La construction européenne est-elle prisonnière des relations franco-allemandes?

La construction européenne est-elle prisonnière des relations franco-allemandes?

15-07-13-merkel-hollande-tsipras-poutineCaricature de Placide


« Quand la France et l’Allemagne ont une position commune, alors l’Europe peut en avoir une. Ce théorème fonctionne toujours. »

          Constate M. Bernard de Montferrand, ancien ambassadeur de France en Allemagne, démontrant ainsi de la nécessité d’une entente entre les deux Etats au sein de la construction européenne. Aujourd’hui on désigne souvent cette entente entre les deux puissances par l’expression de « moteur franco-allemand » au sein du continent. En effet, les deux pays ne sont pas seulement au cœur de l’Europe par leur position géographique mais également par leur poids économique et politique et leur capacité à influer sur les décisions prises dans l’Union Européenne.  L’Idée d’un rapprochement franco-allemand qui mènerait in fine à une union de l’Europe n’est d’ailleurs pas nouvelle et leur force d’impulsion de la construction a été démontrée tout au long du XXème siècle , preuve de l’impact des relations franco-allemandes sur la construction européenne, que l’on définira comme l’ensemble des projets d’unification de l’Europe, condamnée à de maintes reprises à la dépendance d’un accord entre Berlin et Paris.

Si l’on s’en tient aux différences culturelles, sociales ou politiques entre les deux pays et aux nombreux conflits qui les ont opposés, cette solidarité de part et d’autre du Rhin n’est pourtant pas des plus naturelles. Le lien unique entre les deux Etats est le fruit d’un long travail d’acteurs divers, d’une analyse lucide et d’une volonté réciproque. Cependant, des tensions ont parfois agité les relations franco-allemandes et leur seule entente n’a pas toujours suffi à relancer la construction européenne.

Les intérêts divergents de la France et de l’Allemagne font obstacle aux prémices de la construction européenne (1914-1950)

              Le rapprochement franco-allemand ne se serait pas fait si les pays n’y avaient pas vu un intérêt. Mais alors que dans cette première moitié de siècle, les acteurs privés et la société civile œuvrent dans le sens d’une réconciliation de la France et de l’Allemagne qui devrait aboutir à un rassemblement européen, les relations diplomatiques restent tendues et la construction européenne est freinée par l’échec des acteurs diplomatiques.

Alors même que la Première Guerre Mondiale bat son plein, l’auteure alsacienne Annette Kolb prédit déjà que « les gardiens du Rhin se lèveraient un jour comme les gardiens de l’Europe dès que celle-ci serait unie par un péril commun », introduisant l’idée d’un rapprochement franco-allemand qui permettrait un rassemblement des peuples européens. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, des acteurs de la société civile agissent dans le sens d’un rapprochement franco-allemand au sein d’une Europe en reconstruction. Bien que Français et Allemands se soient entre déchirés durant la guerre, industriels, intellectuels et autres personnalités contribuent pas à pas au rétablissement des relations entre leurs deux pays. En 1919, Konrad Adenauer prononce un discours à l’université de Cologne dans lequel il prône une réconciliation des peuples européens et notamment de la France et de l’Allemagne. D’autres avis en ce sens suivent. Parmi eux, on peut citer Jacques Rivière[1], dirigeant de la Nouvelle Revue française. Pour lui, la « cellule de renaissance européenne c’est un accord franco-allemand ». On retrouve ce même avis du côté de Nonnenbruch de la Deutsche Zeitung qui propose la création d’un « empire » européen réunissant la France et l’Allemagne afin que l’Europe puisse s’imposer sur la scène internationale. La presse est un lieu d’échanges actifs comme c’est le cas de la revue Europe fondée en 1923 où publient des auteurs français et allemands dont Raymond Aron et Heinrich Mann. Cette volonté de rapprochement est mise en pratique lors de la création en 1926 du Comité Franco-Allemand de Documentation et d’Information à l’initiative de différents acteurs tels que le diplomate Wladimir d’Ormesson, le politique Emile Mayrisch mais aussi des hommes de l’industrie ou de la banque. Cet organisme a eu pour but l’amélioration des rapports et la réconciliation entre les deux rives du Rhin avec en arrière-plan un idéal européen. En 1927, lors de la première réunion du Comité, Albert Einstein salue d’ailleurs « les pionniers de l’union européenne qui sortira naturellement de l’entente franco-allemande ».

