Fiche de lecture : Kenneth WALTZ, Why Iran Should Get the Bomb
Vétéran de guerre, Kenneth Waltz est un politologue américain spécialisée dans les relations internationales. Professeur dans les plus prestigieuses universités américaines telles que Berkeley et Columbia, il est considéré par ses pairs comme l’un des chercheurs les plus influents de sa discipline, tant par ses détracteurs que par ses soutiens. Fondateur du néoréalisme structurel, son objectif est de refonder le réalisme classique issue de Hans Morgenthau sur une base scientifique inspirée des modèles économiques : son attention se porte donc sur la contrainte qu’exerce la structure anarchique du système international sur le comportement des Etats. D’après Waltz, les Etats obéissent tous de la même façon à cette structure, par le self help (chaque État aspire à assurer par lui-même sa sécurité), en tant que like units (les Etats ont tous la même foncion et agissent selon le même principe) uniquement différenciés par la distribution des capacités matérielles. Autrement dit, les dominants dominent parce qu’ils le peuvent, et les dominés le sont parce qu’ils ne peuvent pas dominer.
Dans son article « Why Iran Should Get the Bomb. Nuclear balancing Would Mean Stability » publié dans la revue Foreign Affairs en août 2012, Waltz prend le contrepied de tous les analystes du programme nucléaire iranien. Il défend la légitimité de l’entreprise iranienne, alors que les relations avec les Etats-Unis se dégradent après l’assassinat de plusieurs scientifiques impliqués dans le programme, où les Etats-Unis et Israël font figure de suspects. La thèse de Waltz est que le programme nucléaire iranien s’explique notamment grâce à sa théorie du néoréalisme structurel (niveau épistémique), qu’il est également souhaitable pour la stabilité de la région (niveau pratique), et semble être l’option la plus rationnelle de l’Iran. L’article connait un grand retentissement, Foreign Affairs étant sûrement la revue de politique étrangère la plus lue des Etats-Unis. Les réponses, critiques et commentaires foisonnent dans tous les milieux (revues universitaires, publications de think-tanks), soulignant presque unanimement la pertinence des arguments de Waltz quelle que soit la position de leur auteur. L’article a fait date dans le domaine de la stratégie nucléaire, notamment en interrogeant la pertinence de la non-prolifération.
L’argumentaire de Waltz : l’atome iranien entre rationalité et préjugés occidentaux
Les trois scénarios de Waltz : la rationalité du maintien du programme nucléaire iranien
Kenneth Waltz commence par souligner le consensus général des Etats-Unis, de l’Union européenne et d’Israël quant à l’opposition et la condamnation du programme nucléaire militaire iranien, en cours de développement au moment de la publication de l’article. Contrairement à ce consensus qui associe la fin de ce programme à une baisse des tensions et l’hypothèse d’un Iran nucléarisé à un déséquilibre régional, Waltz considère que l’acquisition de l’arme nucléaire serait un facteur stabilisateur pour le Moyen-Orient.
Imaginant les issues possibles à la situation d’alors, et en s’appuyant sur des exemples passés ou présents, Waltz pense que les sanctions n’arrêteront pas l’Iran dans la poursuite du programme. Il considère même qu’elles sont de nature à inciter Téhéran à développer l’arme nucléaire en lui faisant craindre encore davantage pour sa sécurité.
Une autre possibilité serait l’abandon momentané du programme tout en maintenant les capacités de développer une arme nucléaire rapidement, comme au Japon [1]. Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable selon Waltz qu’elle permet à l’Iran de répondre à son besoin sécuritaire sans subir les conséquences qu’implique son programme nucléaire militaire. Cependant, si ce compromis est vendable aux puissances occidentales, préoccupées par la non-prolifération, Israël a déjà fait savoir qu’il était inacceptable à ses yeux. D’où une conclusion en demi-teinte quant à cette option : Israël continuerait à enrayer le programme par des attaques ciblées, qui pourraient faire revenir l’Iran sur sa décision pour des motifs sécuritaires.
Enfin, la dernière option est le maintien et l’aboutissement du programme. Israël et les Etats-Unis ont déjà fait savoir que ce cas de figure n’est pas envisageable pour eux, recourant à une rhétorique classique des Etats puissants face aux déviants rompant le consensus de non-prolifération. Pour autant, jamais les actes n’ont suivi les mots historiquement, et leurs relations avec les Etats nouvellement nucléarisés se sont par la suite normalisées (France, Chine, Inde, etc.).
