Les ambitions d’un médecin colonial en Afrique : l’histoire du docteur Jean Joseph David
L’histoire sanitaire du Cameroun fut marquée dès les années 1920 par des programmes de médecine de masse particulièrement ambitieux auxquels on associe généralement le docteur Eugène Jamot [1] qui participa notamment à une grande campagne de lutte contre la maladie du sommeil et dont la propagande faisait de lui le « sauveur de la race noire ». Cependant, une autre figure majeure de l’histoire du Cameroun est souvent oubliée : le docteur Jean Joseph David, remis sur le devant de la scène depuis la publication du livre de G. Lachenal, Le médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale, publié en 2017. C’est sur ce personnage et son action que nous aimerions revenir pour ainsi comprendre comment la médecine a participé à la construction de l’Etat colonial au Cameroun mais aussi comprendre ses formes et ses limites.
Le Dr David fut un officier des Troupes coloniales [2], sorti en 1929 du Pharo à Marseille, école où les futurs médecins coloniaux faisaient leur stage de spécialisation. Avant d’arriver au Cameroun, il est resté quatre ans dans les années 1930 sur l’île de Wallis dans le Pacifique, où il exerça la profession de médecin et de gouverneur. C’est pourquoi il fut surnommé le “Roi David”. Durant la Seconde Guerre mondiale, il fût amené à gouverneur seul une région entière du Cameroun. C’est là qu’il tenta de réaliser une utopie médicale dans laquelle la politique deviendrait thérapie sociale : l’expérience du Haut-Nyong.
Politique de santé et mission civilisatrice : le temps de l’utopie médicale au Cameroun
Le Haut-Nyong : vitrine de l’humanisme colonial
Le Cameroun est une ancienne colonie allemande placée sous tutelle de la Société des Nations (SDN) après la Première Guerre mondiale. Elle est sous administration française pour la partie orientale, et britannique pour la partie occidentale. Le système des mandats confiait alors aux vainqueurs du conflit la tâche d’assurer le « bien être et le développement » des peuples concernés. Il légitimait ainsi l’idée d’un colonialisme humaniste. Depuis l’époque allemande, le Haut-Nyong est une véritable vitrine de la médecine coloniale. C’est un territoire où l’on produisait beaucoup de caoutchouc et cet « âge du caoutchouc » fut surtout celui de la maladie du sommeil transmise par la mouche tsé-tsé. Le lien est évident : récolte du latex en forêt, caravanes de porteurs, violences de guerre et transport fluvial participent à la création d’un environnement idéal pour l’apparition et la transmission de l’épidémie. Le fleuve Nyong transportait les maladies aussi sûrement que le caoutchouc. L’enjeu pour les Français était alors de conserver la main sur ce territoire, les Allemands restant attentifs à la situation afin de pouvoir critiquer l’inaction française en matière sanitaire ; un argument imparable pour demander la restitution de la colonie, au nom de principes humanitaires. Le Haut-Nyong était donc un enjeu de rivalité.
Un exemple inédit de « bio-politique coloniale »
La biopolitique est un néologisme utilisé par Michel Foucault pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui porte non pas sur les territoires mais sur les populations, le biopouvoir. Le camp d’Ayos dans le Haut-Nyong illustre cette biopolitique où « la médecine est une science sociale, et la politique n’est rien d’autre que de la médecine à grande échelle » selon Rudolph Virchow en 1848 dans Die Medizinische Reform. Ayos est, dans l’entre-deux-guerres, la capitale africaine de la médecine coloniale conçue en tant que camps : il s’agit d’un lieu de ségrégation, d’incarcération et d’expérimentation de soins, soit un dispositif biopolitique par excellence. Sa fonction était d’agir, par l’isolement d’un ensemble de malades, sur la vie et la mort d’une population considérée comme une entité biologique. Le camp était le centre névralgique de la lutte contre la maladie du sommeil dans tout le territoire, où les nouveaux traitements étaient expérimentées et l’on y centralisait les fichiers et les rapports. En 1932, Ayos devint un « centre d’instruction médicale » pour former des infirmiers camerounais et africains : c’était une « ville médicale » au sens plein du terme.
Décision inédite d’un « régime spécifique » en 1939
Pendant tout l’entre deux guerres, les médecins réclamèrent un régime d’exception. Le camp d’Ayos reçu en 1924 « un poste administratif indépendant » où le médecin chef était « habilité à punir disciplinairement les indigènes » alors que sous le régime colonial le droit de punir était réservé aux administrateurs des colonies. Cette demande d’un régime spécifique était très présente à l’époque, comme l’atteste l’ordre du jour à la SDN dicté par Ludwik Rajchman, alors directeur de la section hygiène, sur « l’octroi des pouvoir policiers aux médecins ». Cela traduisait la volonté forte du docteur Jamot notamment qu’on laisse dorénavant faire les médecins et non pas les administrateurs. La création de la région médicale fut enfin décidée en 1939, faisant ainsi du Haut-Nyong une enclave soumise au régime inédit d’administration médicale dont le commandement fut confié à un médecin.