Parallèlement, le rapprochement se fait également sur le plan économique. Pendant la guerre, Walter Rathenau[2] réfléchit par avance à une future gestion européenne des matières premières et à une potentielle union douanière. A ses yeux, celles-ci ne peuvent avoir lieu sans un rapprochement franco-allemand. Après le succès des accords de Locarno est fondé  en 1925 le Comité d’Action Économique et Douanière et en 1926, Mayrisch impulse la création de l’Entente Internationale de l’Acier avec comme premiers membres l’Allemagne, la France, le Luxembourg et la Belgique. Ces deux instances sont le résultat d’échanges entre industriels franco-allemands et leurs voisins européens. Ils sont une première étape vers la construction d’une Europe économique et industrielle. Louis Loucheur[3] fait également partie des défenseurs d’une Europe franco-allemande sur le plan industriel. En 1925 à la Société des Nations (SDN), il propose que les pays européens organisent la production économique sous forme États-Unis d’Europe, avec une base franco-allemande. Cependant, son projet reste lettre morte. Ainsi, le rapprochement entre acteurs de la société civile de France et d’Allemagne a contribué à la construction d’un projet de rassemblement européen. Comme le résume Robert Bosch magnat de l’industrie allemande en 1932, « Sans une entente avec les Français, il n’y aura pas de Paneurope. »

          Malgré une action de la part des acteurs privés et de la société civile, les relations diplomatiques entre les deux États ainsi que l’échec de certaines initiatives nuit à la mise en place d’une union de l’Europe qui reposerait sur l’entente franco-allemande. La Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles qui a suivi sont révélateurs du déséquilibre du lien franco-allemand. La France vindicative cherche à imposer le paiement de réparations à l’Allemagne et occupe la Ruhr en 1923 pour obtenir ce qu’elle souhaite. Jusqu’aux accords de Locarno, les tensions sont croissantes entre Bonn et Paris, freinant ainsi toute action européenne et ce malgré l’action de la SDN, qui pousse à une réconciliation entre les deux puissances. Par ailleurs, malgré une amélioration par la suite, le plan Briand (1930) de Communauté européenne porté par le Français Aristide Briand et son homologue allemand Gustav Stresemann est un échec, mettant là aussi un point d’arrêt à la construction européenne. S’ensuit la Seconde Guerre mondiale qui ne fait qu’accentuer le ressentiment envers l’Allemagne de la France, marquée par le traumatisme de l’occupation. Alors qu’à la sortie de la guerre, une réconciliation franco-allemande apparaît là encore pour beaucoup, et notamment Winston Churchill, comme une nécessité européenne, les relations entre les deux États ont quelques difficultés à être rétablies.

Ainsi, alors que des initiatives privées et civiles enclenchent les débuts d’un rassemblement européen sur une base franco-allemande, les tensions diplomatiques entre les deux pays et l’échec des projets politiques freinent toute avancée, démontrant ainsi la nécessité d’une entente franco-allemande diplomatique sur le plan européen.

 

La construction européenne n’est pas prisonnière des relations franco-allemandes mais dépend étroitement des relations entre les deux États (1950 – 1990)

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Affiche de mars 1957 célébrant la signature des Traités de Rome

 

       En dépit du rapprochement significatif de la France et de l’Allemagne à partir de la déclaration Schuman du 9 mai 1950, les relations entre les deux États sont marquées par une méfiance commune à l’égard du projet européen. Malgré ces relations franco allemandes peu favorables à la poursuite de la construction européenne, celle-ci se renforce par la mise en place d’institutions, ce qui montre que la construction européenne n’est pas prisonnière des relations franco-allemandes. Toutefois, l’entente franco-allemande reste sur cette période le principal moteur de la construction européenne, dans la mesure où elle permet les avancées les plus significatives. Elle s’avère ainsi être un puissant facteur de progrès pour la construction européenne.

