L’intégration régionale est-elle la solution pour l’Asie du Sud ?

L’intégration régionale est-elle la solution pour l’Asie du Sud ?

L’Asie du Sud est une région clairement définie sur le plan géographique. Elle est en effet bien délimitée par la barrière montagneuse de l’Himalaya et par l’océan Indien. Cette région méridionale de l’Asie compte huit pays : l’Afghanistan – que certains préfèrent placer dans le monde turco-iranien -, le Bangladesh, le Bhoutan, l’Inde, les Maldives, le Népal, le Pakistan et le Sri Lanka. Elle rassemble un quart de la population mondiale et sera la plus peuplée du monde d’ici 2060 selon les Nations unies. Par ailleurs, ces huit États limitrophes partagent une histoire commune qui les rend encore aujourd’hui, aussi bien culturellement que socialement, proches les uns des autres.

Sur le plan géopolitique cependant, l’Asie du Sud est un sous-ensemble qui ne se laisse pas attraper facilement. Si on parle assez souvent de l’Inde voire du Pakistan, il n’est pas fréquent de parler de l’Asie du Sud comme d’un tout. Il y a pourtant plus de forces centrifuges que centripètes. Les pays de cette région sont en effet confrontés à des adversités communes grandissantes, écologiques, sociales et économiques et nombre de leurs dirigeants ont compris qu’ils ne pourront pas y faire face séparément.

C’est à ce défi qu’essaye de répondre l’Association pour la Coopération régionale en Asie du Sud (ou SAARC de l’anglais South Asian Association for Regional Cooperation) formée en 1985 et dont font partie les huit Etats cités précédemment. Même si les réalisations de cette association peu connue sont pour l’instant modestes, le Premier ministre indien rappelait lors du sommet de la SAARC de 2014 qu’un pays ne choisit pas ses voisins mais qu’il a l’obligation de travailler avec eux.

Dire cela, c’est justement poser la question de l’intégration régionale, c’est-à-dire l’aptitude à coopérer avec les voisins. Plus généralement, on peut définir l’intégration régionale comme le regroupement, plus ou moins formalisé sur un plan institutionnel, de plusieurs Etats appartenant à une aire géographique délimitée, à des fins de coopération économique et/ou politique à long terme. Cette idée connaît de nombreux obstacles en Asie du Sud. Selon les mots de Kanak Mani Dixit, l’Asie du Sud demeure une “région sans le sens du régionalisme”.

L’ouverture délicate des voies de coopérations régionales

L’histoire de l’Asie du Sud depuis 1947 est plutôt une “histoire de désintégration” selon Jacques Tenier, fondateur de la chaire “Intégration régionale” à l’UNESCO. Les Indes britanniques (actuellement Pakistan, Bangladesh et Birmanie) étaient intégrées économiquement et le projet initial des Anglais était d’ailleurs d’en faire un seul État. Le projet du Congrès et de Nehru était aussi celui d’une fédération asiatique jusqu’à l’Iran mais cette vision d’intégration a été démentie par les faits et par les conflit qui ont suivis. Construire une intégration régionale, c’est donc remonter ce flux adverse qui a fait qu’en 1949 alors que l’Inde et le Pakistan faisaient la plupart de leurs échanges ensemble, l’Inde a rompu tout échange commercial et économique avec le Pakistan.

La désintégration est aussi à l’oeuvre à l’intérieur des pays qui sont travaillés par des conflits internes. Ces derniers prennent racine dans les inégalités sociales et territoriales auxquelles s’ajoutent les différenciations religieuses ou ethniques et exacerbent les compétitions intergroupes. Cela ne facilite pas les coopérations entre Etats frontaliers car les tensions internes s’imbriquent et créent des tensions bilatérales voire globales. Ainsi, au Pakistan, les forces contestataires se nourrissent particulièrement des solidarités transfrontalières avec l’Afghanistan. Pour leur part, les Indiens s’inquiètent de la montée du fondamentalisme musulman en Asie centrale. Notamment depuis qu’au Népal occidental qui jouxte le Bangladesh ont été découvertes des traductions en bengali (langue vernaculaire) des textes d’Al Qaïda.

L’étonnante création de la SAARC

Compte tenu de l’histoire de l’espace et de son actualité, la création d’une association régionale est étonnante. Il est aussi frappant de constater que ce n’est pas le pays le plus fort qui est à l’initiative des propositions de coopérations régionales. En effet c’est le Bangladesh qui a proposé de créer une association régionale à l’échelle du sous continent. A la fin des années 1970, il propose aux Etats issus de la partition des Indes britanniques, sinon de s’intégrer car le mot est trop violent étant donné l’histoire qui vient de se produire, mais de coopérer.