Le monopole nucléaire régional est un facteur de déstabilisation
A partir de cet état de fait, Waltz affirme que la nucléarisation des Etats malgré les pressions des puissants a mené à une certaine stabilisation régionale et internationale. Pour autant, ce n’est pas le cas au Moyen-Orient : Israël est un État nucléarisé, et l’instabilité de la zone est chronique. Cela s’explique selon Waltz par son monopole nucléaire : la politique étrangère israélienne a notamment consisté à empêcher l’émergence d’un concurrent nucléaire dans la région (bombardements en Irak de 1981, en Syrie en 2007). Seulement, cette politique est contraire à l’équilibrage des puissances vers lequel devraient doivent tendre les Relations internationales pour obtenir un système stable, à défaut de pouvoir établir un système pacifique. L’efficacité israélienne a permis d’enrayer la logique structurelle d’équilibrage des puissances par le self-help de tous les acteurs.
Aussi Waltz conclut-il provisoirement que les tensions actuelles ne tiennent pas tant au programme nucléaire militaire iranien qu’au monopole nucléaire israélien depuis plusieurs décennies, que rien ne vient justifier : la crise dure à ses yeux depuis l’acquisition de l’atome par l’Etat juif. Ainsi, contrairement au catastrophisme général sur la question, l’attitude iranienne est non seulement cohérente (ce que personne ne nie, l’analyse internationale par l’accumulation de puissance étant largement répandue) mais aussi salutaire pour la stabilité régionale. Ainsi, Waltz voit une concordance entre les aspirations de l’Iran et l’équilibre régional.
En effet, un Iran nucléarisé permettrait une gestion régionale bipolaire des crises avec Israël. C’est ainsi que l’Inde et le Pakistan ont organisé la gestion des différends qui les opposent, en signant en 1991 le traité contre le ciblage des capacités nucléaires de l’autre. Les deux Etats se sont rendus compte que les escalades provenaient notamment de la contestation de leur possession réciproque de l’arme nucléaire. Depuis, aucun conflit ouvert ne s’est déclaré entre l’Inde et le Pakistan.
L’aveuglement occidental, une conséquence de préjugés infondés empiriquement
Dans ce cas, pourquoi autant d’analystes se fourvoient-ils sur cette question ? cela tient à une incompréhension générale quant au comportement des Etats. En effet, l’Iran ne serait pas un Etat comme les autres, car irrationnel. L’explication structurelle de Waltz sur le comportement des Etats ne laisse pas la place à une telle idée : les mollahs iraniens ne sont pas plus fous que n’importe quel autre leader, et la même contrainte structurelle s’applique à eux pour accroître leur sécurité. Contrairement à ce que pensent les décideurs israéliens et américains, l’Iran n’a aucun intérêt à une première frappe nucléaire contre Israël, puisque cela signifierait également sa destruction (mutual assured destruction), et la nullification de son gain. Dans ce cas, comment expliquer le désir de nucléarisation des leaders iraniens ? comme tous les autres gouvernements du monde, pour la sécurité de leur Etat.
D’autres analystes plus modérés craignent plutôt que l’Iran ne se serve de sa nouvelle force de frappe nucléaire pour gagner en marge de manœuvre dans sa politique agressive et dans son soutien au terrorisme. Waltz rétorque qu’aucun exemple historique ne corrobore cette thèse : au contraire, les puissances nucléarisées sont étroitement surveillées par des puissances qui leur sont supérieures, les dissuadant de considérer l’atome comme un outil réaliste de politique étrangère. C’est le cas de la Chine, qui devient une puissance atomique en 1964 et s’est depuis comportée bien plus prudemment ; la même chose s’est produite entre l’Inde et le Pakistan, avec un conflit bien plus tempéré. Pourquoi en serait-il autrement de l’Iran ? Certains soulèvent la possibilité d’un transfert de l’arme nucléaire aux terroristes : hautement improbable selon Waltz, eu égard à la surveillance américaine sur la production et l’acheminement de matières fissiles. De plus, l’imprévisibilité des groupes terroristes et l’impossibilité pour leur parrain de les contrôler est une dissuasion évidente, au vu du risque que cela impliquerait.
Reste la question de la prolifération : si l’Iran acquiert la bombe, alors d’autres Etats de la région vont suivre et la course à l’armement sera lancée au Moyen-Orient. Waltz rappelle que l’histoire contredit cette thèse, que l’émergence d’Etats nucléaires se tarit à partir des années 1970 malgré leur précédente multiplication. Une fois de plus, pourquoi serait-ce le cas vis-à-vis de l’Iran ? si l’acquisition de la bombe par Israël n’a pas lancé cette course, le programme iranien ne le fera pas plus.