Au début des années 1950, les relations franco-allemandes apportent peu à la construction européenne. En effet,  elles se caractérisent par une méfiance commune à l’égard du projet européen. Du côté allemand, l’opinion publique accueille la déclaration Schuman du 9 mai 1950 avec réticence, voire hostilité. Le parti social-démocrate allemand (SPD)  craint également que la construction européenne n’accentue la division entre la partie de l’Allemagne sous influence occidentale et la partie sous influence soviétique. Du côté français, la méfiance transparaît lors du rejet par l’Assemblée nationale en août 1954 du projet de Communauté européenne de défense (CED). Suite à ce rejet, la France, jusque-là perçue comme l’un des fers de lance du projet européen, est discréditée. Ainsi, bien que dans chaque pays le gouvernement approuve le rapprochement des États européens, les relations franco-allemandes ne sont pas en mesure d’œuvrer en ce sens. Cependant, la construction européenne progresse. Pour la relancer suite à l’échec de la CED, le ministre néerlandais des affaires étrangères Johan Willem Beyen adresse le 4 avril 1955 à ses homologues belge et luxembourgeois, respectivement Paul-Henri Spaak et Joseph Bech, un mémorandum dans lequel il propose la mise en place d’une union douanière devant conduire à une union économique. Le 23 avril, les trois hommes rédigent un mémorandum commun : le mémorandum Benelux. Celui-ci insiste sur la nécessité d’étendre le Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à d’autres domaines, en particulier les transports et l’énergie et sur la nécessité de mettre en place une communauté économique fondée sur un marché commun réalisé grâce à la suppression progressive des droits de douane et des restrictions quantitatives. Ce mémorandum débouche sur la conférence de Messine du 1er au 3 juin 1955 qui réunit les six États membres de la CECA : les trois pays du Benelux qui en sont à l’origine, la France, l’Allemagne et l’Italie. A l’issue de cette conférence, le point de vue des trois pays du Benelux s’impose dans une large mesure puisque dans le communiqué final, les six pays affirment « leur volonté de franchir une nouvelle étape dans la voie de la construction européenne […] et d’abord dans le domaine économique […], de poursuivre l’établissement d’une Europe unie par le développement d’institutions communes, la fusion progressive des économies nationales, la création d’un marché commun et l’harmonisation progressive de leurs politiques sociales. » La conférence de Messine crée un Comité intergouvernemental présidé par Paul-Henri Spaak dont les travaux vont constituer la base des négociations des traités de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM) tous deux signés le 25 mars 1957. Ainsi, grâce à l’initiative des pays du Benelux, deux nouvelles institutions ont pu à terme être mises en place et ce malgré le relatif effacement du couple franco-allemand. Ceci montre que la construction européenne n’est pas prisonnière des relations franco-allemandes puisqu’elle parvient également à progresser grâce à la volonté d’autres pays européens. Néanmoins, sur la période 1950 – 1990, les relations franco-allemandes restent le principal moteur de la construction européenne  de par l’amitié qui lie les chefs d’État allemands et français et qui les conduit à impulser nombre d’avancées.

        Dans sa déclaration du 9 mai 1950, le ministre des affaires étrangères français Robert Schuman affirme que « le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. L’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne. » Ainsi, la construction européenne favorise un rapprochement franco-allemand indispensable à sa réalisation ; celui-ci est consacré dans le traité de l’Elysée signé le 22 janvier 1963 par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, traité d’amitié dans lequel les deux Etats s’engagent dans une coopération accrue dans les domaines des affaires étrangères, de la défense et de l’éducation. En retour, ce rapprochement franco-allemand influence profondément  la construction européenne.  L’amitié entre le Président français Valéry Giscard d’Estaing et le Chancelier Helmut Schmidt est particulièrement fructueuse : en 1974, elle débouche sur l’instauration du Conseil européen ; en 1976 sur la création de la Coopération politique européenne (CPE), ancêtre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) puis de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) de l’Union européenne ; en 1979 sur l’instauration du suffrage universel direct pour les élections au Parlement européen et sur la mise en place du Système monétaire européen (SME).  Les liens entre le Président français François Mitterrand et le Chancelier Helmut Kohl sont également étroits et la coopération franco-allemande aboutit alors à l’adoption de l’Acte unique européen en 1986, à la mise en place de l’Union économique et monétaire (UEM) en 1990 et enfin à l’adoption du traité de Maastricht en  1992 qui instaure l’Union européenne. Ainsi, il convient ici de souligner le rôle fondamental des acteurs : les relations d’amitié entretenues par des personnalités politiques de premier plan de France et d’Allemagne ont permis à la construction européenne de franchir de nouvelles étapes.

A partir de 1990, le rôle joué par les relations franco-allemandes dans la construction européenne change. Il ne s’agit plus d’un rôle d’impulsion mais bien plus d’un rôle de médiateur dans la mesure où le couple franco-allemand va s’avérer indispensable à la résolution des crises que va traverser la construction européenne. En ce sens, cette dernière va se retrouver déterminée par les relations franco-allemandes et donc prisonnière de celles-ci.