Le projet a été lancé en 1980, quelques mois après l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, dans un contexte de grande inquiétude concernant la sécurité de la région. Mais il ne s’est concrétisé qu’en 1985 avec le premier sommet tenu à Dhaka (Bangladesh), qui a officialisé l’existence de la SAARC. La Charte signée par les membres de la SAARC insiste sur les nécessités de la coopération économique, sociale et technique pour accélérer le développement dans un esprit de maintien de la paix et de confiance mutuelle. Elle rappelle dans son article premier que la SAARC vise “le bien-être des populations d’Asie du Sud”.

    Les Etats-Unis et la Chine ont reçu le statut d’observateurs dans les années 2000 et sont en particulier des acteurs extérieurs qui jouent un rôle dans les tensions entre les pays. Les Etats-Unis se sont rapprochés de l’Inde (Accord de coopération sur le nucléaire civil en 2008) et éloignés du Pakistan avec la résurgence du terrorisme car ils l’accusent de laxisme envers les talibans d’Afghanistan. La Chine a un rôle particulier en Asie du Sud puisqu’elle cherche principalement à contenir le rayonnement indien. Elle appuie traditionnellement le Pakistan (assistance nucléaire, balistique et économique) mais aussi le Bangladesh et le Sri Lanka – dont elle est l’un des premiers fournisseurs d’aide bilatérales avec le Japon – dans leurs relations conflictuelles avec la puissance sous-régionale.

   Les faiblesses et limites d’action de la SAARC apparaissent dès sa constitution. Aucun des pays membres ne souhaite que des conflits internes puissent surgir comme objet de discussion à ce niveau régional. Cela explique les champs de coopération initialement choisis, qui frappent par leur absence d’enjeu politique et géostratégique : les télécommunications, le sport, la documentation ou encore le tourisme.

Les principaux obstacles à la coopération

  • La crainte de l’hégémonie indienne au sein d’un ensemble inégal

Dans les faits, ce n’est pas l’hétérogénéité en elle-même qui gêne le fonctionnement de la SAARC mais le poids de l’Inde qui alimente la crainte que la SAARC devienne une association indo-centrique.

En effet, la composition des pays membres de la SAARC est d’une considérable inégalité mais on pourrait en dire de même d’un point de vue économique des pays signataires de l’Accord de Libre-Échange nord-Américain (ALENA) ou des États membres de la Communauté de Développement de l’Afrique australe (ou SADC sigle de l’anglais Southern African Development Community). Dans ces deux cas, les États-Unis et l’Afrique du Sud surclassent très nettement leurs partenaires. Mais dans le cas de l’Asie du Sud, cette suprématie est également démographique, alors que l’Inde compte plus d’un milliard d’habitants, le Bhoutan en compte à peine un million et les Maldives trois cent mille. Pesant 80 % de la richesse économique et les trois-quarts de la population, l’Inde apparaît non seulement comme la puissance régionale, mais aussi comme un géant menaçant d’étouffer ses voisins. L’intégration est alors vue à travers le prisme d’une inacceptable perte d’indépendance nationale et de la transformation d’une zone d’intégration régionale en zone d’influence géopolitique. D’autant plus qu’il n’existe pas de correctifs institutionnels permettant une surreprésentation des petits États. La méfiance des États voisins est alimentée par la préférence affichée par New Delhi pour un règlement bilatéral aux contentieux et par l’intérêt tout relatif de l’Inde pour la SAARC.

  • Une rivalité congénitale : l’antagonisme indo-pakistanais

La relation avec le Pakistan focalise l’attention puisqu’elle conditionne le succès d’une architecture régionale crédible. Après cinq ans de calme relatif, de nouvelles violences ont secoué le Cachemire indien début juillet 2016 et en septembre 2016, à la frontière du Pakistan. Le sommet de la SAARC qui devait se tenir en novembre 2016 à Islamabad a pour cause été annulé. La poursuite du réchauffement politique avec le Pakistan, et des avancées substantielles sur le dossier du Cachemire conditionnent beaucoup le futur de la coopération régionale.

