Crise agricole en Inde : un agriculteur se suicide toutes les trente minutes

Crise agricole en Inde : un agriculteur se suicide toutes les trente minutes

Yethe Shetkari Karzatachh Janamtoh ani Karzatachh Mran Paavtoh” (les fermiers naissent endettés, et meurent endettés, en marathi).

L’agriculture indienne est en crise : depuis les années 1990, la croissance de ce secteur qui emploie toujours près de la moitié des personnes actives en Inde s’est ralentie, et a entraîné une baisse de revenus pour les agriculteurs. Certains attribuent cette crise à l’héritage d’une révolution verte, qui a considérablement porté la croissance à partir des années 1960, mais ne s’est pas avérée être un modèle durable de développement. Si l’endettement des agriculteurs était déjà élevé avant l’indépendance, il s’est considérablement alourdi depuis les années 1990, marquées par des réformes économiques néolibérales.

En 2012, le Centre pour les droits de l’Homme et la justice mondiale de la NYU School of Law publiait une étude (1) nommée « Every Thirty Minutes, Farmer Suicides, Human Rights, and the Agrarian Crisis in India » (Toutes les trente minutes, suicides des agriculteurs, droits de l’Homme et la crise agricole en Inde). Le rapport met en avant des chiffres effrayants : il évoque la « plus grande vague de suicides enregistrée dans l’histoire de l’humanité ». En 2009, 17 638 agriculteurs se seraient ainsi donné la mort en Inde, soit un suicide toutes les trente minutes. Ces nombreux suicides ont des conséquences catastrophiques sur le niveau de vie des familles des agriculteurs : en plus de la douleur de perdre un proche, la famille doit rembourser la dette, et les enfants se voient dans l’obligation de quitter l’école très tôt pour travailler et assurer la subsistance de leur famille. Parfois, les agriculteurs mettent fin à leurs jours en buvant les pesticides qu’ils épandent sur leurs semences, ce qui entraîne une mort lente et douloureuse. Dans son livre, Le Monde selon Monsanto, Marie Monique Robin raconte la visite rendue à une jeune veuve indienne, dont le mari avait décidé d’essayer le nouveau coton Bt de Monsanto (2). Elle évoque l’emprunt que celui-ci a contracté pour s’offrir des semences de coton quatre fois plus chères que les autres (3). Son défunt mari se serait endetté pour cela à trois reprises, à hauteur de 60 000 roupies (en Inde à l’époque des faits, 2006, la plupart des ouvriers gagnent moins de 6000 roupies par mois). Les semences, censées requérir moins d’engrais, n’ont pas résisté aux pluies : elles ne seraient pas adaptées aux sols qui regorgent d’eau lors de la mousson. De plus, certains insectes sont devenus résistants aux semences modifiées. L’Inde est inégalement affectée par cette vague de suicides, les Etats du sud, tels que l’Andhra Pradesh, sont en général particulièrement touchés.

Ce suicide des agriculteurs a particulièrement mobilisé l’attention des médias et de la recherche, qui tendent à considérer un cas type, celui de l’agriculteur indien accablé par les dettes. Certaines études (4) poussent cependant à relativiser cette vision, en rappelant que le suicide en Inde est avant tout un phénomène urbain, qui est loin de ne concerner que les agriculteurs. Le taux de suicide des agriculteurs reste en effet inférieur à celui d’autres catégories professionnelles. D’après le National Crime Record Bureau (5) (un organisme indien), 5 650 agriculteurs se seraient suicidés en 2014. Les suicides d’agriculteurs représentent dans le pays presque 11,9% du taux total de suicide. De plus, d’après ce même rapport du NCRB, le suicide des agriculteurs indiens ne serait pas lié uniquement à leur endettement (bien que 20% des suicides le soient). Les problèmes familiaux sont une cause aussi importante que les problèmes d’endettement. Cependant, il faut également relativiser ces chiffres, ils ne prennent par exemple en compte dans la définition d’ « agriculteur » que les hommes et non les femmes touchées également par le phénomène. De plus, certains accusent le gouvernement indien de minimiser les chiffres en question (6). D’autres rapports, en effet, considèrent que l’endettement est bien la première cause de suicide chez les agriculteurs indiens (7).