La thèse de Waltz : un mélange de bon sens et de manque de rigueur scientifique
Critiqué, l’article de Waltz l’est à juste titre. Il faut cependant séparer le vrai du fallacieux dans son argumentaire, pour mieux réfléchir sur le concept de dissuasion. Nous distinguons clairement ce qui relève de l’argumentaire conceptuel, de ce qui relève de l’argumentaire historique.
L’argumentaire conceptuel
D’abord, la dimension logique de sa thèse est relativement efficace : le monopole nucléaire israélien est un facteur déstabilisant du point de vue régional. Tout l’intérêt de la thèse de Waltz est de mener une analyse du point de vue pratique, et non moral ou juridique. Disposer d’un monopole nucléaire permet notamment d’être le seul à pouvoir fixer une ligne rouge au-delà de laquelle un Etat, ou une coalition d’États, peut être détruit sans possibilité de riposter ; de même, l’absence de concurrent nucléarisé permet à l’Etat juif de s’affranchir de certaines dissuasions conventionnelles, notamment à sa frontière avec le Liban (rappelons qu’Israël occupe le sud Liban de 1982 à 2000, avant une intervention malheureuse en 2006, qui porte au pinacle le Hezbollah résistant de Hassan Nasrallah comme garant de la souveraineté libanaise), mais également en Syrie avec l’Opération Outside the box en 2007, qui provoque la destruction d’un réacteur nucléaire. En l’absence de doctrine clairement établie du côté d’Israël (l’Etat juif ne reconnaît pas publiquement disposer d’armes prêtes à l’usage), la marge de manoeuvre israélienne renforce sa dissuasion : frappe stratégique, causant des dommages inacceptables à l’adversaire, mis hors d’état de répondre ; frappe tactique, contre des forces conventionnelles ennemies dans le cadre d’un conflit armé, tout est sur la table.
Ensuite, sa remise en cause du préjugé d’irrationalité du régime des mollahs est justifiée : rien ne permet a priori d’expliquer cette crainte dans les cercles dirigeants américains, européens et israéliens, si ce n’est une pointe d’orientalisme aux forts accents d’intérêts nationaux. Quoi de plus efficace en effet pour vendre leur position que de cacher ce qu’ils ont communément à perdre dans l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran derrière un danger qui, s’il n’est pas exclu, n’est pas plus prouvé que l’absence de danger. Waltz souligne à juste titre que le mécanisme de mutual assured destruction dissuaderait logiquement la République islamique d’une première frappe contre Israël, qui d’une part est peut-être capable de riposter post-mortem, sans parler de la réaction américaine [2]. D’autre part, la même logique l’amènerait à réfléchir avant de confier une arme nucléaire à un groupe armé non-étatique (terroriste étant un mot galvaudé et idéologique, il convient d’éviter son emploi)
L’argumentaire historique
Pour autant, le recours à l’histoire semble abusif, si ce n’est dangereux, tant scientifiquement que qu’en pratique. En effet, Waltz écarte les dangers potentiels du programme iranien par leur non-occurrence dans le passé dans des situations similaires. Il ne s’agit pas d’une réfutation mais d’un simple
vœu pieu, d’autant plus que le choix des exemples sert sa démonstration. L’exemple nord-coréen, que Waltz mobilise pour un autre argument, suffit à montrer que l’acquisition de l’arme nucléaire peut perturber un équilibre régional et verrouiller toute possibilité d’abaissement des tensions. Ce programme stimule des angoisses justifiées chez certains acteurs, à commencer par le Japon qui revient peu à peu sur sa démilitarisation historique depuis 1946 et l’adoption de sa constitution.
Or, il faut bien admettre qu’il s’agit d’une impasse inhérente à la pensée réaliste (ou néoréaliste dans ce cas précis) que de ne pas savoir envisager le changement. Le réalisme, quel que soit sa variante, est prisonnier de son système international de référence, à savoir le système westphalien, et de ses différentes variantes, du système de Vienne au condominium américano-soviétique pendant la Guerre froide [3]. Ce parti pris est utile du point de vue démonstratif : comme l’écrit Waltz, on juge d’une hypothèse parce qu’elle permet de penser et non pas par sa crédibilité [4]. Pour autant, il est de ce fait prisonnier de ses axiomes : la structure du système international est inamovible, et les mêmes causes entraînent les mêmes conséquences dans les mêmes conditions. De faits empiriques, Waltz tire des lois générales quant aux conséquences de la prolifération, sans pour autant justifier le saut qualitatif qui permet de passer du constat à la loi, dont il tire des conséquences pratiques cruciales que sa responsabilité de chercheur devrait l’amener à interroger avec plus de rigueur.