Le rôle de médiateur joué par l’entente franco-allemande détermine le processus de construction européenne (1990 – 2009)

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(Crédits: Sabine Nourrit/Aleps)

 

Alors que l’Allemagne est en mesure de devenir le leader économique du continent européen à partir de 1990, les relations franco-allemandes semblent avant tout se tourner vers l’intégration au sein de l’Union européenne, même s’il est parfois difficile de s’imposer d’une seule et même voix pour concilier les intérêts des États-membres. Cette conciliation est prisonnière d’une entente entre la France et l’Allemagne, car les deux pays ont pour responsabilité de gérer les crises qui viennent entraver le processus de construction européenne.

           La réunification allemande du 3 octobre 1990 marque une période de tensions dans la relation entre la France et l’Allemagne, ainsi que dans leur rôle au sein du processus de construction européenne. En effet, l’équilibre qui a prévalu depuis la fin de la guerre paraît menacé par la montée en puissance politique ainsi qu’économique d’un État de 80 millions d’habitants en plein cœur du continent. La Grande-Bretagne, toujours fidèle à sa volonté « d’équilibre des puissances », est réticente à l’idée de laisser l’Allemagne diriger l’intégration européenne. La méfiance est également de mise du côté français, dans la mesure où François Mitterrand craint que l’unité allemande soit une porte ouverte vers l’URSS. Mais Helmut Kohl assure dès 1990 à son allié français que la réunification allemande est un préalable à une plus grande intégration au sein du processus de construction européenne. Les deux pays multiplient par la suite les initiatives intégrationnistes, en tâchant de prendre en compte les intérêts des États-membres : dans une série de lettres communes, Mitterrand et Kohl expriment entre avril 1990 et octobre 1991 leur désir de tracer des perspectives de court et de long terme pour « l’Union européenne ». L’impulsion est donnée en février 1992 avec l’adoption du traité de Maastricht, qui prévoit la mise en place d’une Union économique et monétaire d’inspiration franco-allemande.

Néanmoins, la conciliation est parfois difficile pour la France et l’Allemagne, souvent accusées de s’accaparer le processus d’intégration européenne. Cette logique est accentuée par le fait que Paris et Berlin n’ont pas toujours réussi à développer une vision commune de l’Europe : sur le plan politique, la France défend l’idée d’une Europe confédérale, avec une coopération instituée entre États souverains, tandis que l’Allemagne souhaite élargir au plan européen son système fédéral. Le sommet d’Amsterdam de 1997 a été révélateur de ces tensions à plus d’un titre : la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC), un des trois « piliers » du traité de Maastricht de 1992, a été renégociée non sans peine par les États-membres. La création d’un « Haut représentant pour la PESC » ne doit pas, pour les Pays-Bas et le Royaume-Uni, remplacer l’OTAN et sa politique de défense. La Suède ou l’Autriche par exemple ne font rien pour aller vers une plus grande intégration de la défense européenne, et restent « neutres ». L’existence d’une « identité européenne de défense » n’est en réalité défendue que par la France, et même l’Allemagne peine à suivre sa voisine sur cette voie. Ce n’est qu’au Conseil européen de Cologne de juin 1999 que l’on vient à bout des désaccords. France et Allemagne s’unissent face à l’opposition britannique, qui finit par céder, et l’on assiste dès lors à la naissance de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD). Ainsi, on constate que ce n’est qu’avec de bonnes relations franco-allemandes que le processus de construction européenne peut atteindre son plein degré d’intégration.