Des perspectives peu dynamiques mais prometteuses

  • Les faiblesses de l’intégration économique

Il y a une sous exploitation du potentiel de collaboration économique entre les pays de la région. L’Inde elle-même, privilégie la Chine pour ses échanges commerciaux. Pendant de nombreuses années, les questions économiques et commerciales n’ont pas vraiment été à l’ordre du jour en Asie du Sud. La création d’une zone de libre-échange (South Asia Free Trade Zone, SAFTA) en discussions depuis 1995 a été mise en oeuvre en 2006 avec l’objectif d’une zone de libre-échange complète appelée South Asian Economic Union (SAEU). Alors que la mise en place d’une telle zone était prévue pour 2016, elle a en fait été reportée à 2020.

Cependant, les résultats de ces mesures apparaissent bien modestes. Par exemple, en 2015 et 2016, le Pakistan ne faisait officiellement qu’entre 1 à 2% de son commerce avec l’Inde. Il préfère importer du thé kenyan ou du ciment indonésien plutôt que de commercer avec son voisin. A l’échelle de l’Asie du Sud, le commerce intra régional représente entre 3 à 5% des échanges totaux des pays du sous-continent, ce qui est bien inférieur aux associations de coopération en Afrique ou en Amérique latine.

Plusieurs raisons expliquent cette faiblesse des échanges. Tout d’abord, ces économies apparaissent plus concurrentes que complémentaires. De plus, les pays ont maintenu des restrictions, pour plus de 50% des produits destinés à l’importation. Enfin, le manque d’infrastructures de communications est en cause. Les infrastructures sont défaillantes à l’intérieur des pays mais encore plus pour aller d’un pays à l’autre. La route entre Lahore (capitale du Pendjab pakistanais) et Amritsar (capitale du Pendjab indien) n’a été restaurée qu’en 2006. Pis encore, un mur de 3046 kilomètres entre l’Inde et le Bangladesh est déjà réalisé aux deux tiers afin de pallier la difficulté de contrôle du passage des travailleurs illégaux et des trafics en tous genres (armes, fausses monnaies, drogues). On ne peut donc pas, dans des conditions d’interdépendance aussi peu réciproques, parler d’une réelle intégration.

La faiblesse de cette intégration économique est un manque à gagner important. Les calculs de potentiel d’échanges montrent par exemple que les échanges entre l’Inde et le Pakistan pourraient être supérieurs de 7 à 13 milliards de dollars au niveau actuel. De plus, une des façons de sortir du cercle vicieux régional, qui cumule instabilité politique et sous-développement, serait de jouer sur le levier économique dans une zone qui concentre encore 40 % des pauvres de la planète.             

  • Le lancement prometteur des coopérations techniques

La pauvreté persistante n’est qu’une des adversités communes que connaissent les États de l’Asie du Sud. On pourrait ajouter le réchauffement climatique à travers la désertification, les désordres météorologiques, la rareté  ou l’excès d’eau et les pandémies. Il y a une prise de conscience croissante chez les dirigeants de la nécessité de mettre en place des coopérations techniques et concrètes pour lutter contre ces adversités communes. Ainsi, on remarque des réussites dans des domaines plus techniques tels que la lutte contre la tuberculose, la météorologie ou encore l’énergie avec le SAARC Energy Center (SEC). Pour ce qui est du réchauffement climatique, les pays d’Asie du Sud ont faiblement participé à la mobilisation internationale. Les conséquences sont pourtant déjà visibles sur le sous-continent, notamment avec la montée des eaux. Au Bangladesh, les inondations sont un fléau pour un pays de 170 millions d’habitants dont la superficie représente un quart de la France  et qui est régulièrement recouvert à  70%.

Ces organismes et coopérations régionales intéressent la société civile. Des associations de femmes, d’étudiants et des syndicats ont déjà noué des liens transnationaux. Depuis les années 1990, la coopération régionale se joue ainsi dans les esprits avec le Forum des peuples du Pakistan et de l’Inde pour la paix et la démocratie, l’Initiative des femmes pour la paix en Asie du Sud ou encore le Festival de poésie des deux Pendjab. En 2010, la création de l’Université de la SAARC à Delhi symbolise aussi cette volonté de former un esprit commun à travers la formation des dirigeants de demain.

La gestion des ressources, enjeu de la coopération régionale

L’urgence de construire une complémentarité des intérêts n’est cependant pas clairement perçue dans tous les domaines. Ce niveau institutionnel resterait pourtant idéal pour négocier et régler certaines questions, comme par exemple le risque nucléaire, mais il ne fait pas actuellement partie des priorités politiques des pays de la région. Le partage des ressources en eau reste un facteur de conflits entre les Etats dans une région qui concentre 25 % de la population pour 5 % des ressources en eau et dont 95% sont consacrées à l’agriculture ce qui demande une gestion conjointe de l’administration des fleuves.