Ce recours à l’exemple historique pose d’autant plus problème que l’essentiel n’est pas l’arme nucléaire en soi, mais bien la doctrine qui en détermine l’usage (ne pas avoir de doctrine publique à l’image d’Israël en est également une), puisque c’est elle qui permet aux autres Etats d’adapter leurs positions vis-à-vis d’un acteur nucléarisé. Ainsi, il est fallacieux de comparer l’acquisition de l’atome par l’Inde, qui appliquait alors l’éloquente doctrine de non-emploi en premier (une frappe indienne implique une première frappe à son encontre), tandis que la France préfère maintenir une certaine ambiguïté en se référant aux intérêts vitaux, couplé à la discrétion du Président quant au recours à un dernier avertissement (frappe nucléaire légère pour rétablir la dissuasion vis-à-vis du pays qui viole des intérêts vitaux) [5]. On comprend aisément que ce n’est pas tant l’acquisition de l’arme que son mode d’emploi qui détermine son effet sur les Relations internationales, ce que Waltz ne mentionne pas dans son article. Les armes en elles-mêmes ne tuent pas, leurs utilisateurs oui.
Par-delà Kenneth Waltz : la non-prolifération en question
Au-delà des considérations scientifiques et pratiques soulevées par Kenneth Waltz, son article est important en ce qu’il installe un débat nécessaire : la non-prolifération est-elle une fin en soi, une non-question ? car bien que nombre d’Etats et d’ONGs prônent la non-prolifération voire la dénucléarisation totale de la planète, personne, si ce n’est les Etats aspirant à posséder l’atome, ne défend la légitimité de la nucléarisation, même des acteurs challengers de l’ordre international comme la Russie (qui soutient l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015).
En effet, il ne doit pas exister de dogme sur les questions stratégiques : de Gaulle dit à juste titre dans une interview télévisée « on ne fait de politique que sur des réalités » [6]. Au-delà de l’argument d’autorité quant à la possession par l’énonciateur de la vérité, on peut en retenir qu’en politique, tout doit être interrogé, en particulier quand il en va de la sécurité et de la stabilité de régions entières comme le Moyen-Orient. C’est le sens de la démarche de Waltz, qui ne s’est jamais caché d’être favorable à la prolifération dans des publications antérieures [7] : qu’un universitaire américain puisse défendre l’acquisition par l’Iran de l’arme nucléaire est un exemple de liberté de pensée et d’esprit polémique fécond, eu égard à la relation des Etats-Unis vis-à-vis de la République islamique. Il s’agit ainsi de ne pas évacuer le projet par les critiques qu’on peut lui adresser.
Vincent Couric
[1] Le Japon dispose des moyens de construire une arme atomique, mais se refuse à l’acquérir, pour plusieurs raisons, dont son partenariat privilégié avec les Etats-Unis quant à ses options de défense. Voir l’article de Foreign Affairs If Japon wanted to build a nuclear bomb, it’d be awesome at it du 26 juin 2014.
[2] Voir le schéma en annexe pour le fonctionnement du mécanisme.
[3] L’expression est du ministre des Affaires étrangères Michel Jobert (discours à la tribune des Nations Unies en octobre 1973), pour désigner la gestion du système international par les deux superpuissances.
[4] Theory of International Politics, Long Grove : Waveland Press, 1979, p. 2-17
[5] Article 15 de la constitution de 1958: « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la Défense nationale. » Si ce texte ne fait pas état de la frappe nucléaire, il est complété par le décret du 12 juin 1996 disposant que le Président de la République décide seul de l’emploi de la force nucléaire.
[6] Le 14 décembre 1965, lors d’un entretien avec Michel Droit, entre les deux tours de l’élection présidentielle.
[7] Kenneth Waltz, “The Spread of Nuclear Weapons: More May Better,” Adelphi Papers, Number 171 (London: International Institute for Strategic Studies, 1981)
Schéma fonctionnel de la dissuasion nucléaire en présence d’agents rationnels
Tiré de : http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2005.abdel-azim_m&part=90631
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