              Même s’il existe certaines divergences quant à la vision à donner au processus d’intégration européenne entre l’Allemagne et la France – concernant la volonté d’intégrer rapidement ou non au sein de l’Union les ex-États socialistes – on constate un consensus qui permet de venir à bout des périodes de blocage. Les rejets français et hollandais en 2005 du projet de Constitution pour l’Europe marquent une période de blocage de la construction européenne mais jettent également un froid sur les relations franco-allemandes. Peu avant la ratification du traité – dit de « Rome II » –  par l’Allemagne le 12 mai 2005, le chancelier Gerhard Schröder déclarait à la Sorbonne en avril que « la France a besoin de l’Europe et l’Europe a besoin de la France ». L’Allemagne espérait que sa décision inciterait le pays à dire « oui » à un projet d’intégration européenne encore plus approfondi. Malgré cette crise profonde, l’impulsion est redonnée par la France lors du Conseil européen des 21 et 22 juin 2007, où les vingt-sept chefs d’États et de gouvernement décident de préparer un nouveau traité. Le sommet de Lisbonne consacre les grandes lignes d’un projet modificatif, conservant les trois traités constitutifs de l’Union européenne, à la différence de l’accord de 2004 qui voulait les remplacer. La France bénéficie de son rôle à la présidence du Conseil de l’Union européenne de juillet à décembre 2008 pour débloquer la situation, et montre la voie aux autres États qui ont ratifié le traité de Lisbonne, de concert avec l’Allemagne. Convaincus par les nouvelles marques de bonne volonté de la France, les États-membres permettent l’entrée en vigueur du traité dès 2009. Le moteur franco-allemand montre une nouvelle fois l’exemple en s’accordant une confiance propice à l’intégration européenne.

A l’occasion du 40e anniversaire du Traité de l’Élysée entre la France et l’Allemagne, le 22 janvier 2003, le moteur franco-allemand réaffirme la nécessité d’une « responsabilité commune » dans la direction d’une Europe en paix et unie. Le préambule de la Déclaration commune de  G. Schröder et Jacques Chirac souligne que « la France et l’Allemagne sont conscientes d’exercer une responsabilité historique commune au service de l’Europe (…) leur ambition est de continuer de représenter une force de proposition susceptible, sans rien imposer, d’entraîner leurs partenaires (…) Notre avenir commun est indissociable de celui d’une Union européenne approfondie et élargie ». Cette idée est essentielle pour comprendre que l’approfondissement des relations au sein de l’Union européenne ne peut s’effectuer qu’avec un renforcement de la coopération franco-allemande. Cette coopération ne s’effectue pas autour d’un couple exclusif, mais au contraire prend conscience de la nécessité d’un élargissement, mais surtout d’une plus grande intégration, notamment des pays d’Europe centrale et de l’Est. C’est ce qu’affirmait notamment le ministre fédéral des Affaires étrangères Joschka Fischer devant le Bundestag en 2003 : « En quatre ans, j’ai constaté une chose : lorsque l’Allemagne et la France sont d’accord, elles ne le sont jamais en excluant les autres ou en leur faisant front ; au contraire, elles entraînent toujours les autres. ». Par la médiation du couple franco-allemand, c’est le processus de construction européenne tout entier qui est tourné vers l’entente entre les peuples, vers l’inclusion au sein d’une Union politique, économique, et culturelle. La crise grecque de 2013 remet gravement en cause la solidité du moteur franco-allemand, et peut laisser craindre une possible « désintégration » européenne avec la sortie de la Grèce de l’Union européenne, envisagée à un moment par l’Allemagne, contrairement à la France qui s’y oppose. Le conflit entre la France et l’Allemagne à ce sujet n’empêche toutefois pas les deux pays de montrer leur capacité de résilience. Si les deux pays sont parvenus à trouver un terrain d’entente – en concluant un accord en février 2015 à Bruxelles qui permet l’extension du programme de financement de la Grèce- l’alliance franco-allemande semble durablement marquée par un déséquilibre au profit de l’Allemagne. Malgré ce déséquilibre, la construction européenne est prisonnière des relations franco-allemandes car elles sont la condition nécessaire – ne de la résolution des crises bien qu’elles ne suffisent pas toujours.

              En définitive, l’entente entre la France et l’Allemagne est une condition nécessaire -mais peut-être pas suffisante- pour le déroulement du processus de construction européenne. Lorsque les deux pays parviennent à dépasser leurs intérêts respectifs pour les mettre au service d’une complémentarité constructive, l’intégration au sein de l’Union n’en est que plus intense. Néanmoins, celle-ci ne se fait pas sans heurts : le centre de gravité franco-allemand concentre les pouvoirs économique et politique de l’Union européenne, et vient donner le pas du processus de construction. La crise grecque a marqué une profonde divergence dans les conceptions des deux pays de l’Union européenne et a mis en évidence une tentative d’affirmation allemande, qui ne voulait pas céder quant au remboursement de la dette par Athènes. La construction européenne est prisonnière de la vision que souhaite promouvoir le moteur franco-allemand : toujours plus d’intégration autour d’un cercle restreint d’États – notamment les fondateurs- ou bien un élargissement croissant vers les pays qui demandent l’adhésion. A l’occasion des 60 ans des Traités de Rome, les États-membres tentent de montrer leur unité. Mais l’initiative d’une évolution des relations au sein de l’Union européenne est prise par un groupe  en particulier, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, qui s’est réuni le 6 mars 2017 lors d’une réunion informelle à Versailles pour discuter d’une Europe à « deux vitesses », qui signifierait une intégration différenciée parmi les États-membres. Est-ce une voie de sortie de l’emprisonnement du processus de construction européenne, vers un partage plus collégial de l’initiative pour le faire progresser ?