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Source : Rapport de 2014 du NCRB, Accidental Death and Suicides in India

Il faut chercher les raisons de cette vague de suicides dans l’évolution de l’agriculture indienne depuis l’indépendance en 1947. Durant cette période, les méthodes agricoles traditionnelle, poussée par l’État, montrent leurs limites, ce qui pousse le gouvernement à encourager de nombreuses innovations dans le but d’accroître les rendements. La question est vitale dans un pays ayant connu d’effroyables famines, telles que la famine du Bengale de 1943, qui a entraîné la mort d’entre un million et demi et quatre millions de personnes.

Ainsi, les progrès techniques pour un développement rapide de l’agriculture sont mis en avant à partir des années 1964-1967. Cette révolution verte est incarnée par de grandes innovations : d’abord l’augmentation du nombre de cultures irriguées, grâce à des pompes, qui permettent de rendre ces dernières moins vulnérables aux sécheresses. Les tracteurs et les engrais chimiques, quasiment absents avant la révolution verte, font leur apparition : en 2011, l’Inde a consommé 180 kg d’engrais par hectare (8). L’Inde, qui n’avait pas au début du siècle la capacité de nourrir sa population, devient même un pays exportateur de céréales (9). Seulement, cette croissance fulgurante du secteur agricole ralentit, suite notamment à l’insuffisance des investissements publics.

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La croissance de la production des produits agricoles en Inde. Les chiffres démontrent un ralentissement de la croissance dans les années 1990. Source : Étienne 2005

Les sols ont été appauvris par une utilisation mauvaise et excessive des engrais chimiques, moins fertiles. Les nouvelles semences fournies doivent être ressemées assez régulièrement, ce qui n’est pas toujours respecté et entraîne une baisse des rendements. Depuis le retrait de l’État dans les années 1990, le secteur de l’agriculture est plus dépendant des fluctuations du marché, et a vu la recrudescence des acteurs privés, notamment les grandes entreprises spécialisées dans les biotechnologies agricoles.

En effet, trois grands coupables sont souvent évoqués dans cette baisse de la productivité. Selon Etienne, il s’agit des grands barrages, des OGM et de la révolution verte. Pourtant la révolution verte, si elle n’est pas aussi bénéfique que l’agriculture biologique en « milieu physique ingrat », peut être justifiée dans les régions très peuplées, où les familles d’agriculteurs ont accès à de petites parcelles, et où elle peut permettre une double récolte : l’auteur invite donc à nuancer le débat, même si les effets néfastes de l’utilisation des pesticides et autres engrais chimiques sur la fertilité des sols n’est plus à prouver. M.S Swaminathan lui-même, qui fut l’un des leaders de la révolution verte, a mis en garde dès le congrès indien de la science de 1968 contre l’utilisation excessive des engrais chimiques, qui n’est pas durable et pourrait entraîner à long terme une détérioration des sols (10).

Les OGM, qui restent des innovations scientifiques dont l’efficacité et l’adaptation aux sols en Inde, sont régulièrement mis en doute et sont également pointés du doigt. Le coton OGM commercialisé par l’entreprise Monsanto est le plus incriminé en Inde. Certains échecs ont été constatés, comme dans l’Andhra Pradesh, où selon un rapport du département d’Etat chargé de l’agriculture de 2003 (11), les agriculteurs auraient globalement observé des effets négatifs sur les récoltes et une inadaptation des nouvelles semences. La question est très controversée et semble se heurter aux intérêts commerciaux : une autre étude, menée par l’agence de marketing Nielsen (12) pour le compte de Monsanto, démontre que les profits auraient augmenté de 95 %. Les chiffres relatifs à la performance des semences transgéniques ont tendance à fluctuer beaucoup selon les sources. Dans son rapport de 2003-2004 (13), la FAO apporte également un regard positif sur les OGM, en considérant que « la biotechnologie peut bénéficier aux petits fermiers disposants de peu de ressources ».     
Les OGM permettraient en effet d’augmenter les profits des agriculteurs, mais sont aussi des produits très coûteux pour des familles aux revenus bas, qui plongent de nombreux agriculteurs dans le cercle vicieux de la dette. Cette assertion est donc largement contredite dans les faits. Le rapport du Centre pour les droits de l’Homme et la justice mondiale (cité en début d’article) insiste sur les producteur de coton, car les études démontrent que le taux de suicide est supérieur là où l’on produit plus de coton. Le coton est tiré de cultures commerciales : il s’agit en anglais de cash crops, c’est à dire de graines fournies aux agriculteurs par une entreprise distincte des fermes, dans le but de réaliser un profit.


