ont au moins le mérite d’éviter un plus grand bain de sang. Avant de pointer du doigt les Etats-Unis, le PKK reste l’une des principales organisations coupables d’ingérences, ne faisant pas réellement partie de la société syrienne. De plus, il est possible de nuancer l’idée reçue selon laquelle les Etats-Unis de Barack Obama seraient intervenus pour renverser Bachar Al-Assad. Le Président américain, ainsi que sa secrétaire d’Etat de 2009 à 2013 Hillary Clinton, ont au contraire été extrêmement prudents [2]. L’effet d’emballement est en réalité venu de la France qui s’est placée en pointe des prétentions au renversement du régime. Les Etats-Unis sont prêts à tout pour ne pas intervenir, Obama souhaitant profondément retirer son pays du Moyen-Orient. Si ce dernier peut se permettre de se contenter d’un statu quo dans la région, ce n’est plus le cas des pays européens faisant face à la crise des réfugiés.
Camille Savelli
[1] Le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan) est une organisation politique disposant d’une branche armée et militant pour l’autonomie du Kurdistan. Principalement présent en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran, le PKK est considéré comme un groupe terroriste, notamment par les Etats-Unis et l’Union européenne.
[2] Pour approfondir, voir notre fiche de lecture sur les mémoires d’Hillary Clinton, Le temps des décisions
Pour aller plus loin, lire le compte-rendu de notre conférence : La Syrie vue du Terrain
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