Héloïse ABDALAN, Mélisande BECKMANN, Alexis FULCHERON

[1] Auteur de L’Allemand

[2] Industriel, écrivain et homme politique allemand

[3] Industriel et homme politique français



Bibliographie:

  • BOSSUAT Gérard, Histoire de l’Union Européenne, Belin, 2009
  • CROMME Gerhard, « La France, l’Allemagne et l’Europe, Considérations d’un Allemand francophile », Commentaire, n°141, 2013
  • Déclaration Schuman du 9 mai 1950
  • FUHRER Armin / HASS Norman, Eine Freundschaft für Europa. Der lange Weg zum Elysée-Vertrag, Munich (Olzog) 2013, 320 p.
  • GROSSER Alfred, France-Allemagne. Le présent en perspective, N° 21/2013 Vision franco-allemande, Paris (Cerfa-Ifri)
  • HENRI Daniel, LE QUINTREC Guillaume, GEISS Peter, Europa und die Welt vom Wiener Kongress bis 1945, Nathan, 2006
  • JEANBART Bruno, ROZES, Stéphane « 14. La métamorphose du couple franco-allemand », in Dominique REYNIE et al., L’opinion européenne 2001, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2001 (), p. 249-255.
  • KOLBOOM Ingo, « France-Allemagne : un destin européen au XXe siècle. Rappel d’un passé présent. », La jaune et la rouge, revue mensuelle de l’association des anciens élèves de Polytechnique, Magazine N°531, Janvier 1998
  • LIBERA Martial, Un rêve de puissance. La France et le contrôle de l’économie allemande (1942-1949), Bruxelles et Peter Lang (Enjeux internationaux n° 23) 2012, 632 p
  • SCHIRMANN Sylvain, Quel ordre européen ? : De Versailles à la chute du IIIe Reich, A. Colin, 2006
  • Traité de l’Elysée du 22 janvier 1963
  • VON OPPELN Sabine, « Les soubresauts du couple franco-allemand : moteur ou frein de l’intégration européenne ? » in French Politics, Culture & Society 29, No. 2, SPECIAL ISSUE : EUROPEAN UNION : ARE THE FOUNDING IDEAS OBSOLETE ? (Summer 2011)


Annexe:

Discours prononcé par le ministre fédéral des Affaires étrangères, M. Joschka Fischer, devant le Bundestag, le 16 janvier 2003, à l’occasion du 40ème anniversaire du traité de l’Elysée (adapté)

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Nous nous apprêtons à célébrer le 40e anniversaire du traité de l’Elysée, un traité d’amitié conclu entre notre pays et la République française. Il s’agit bien d’un traité d’amitié, non pas d’un traité de paix, mais d’un traité qui a contribué de manière essentielle à institutionnaliser une paix durable en Europe. De ce point de vue, je partage l’avis de tous ceux qui le qualifient de traité historique, car il a vraiment marqué son siècle. Franz Müntefering est revenu sur sa biographie personnelle pour rappeler l’époque à laquelle l’Allemagne et la France étaient des ennemis héréditaires. (…) J’ai alors pensé au rôle que l’amitié et la réconciliation franco-allemandes jouent réellement pour la paix sur notre continent. Nous ne devons pas oublier une chose, et je ne peux qu’abonder dans le sens de Franz Müntefering car je l’ai vécu personnellement : lorsque j’allais à l’école, les enseignants étaient encore classés en fonction de leurs animosités personnelles. Il y avait ceux qui considéraient les Russes comme leurs ennemis héréditaires, d’autres les Anglo-américains et bien sûr tous ceux qui avaient une aversion profonde pour les Français. Le classement était fonction de cela. Aujourd’hui, on a l’impression que c’est une vieille histoire appartenant à une époque entièrement révolue. C’est là l’un des grands mérites du traité d’amitié franco-allemand, du traité de l’Elysée, grâce auquel aujourd’hui les choses sont devenues toutes naturelles entre nous.