Tous les pays d’Asie du Sud souffrent aussi de façon chronique du manque de ressources énergétiques, en particulier de pétrole, l’Inde étant le troisième importateur mondial. La prévision d’une augmentation de la demande n’arrange pas les choses. L’énergie constitue donc une source d’âpres négociations sur le plan régional. Par exemple en 2006, l’Inde a signé un accord avec le Bhoutan lui permettant d’exploiter le potentiel hydroélectrique de ce petit pays en installant une nouvelle centrale hydroélectrique à Tala pour le marché énergétique indien.

Outre l’hydroélectricité, il y a des grands projets de pipelines : l’IPI qui traverserait l’Iran, le Pakistan et l’Inde, et le TAPI qui permettrait de raccorder le champs gaziers turkmènes à l’Inde par l’Afghanistan et le Pakistan. Dans ces deux projets, la fragilité des relations entre ces pays et l’existence de conflits à basse intensité dans les régions traversées bloquent les projets. L’IPI est bloqué par le Pakistan et l’Inde voit d’un mauvais oeil le TAPI qui créerait une dépendance vis à vis du Pakistan.

Enfin, tous les pays ont un gros potentiel en matières d’énergies renouvelables notamment en énergie solaire mais ils se sont davantage positionnés en concurrence qu’en coopération. Coopérer réellement signifierait créer un marché énergétique régional avec des structures de fourniture et de commercialisation de l’énergie ainsi qu’une harmonisation des réglementations.

L’intégration régionale est donc fragile en Asie du Sud, sous-ensemble continental traversé par de nombreuses tensions. Le faible degré d’intégration économique en témoigne même si les axes de coopération techniques sont en plein développement et seront de plus en plus nécessaires. L’avenir de l’intégration régionale semble plus actif à l’Est comme le montre la vitalité d’autres alliances régionales comme l’Initiative de la baie du Bengale pour la coopération économique et technique multisectorielles (de l’anglais Bay of Bengal Initiative for Multi-Sectoral Technical and Economic Cooperation, BIMSTEC) et le Projet de Coopération du Grand Mékong (de l’anglais Ganga-Mekong Cooperation, GMC)  qui comprennent des pays d’Asie du Sud et d’Asie du Sud-Est.

Elisa TAIWO

 

Sources principales

  • Inde et Asie du Sud. A la recherche d’un équilibre. Philippe C#adène, Isabelle Milbert, 2015 : Ouvrage général utilisé pour ses cartes et la chronologie des conflits.
  • « Inde et Asie du Sud : opportunité démographique, mondialisation et coopération régionale », Boillot Jean-Joseph, Politique étrangère, 2/2006 (Été), p. 283-296.
  • « Le réengagement de l’Inde en Asie centrale », Gayer Laurent, Politique étrangère, 3/2008 (Automne), p. 589-600.
  • Études internationales. “L’Association pour la Coopération régionale en Asie du Sud : Une intégration régionale improbable”, Jacques Tenier Volume 37, numéro 4, décembre 2006. Les obstacles à l’intégration régionale ont des racines historiques et dresse un premier bilan après l’ouverture commerciale de 2004 entre les pays d’Asie du Sud.
  • Podcast France culture. Emission “Les enjeux internationaux”  de Thierry Garcin. Invité : Jacques Ténier. “Asie du Sud. Peut-on parler d’intégration économique régionale entre l’Inde et ses voisins ?” le 29.01. 2013. J. Tenier met ici surtout l’accent sur le rôle de la société civile dans l’intégration régionale.
  • Trinity for development, democracy and sustainability, Research and Information System for developing countries, 2016 : Le Research and Information System for Developing Countries (RIS) de New Delhi est un think tank du gouvernement indien travaillant sur les questions de relations économiques internationales. Il met notamment en relief le potentiel des échanges économiques de la région dans ce rapport sans toutefois mettre en cause le rôle de l’Inde
  • The South Asian Association for Regional Cooperation (SAARC): An Emerging Collaboration Architecture, Lawrence Sez, 2011. Retrace l’historique de la construction de la SAARC et les principaux succès pour résoudre les pandémies et la sécurité énergétique notamment.
  • Policy Notes du PRIAS (Pôle de recherche sur l’Inde et l’Asie du Sud à l’université de Montréal) “Modi-fied Engagement: Will India’s Reinvigorated Foreign Policy Change History?” Cleo Paskal, 2015. Photographie récente des positions diplomatiques dans les pays d’Asie du Sud.

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