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Manifestation contre Monsanto, place de la République à Paris, le 21 mai 2016

Si certains accusent Monsanto d’écocide – un tribunal international s’est tenu le mois dernier à la Hague dans le but de prouver la culpabilité de l’entreprise (14) – d’autres parlent également de génocide, comme la militante écologiste et féministe Vandana Shiva (15). Cette dernière, dans une réponse à un article (16) de l’hebdomadaire Nature, publié sur son blog (17) en 2013, souligne le lien entre l’entrée des entreprises multinationales sur le marché de l’agriculture indien, et le début de la vague de suicides. Elle considère que les suicides se sont encore multipliés avec la production de coton Bt OGM. En effet, avec l’entrée des acteurs privés dans ce secteur, les graines sont devenues des « biens » qui doivent être rachetées régulièrement à prix fort pour les petits exploitants. Pour la militante, les organismes génétiquement modifiés ne sont pas que des graines, mais entraînent aussi un contexte qui conduirait les agriculteurs au suicide.

Elle incite à regarder plus loin que la seule technologie innovatrice, et à observer les conséquences et les liens d’obligations que cette technologie entraîne. Pour elle, les statistiques sont aisément manipulées par les personnes souhaitant nier ce lien, qui s’appuient sur les statistiques nationales, alors que l’Inde est un pays très étendu et diversifié, dans lequel seulement quelques États sont spécialisés dans la culture du coton. L’augmentation du  prix des graines dans ces pays a eu des conséquences désastreuses pour les agriculteurs, le prix des « droits d’auteurs » dus à Monsanto ayant fait augmenter le prix des graines de 8000 %. La présence des insectes parasites dans les cultures n’a pas baissé, malgré la promesse de l’entreprise, et a suscité une utilisation accrue d’insecticides. Ainsi la culture de ce coton particulier a augmenté la pression pesant sur les agriculteurs, criblés de dette, sans pour autant voir une augmentation de leurs rendements et de leur revenu. Elle considère que les scientifiques qui jugent que ces semences ont bénéficié aux petits exploitants, comme Kathage et Qaim (18), mènent des études faussées en se basant sur des chiffres issues d’études chaperonnées par Monsanto.

Ainsi, même si la question du suicide de nombreux agriculteurs indiens, et de son lien avec le développement des cultures génétiquement modifiées en Inde, reste controversée, et souvent manipulée à des fins politiques ou selon des intérêts commerciaux, il n’empêche que la révolution verte s’essouffle avec les technologies qu’elle a apportées. Ce système de développement porté par des grandes entreprises comme Monsanto, largement médiatisées, diabolisées, et désormais poursuivies, montre ses faiblesses et pousse certaines personnes à revoir complètement leur mode de fonctionnement. Des militant(e)s comme Vandana Shiva portent cette volonté de changement vers un autre modèle agricole, qui rendrait leur indépendance aux paysans indiens et leur permettrait de sortir du cercle vicieux de la dette (19).