Il suffit de penser au malheur que cette frontière dans le sud-ouest de l’Allemagne a engendré pour la région tout entière, pour la Bade et la Rhénanie-Palatinat, de même que pour la Sarre à plusieurs reprises. Aujourd’hui, cette frontière continue d’exister en termes de droit public mais elle ne sépare plus les hommes dans la réalité car il y a longtemps qu’elle est devenue perméable au sein de notre Europe commune. C’est là aussi l’une des grandes performances du traité de l’Elysée.

Mesdames, Messieurs, c’est l’autodestruction du système étatique en Europe qui a ouvert la voie de la réconciliation entre la France et l’Allemagne. Deux grandes guerres avaient éclaté en Europe au XXe siècle, avec pour principaux protagonistes la France et l’Allemagne, et avaient définitivement détruit l’équilibre entre les puissances. Forts de cette expérience, deux grands hommes d’État, Robert Schuman et Jean Monnet, ont forgé une idée nouvelle : réaliser l’intégration des intérêts en s’appuyant sur la réconciliation franco-allemande.
Leur première préoccupation fut d’abord l’économie mais ils pensaient déjà bien sûr à la culture et surtout à la politique. Pour cela, il fallait que la France et l’Allemagne coopèrent l’une avec l’autre et que ces ennemis héréditaires deviennent en quelque sorte des amis héréditaires. Telle était à l’époque, et telle est encore aujourd’hui, je tiens à le souligner, l’idée maîtresse qui reste valable même dans une Union élargie. Voilà la vocation du traité franco-allemand. Traduire cette vision dans le domaine de la politique a été, dès la première heure, le grand mérite de Konrad Adenauer, de Willy Brandt, d’Helmut Schmidt, d’Helmut Kohl aussi et à présent de Gerhard Schröder, c’est-à-dire de tous les chanceliers fédéraux et de tous les premiers ministres et présidents français depuis Charles de Gaulle. Transposer cette vision dans la politique au quotidien, faire en sorte qu’elle devienne une réalité vivante au sein de la société et construire cette Europe commune constitue l’objectif premier de nos deux peuples, de nos deux pays, et je dirais même que c’est là leur intérêt premier. Ceci est aussi l’une des conséquences du traité de l’Elysée. Aussi est-il très important que nos parlements se rencontrent. Je l’ai déjà dit hier devant la Commission : il se peut qu’en matière de gestes symboliques, nous n’ayons pas la même sensibilité que nos amis français. Toutefois, le fait que nos deux parlements siègent ensemble pour la première fois en réunion plénière constitue à mes yeux une réalité symbolique très importante pour la réconciliation entre nos deux peuples. C’est pourquoi cette initiative recueille le plein appui du gouvernement fédéral. Il y a eu aussi bien sûr, dès le début, la dimension culturelle, c’est-à-dire la coopération au niveau de la société civile et surtout de la jeunesse. Cette composante a joué un rôle décisif dans le traité d’amitié franco-allemand, le traité de l’Elysée. Nous ne devrions pas nous contenter de chanter les louanges de ce traité a posteriori mais plutôt déployer de nouvelles initiatives pour l’avenir.

Je remarque non sans une certaine inquiétude que, sur le plan linguistique, l’apprentissage de la langue du partenaire est plutôt en régression dans chacun de nos pays, pour dire les choses de façon diplomatique. Il y a plusieurs raisons à cela : la mondialisation et le fait que, sans aucun doute, l’anglais est devenu entre-temps la lingua franca, la langue internationale, parlée dans le monde entier. Néanmoins, face à une Europe qui se rapproche, nous devons nous engager davantage pour que l’apprentissage de la langue du partenaire soit renforcé parmi les jeunes de la future génération si nous ne voulons pas perdre un potentiel important pour l’avenir de la relation franco-allemande. Dans ce domaine, nous devons coopérer avec les Länder, et je pense que rien ne s’y oppose, afin d’investir dans l’avenir de façon plus énergique. Je sais combien c’est difficile mais je considère que c’est indispensable de même que de déployer des initiatives culturelles communes.