Les ambitions expérimentales de la santé publique coloniale : Un laboratoire colonial sous la direction du « roi David »
Une expérience « grandeur nature » orchestrée par Le médecin qui voulut être roi
C’est le 30 octobre 1939 que David fut nommé chef de la région du Haut-Nyong par le gouverneur Richard Brunot. Il s’installe à Abong-Mang, et crée une « administration médicale directe » qui vise à agir sur le plan de l’organisation sociale et politique de la région. Sa mission est très spéciale puisqu’il va commander la région entière. Il reçoit les pleins pouvoirs et prendra en main toute l’action gouvernementale, entièrement soumise désormais aux principes humanistes et scientifiques de la médecine. Le programme se distingue donc par sa vocation expérimentale. La région médicale est véritablement un essai de gouvernement scientifique et l’expérimentation concerne tous les aspects du programme, du traitement des lépreux à la culture du soja. Dans ce programme figure par exemple dans le premier volet la prise en charge de la maternité : des visites sont faites pour dépister les maladies, le second volet insiste plus sur les politiques scolaires, avec des conférences sur l’hygiène, apprendre à manger correctement, des cours d’arts ménagers et de puériculture pour les filles. L’enseignement insiste aussi sur l’agriculture et une place importante est donnée au sport vu comme une « discipline sanitaire ». Toutes ces mesures n’ont rien d’exceptionnel à l’époque coloniale mais l’expérience du Haut-Nyong se distingue par son ambition de « grouper toute la jeunesse indigène sous le contrôle médical ». On a donc ici une par cette expérience grandeur nature orchestrée par David la conception totale d’une bio-politique.
La médecine : outil d’Empire ?
La médecine peut ici être vue comme un instrument du contrôle colonial des sociétés africaines. D’une part, la peur de la maladie encourage la ségrégation urbaine. D’autre part on remarque que l’encadrement sanitaire des Africains est le plus dense dans le cadre des domaines de plantation, la la médecine est alors un outil d’empire car elle permet de préserver « la qualité » des travailleurs. La médecine permet aussi d’amener une certaine confiance aux indigènes et permet de mobiliser moins de militaires : « Donnez-moi quatre médecins et je vous renvoie deux bataillons » disait Lyautey.
Conflit entre médecins et missionnaires
Toutefois la politique expérimentale du Docteur David entre en concurrence avec le cœur même de l’entreprise missionnaire : la conduite quotidienne des corps et des esprits. Il y avait donc de fortes tensions entre médecins et missionnaires. Ainsi à Lomié, les Pères se lamentaient et disaient à propos du Docteur David : « quand il ne convoque pas les populations le jour de l’Ascension, David choisit exprès le dimanche pour venir voir 600 personnes » à la visite médicale les empêchant donc d’aller à la messe.
« Du caoutchouc pour l’Empereur » : contre-histoire du Haut-Nyong et suites
Du caoutchouc pour l’Empereur
Le conflit entre médecins et missionnaires ne va pas sans d’autres problèmes. En effet en 1944 les médecins coloniaux se trouvent confrontés au retour de la maladie du sommeil qui signe l’échec du projet. Suite à la perte de la Malaisie et donc à la perte de ressources en latex, les Alliés cherchent à faire des stocks : le caoutchouc africain devient essentiel et les forêts de l’Est du Cameroun sont mises à contribution. Le prix du caoutchouc augmente alors significativement pour atteindre 12 franc en 1944. Pour les médecins administrateurs, la récolte du caoutchouc (et de l’huile de palme) devient un des moyens pour que les indigènes payent les impôts. Ils organisent donc la cueillette. Des quantités croissantes sont exigées à partir de 1942 et le recours à la contrainte se systématise. La maladie du sommeil réapparaît alors, conséquence de cette exploitation du caoutchouc.