Chloé Desmarets

Sources :

(1) Every Thirty Minutes, Farmer Suicides, Human Rights, and the Agrarian Crisis in India, NYU School of law, Center for human rights and global justice :  http://chrgj.org/wp-content/uploads/2012/10/Farmer-Suicides.pdf

(2) Présentation par Monsanto des évolutions des types de semences de coton génétiquement modifié en Inde : http://www.monsanto.com/global/fr/actualites/pages/le-coton-en-inde.aspx

(3) Sur le monopole de Monsanto concernant le coton en Inde, un marché “juteux”, pour lequel l’entreprise touche en plus des prix de vente, des “royalties” fixées librement. Cette année, le gouvernement indien a annoncé sa volonté de reprendre le pouvoir sur les prix du coton : http://www.lesechos.fr/12/04/2016/lesechos.fr/021835533698_coton—l-inde-entame-un-bras-de-fer-avec-monsanto.htm

(4) ESTABLET Roger, Le Suicide en Inde au début du XXIe siècle, Sociologie, n°2 volume 3 2012 : http://sociologie.revues.org/1265

(5) Accidental Deaths and Suicides in India, National Crime Records Bureau, Ministry of Home Affairs, 2014 : http://ncrb.nic.in/StatPublications/ADSI/ADSI2014/adsi-2014%20full%20report.pdf

(6) Le gouvernement tente même plutôt de minimiser les chiffres, notamment en créant deux catégories : les agriculteurs d’un côté et les travailleurs agricoles de l’autre, afin de faire baisser le nombre de suicide dit « d’agriculteurs ».” : GUINARD Antoine, Hausse des suicides chez les agriculteur indiens, RFI, 7 septembre 2015 : http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20150907-inde-hausse-suicides-agriculteurs-indiens-modi

(7) JAH, MAHAJAN et ACHARYA, Agriculture indienne en crise : accaparement des terres et insécurité alimentaire, Alternatives Sud, volume 18 2011 :http://www.cetri.be/IMG/pdf/3-5.pdf

(8) Les chiffres de la Banque Mondiale sur la consommation d’engrais : chiffres banque mondiale http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/AG.CON.FERT.ZS?locations=IN&view=chart

(9) La France Agricole, 23 novembre 2012 : L’Inde rejoint les pays importateurs de blé : http://www.lafranceagricole.fr/actualites/cereales-l-inde-rejoint-les-exportateurs-de-ble-1,0,86240728.html

(10) Évoqué dans le rapport final de la 95e session du Congrès indien de la science en janvier 2008 : http://www.sciencecongress.nic.in/html/pdf/Booklet_inner_1403_final.pdf

(11) Performance Report of Bt Cotton in Andhra Pradesh, State Department of Agriculture, 2003 : http://envfor.nic.in/sites/default/files/geac/srap.pdf

(12) ACNielsen, mars 2004, Performance of Bollgard Cotton in 2003

(13) FAO, The State of Food and Agriculture, Agricultural Biotechnologies, Meeting the Needs of the Poor ? 2003-2004 : http://www.fao.org/docrep/006/Y5160E/y5160e00.htm#TopOfPage

(14) Site internet du Monsanto Tribunal : pourquoi ? http://www.monsanto-tribunalf.org/Pourquoi

(15) LABRO Camille, La diva verte, Le Monde, 5 décembre 2014 : http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2014/12/05/vandana-shiva-la-diva-verte_4534302_4497186.html

(16) GILBERT Natascha, Case Studies : a Hard Look at GM Crops, Nature, 1er mai 2013 : http://www.nature.com/news/case-studies-a-hard-look-at-gm-crops-1.12907

(17) La réponse de Vandana Shiva sur son blog, The Navdania Diary : http://www.navdanya.org/blog/?p=744

(18) KATHAGE, QAIM, Economic Impacts and Impact Dynamics of Bt Cotton in India, PNAS n°29 volume 109 juillet 2012, Calestous Juma :  http://www.pnas.org/content/109/29/11652

(19) Interview de Vandana Shiva réalisée dans le cadre du film En quête de sens, de Nathanaël Coste et Marc de la Ménardière, paru en 2015 : http://enquetedesens-lefilm.com/nos-p%C3%A9pites

ETIENNE Gilbert, Agriculture et Économie rurale en Inde – Début de réveil, Revue Tiers-Monde n°183 2005, Armand Colin, p.539-558

ROBIN Marie Monique, Le monde selon Monsanto, de la dioxine aux OGM, une multinationale qui nous veut du bien, La Découverte / Arte éditions, 2008, 372 p.

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