(…) Je le répète de façon claire et nette : la coopération franco-allemande a été le noyau et la force d’entraînement du développement de l’Europe et j’affirme qu’elle le restera même dans une Europe à 25. En quatre ans, j’ai constaté une chose : lorsque l’Allemagne et la France sont d’accord, elles ne le sont jamais en excluant les autres ou en leur faisant front ; au contraire, elles entraînent toujours les autres.

Nous avons déjà évoqué Adenauer et de Gaulle ainsi que les difficultés engendrées par le préambule du traité. Tout à coup, j’ai eu l’impression de connaître cette situation. En réalité, les choses n’ont pas beaucoup changé sur le plan des relations franco-allemandes : les compromis sont difficiles mais, une fois réalisés, ils donnent un élan incroyable au développement de l’Europe. Voilà ce qui rend la relation franco-allemande aussi fascinante ! Voisins directs très proches dans de nombreux domaines en raison de notre histoire, nous n’en sommes pas moins très différents les uns des autres, un peu comme les membres d’une même famille. Depuis Adenauer et de Gaulle, cet antagonisme s’est révélé positif. Le rôle du moteur franco-allemand consiste à faire avancer ces compromis au bénéfice de l’Europe.

(…) Nous ferons en même temps une percée décisive dans la question de l’élargissement des droits de la Commission. C’est ainsi que par exemple le contrôle des directions générales sera assumé par la politique, plus exactement par la Commission. Je pense qu’il s’agit là aussi d’un progrès énorme. Tous ceux qui connaissent les réalités seront de mon avis. L’extension de la codécision à tous les actes législatifs de l’Union joue également un rôle très important pour le Parlement européen qui voit ses droits augmenter. Vous avez également parlé de la politique étrangère commune. Il est essentiel qu’à l’avenir, ce soit un ministre européen des Affaires étrangères qui soit chargé de représenter nos institutions européennes à l’extérieur.

(…) Le gouvernement précédent avait fixé l’an 2000 comme date d’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. Les dossiers de négociation avaient été ouverts six mois avant notre arrivée au gouvernement. Le processus de négociation a pris de la vitesse sous la présidence de l’Allemagne. À Copenhague, nous avons mené à bien ce processus historique et achevé les négociations avec dix nouveaux pays membres. Sous présidence allemande, nous avons également entamé le deuxième volet, et pas seulement l’élargissement de l’Union. Parallèlement, sur la base du compromis de Berlin et toujours en coopération avec la France, l’initiative de l’Allemagne a permis de lancer les travaux de la Convention. Il ne s’agit donc pas uniquement de l’élargissement mais aussi de la constitution européenne.

Je suis parfaitement d’accord avec Madame Sager : si nous arrivons, au cours de cette année qui marque le 40e anniversaire du traité de l’Élysée, à élaborer au sein de la Convention une constitution européenne, les travaux allant bon train grâce à la conduite du président Giscard d’Estaing, alors nous pourrons dire que nous avons accompli quarante ans plus tard la mission qui nous avait été léguée par le traité d’amitié franco-allemand, le traité de l’Elysée. Tel était et tel reste l’objectif de l’actuel gouvernement fédéral. Telle est la politique du chancelier Schröder et j’ajouterais : telle est la politique du président Chirac. J’estime que c’est une performance considérable qui sert la cause de l’Europe.
Il en est de même de notre devoir de paix. Je suis tout à fait disposé à mener cette discussion dans une autre enceinte. Toutefois, nous ne devrions pas, un jour comme aujourd’hui, nous lancer dans des discussions tactiques sur la façon de pousser le gouvernement dans telle ou telle direction. (…)

Je vous le dis : le traité franco-allemand est un traité d’amitié dont le premier mérite est d’avoir instauré la paix. Si l’actuel gouvernement fédéral a un devoir premier à remplir, c’est bien, et nous ne sommes pas naïfs, un devoir de paix. Sur ce point, il n’y a aucun doute : nous plaidons en faveur de la mise en œuvre de la résolution 1441. Cela veut dire que les inspecteurs doivent faire leur travail. Nous pensons qu’il n’y a aucune raison d’employer la force militaire. Nous avons bien trop peur que l’emploi de la force militaire en Iraq ne déclenche un engrenage qui pourrait avoir des conséquences fatales. Aussi avons-nous adopté dès le début une position très claire. Nous avons dit que nous ne participerions pas à une action militaire en Iraq. Nous ne changerons pas d’avis. C’est l’expression d’une politique concrète en faveur de la paix.

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