Écart entre utopie et réalité : l’échec du projet
La situation devient de plus en plus critique au fil des années. Premièrement, la mise au travail des malades se généralise : sommeilleux et lépreux deviennent manœuvres et sont mobilisés pour le débroussaillage des points d’eau. Les « grands enfants » sont mobilisés pour les plantations de café, afin de laisser les femmes se consacrer aux tâches domestiques. D’une manière générale, le problème de la main-d’œuvre, particulièrement aigu depuis 1930 suite au développement de grandes plantations européennes de cacao et de café, complique les projets sociaux des médecins. Deuxièmement, et c’est ce qui est terrible, l’épidémie de trypanosomiase est provoquée en partie par les propres actions des médecins. Les chiffres de la maladie du sommeil montraient pourtant un effondrement de l’épidémie dans la région depuis 1935 au moins. Entre 1937 et 1939 – avant la prise de fonction du « commandement médical », l’incidence de la maladie (le nombre de nouveaux malades par an rapporté à la population totale) chutait de près de 50 % chaque année. La baisse s’était poursuivie, en se tassant, entre 1940 et 1942. Cependant, en 1943, l’incidence rebondit, en passant de à 0,34 % en 1944, à 1,29 % en 1945 et enfin à 4 % en 1946, un chiffre rarement atteint même au plus fort des épidémies des années 1920. Parallèlement la récolte de caoutchouc dans la région médicale était multipliée par dix entre 1940 et 1943, atteignant plus de 400 tonnes pour augmenter vraisemblablement encore en 1944 et 1945. Il y a donc bien eu une corrélation entre la recrudescence de la maladie du sommeil et l’exploitation intensive du caoutchouc (entre 1943 et 1946) qui créait les conditions propices à l’apparition de la maladie. Enfin, la recrudescence de la maladie du sommeil, deux ans seulement après l’entrée en vigueur du régime d’exception, est aggravée par les grands projets des médecins eux-mêmes par un autre facteur. C’est en effet dans l’un des derniers foyers de maladie du sommeil alors connu, à Madouma près d’Abong-Mbang, que David choisit en 1942 d’implanter la future léproserie régionale. À partir de 1943, des ouvriers sont envoyés sur le chantier, où ils contractent la maladie – il s’agit en fait, pénurie de travailleurs oblige, de lépreux eux-mêmes déplacés depuis les autres léproseries de la région. En rentrant dans leur léproserie d’origine en 1945, les lépreux-ouvriers font naître un nouveau et important foyer de maladie du sommeil à la léproserie de Messamena, qui s’étend au village voisin, au poste et à la mission catholique. La suite est encore plus terrible. La fameuse léproserie régionale de Madouma ouvre enfin ses portes en 1946 et il est donc décidé d’y transférer, définitivement cette fois, tous les lépreux de la région.
Conséquences actuelles
On retrouve encore des traces de la médecine coloniale dans le Cameroun bien après la deuxième guerre mondiale. Des recherches menées récemment au Cameroun et en République Centrafricaine ont démontré notamment que le virus de l’hépatite C (VHC) avait été transmis de façon massive aux populations par des injections non stériles lors de campagnes médicales menées à l’époque coloniale. En d’autres termes, l’épidémie de VHC en Afrique centrale révèle que la médecine coloniale, qu’on présente à tort, comme un « effet positif » du colonialisme, a été l’occasion, en raison même de ses méthodes et de son ambition, d’une transmission massive de pathogènes dans le sang par le fait des médecins eux mêmes.
Conclusion
David quittera le Haut-Nyong sur un brancard en 1943, malade, et participera à la conférence de Brazzaville de 1944 avant d’entrer en convalescence à Alger. Il finira par mourir en 1969 en banlieue parisienne. L’’expérience du Haut Nyong nous apprends néanmoins deux choses : à la fois l’utopie et la dystopie. Utopie car enfin les médecins ont eu le pouvoir et ils n’ont jamais été aussi puissants ; mais aussi dystopie face à l’impuissance et aux effets négatifs de la médecines coloniales. G. Lachanal, lors d’une interview des habitants actuels de la région, a compris que beaucoup semblent nostalgiques de cette forme de gouvernement biopolitique qui a pourtant conduit in fine à la catastrophe.
Elsa Choumil
Notes :
[1]Eugène Jamot (1879-1937) est un médecin militaire français qui entra à l’Institut Pasteur de Paris où il étudia jusqu’en 1914, en se spécialisant dans les parasitoses. À la fin de son stage, il fut nommé sous-directeur de l’Institut Pasteur de Brazzaville et de 1916 à 1931 il se consacra à la lutte contre la trypanosomiase en Afrique centrale et de l’ouest (bassin du Congo, Ouganda, Cameroun, Haute-Volga…) Malgré des succès certains, il fut tenu pour responsable de graves accidents thérapeutiques suite à des injections de tryparsamide par l’un de ses subordonnés, qui rendirent des milliers d’Africains aveugles.
[2]Les troupes coloniales, dites « la Coloniale », étaient un ensemble d’unités militaires françaises stationnées dans les colonies et mises sur pied, à l’origine, pour assurer la défense des ports et des possessions outre-mer autres que l’Afrique du Nord.
Bibliographie :
LACHENAL Guillaume, Le médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale. Paris, Seuil, 2017, p353.
LACHENAL Guillaume, « Le médecin qui voulut être roi. Médecine coloniale et utopie au Cameroun », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/1 (65e année), p. 121-156.
LACHENAL Guillaume. « Quand la médecine coloniale laisse des traces », Les Tribunes de la santé, vol. 33, no. 4, 2011, p. 59-66.
FOUCAULT Michel, « La naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 207-228.
Photographie :
African pygmies and a European explorer from the Collier’s New Encyclopedia, Volume 1 (1921)
No Comment