Les « weak powers » face au réchauffement climatique : l’union fait la force ?
Le réchauffement climatique est devenu une réalité aujourd’hui dans nombre d’endroits du monde. De profondes mutations météorologiques ainsi que des catastrophes naturelles plus récurrentes et dévastatrices font la une de notre actualité quotidienne, au vu de leur impact significatif pour la survie de l’Homme. Pourtant, certaines régions du monde sont plus impactées que d’autres par ce phénomène mondial, notamment des régions en plein développement économique.
Devant concilier l’impératif de modernisation de leur société à celui de contenir les effets du réchauffement climatique, certains États parmi les plus vulnérables se sont engagés dans une lutte déterminée contre les effets du réchauffement climatique. L’un des versants de cette lutte s’est notamment manifesté sous la forme d’une coopération accrue entre eux, grâce à la création de structures de coopération telles que le Climate Vulnerable Forum ou le club des V20. Classe Internationale vous propose un aperçu de cette forme de coopération étatique singulière.
Le débat écologique mondial s’est constitué autour de la responsabilité des pays industrialisés dans l’aggravation du réchauffement climatique, ainsi que des politiques mises en œuvre par ces mêmes pays pour y faire face. Ce débat a éclipsé les pays à faible niveau de développement, dont certains sont pourtant bien plus vulnérables aux effets du réchauffement climatique. Au Viêt Nam, 80 % de la superficie du delta du Mékong est situé au-dessous du niveau de la mer. Cette région fournit 15 millions de tonnes de riz en moyenne chaque année, soit 50 % de la quantité de riz consommé au Viet Nam[1]. Une augmentation du niveau de la mer de 45 à 75 centimètres d’ici 2090[2], telle qu’elle est prévue par les analystes, serait dramatique. Dans l’océan Pacifique, 10 % de la population de l’archipel de Nauru et 15 % de la population de l’archipel de Tuvalu ont été forcés de se déplacer entre 2005 et 2015 à cause de la montée du niveau de l’océan, selon une étude de l’Université des Nations Unies[3]. Cette même étude ajoute également que 70 % de la population de l’archipel des Kiribati et des Tuvalu devrait à terme se déplacer si aucune action d’envergure n’est enclenchée pour faire face aux effets du réchauffement climatique. Ainsi, des pays tels que le Viêt Nam ou les archipels du Pacifique se doivent d’être à l’avant-garde de la lutte contre le réchauffement climatique. Depuis plusieurs années, ces pays fortement impactés ont développé des instruments de résilience, afin de faire face aux changements annoncés. Risquant de perdre 20% de son territoire dans les prochaines années du fait de la montée des eaux, le Bangladesh a ainsi été le premier pays au monde à créer une stratégie nationale et un plan de lutte contre le réchauffement climatique en 2008[4]. Nommée Bangladesh Climate Change Strategy and Action Plan, cette stratégie prévoit toute une série d’actions supportées par un fonds fiduciaire gouvernemental spécialement dédié à la mise en œuvre de politiques d’entraves au réchauffement climatique, ce qui constitue également une première mondiale.
Dès lors, ces pays témoignent d’une volonté politique forte de lutter contre le réchauffement climatique. Dans la lignée de leurs efforts nationaux déjà consentis, ces pays se sont rassemblés au sein d’une coalition afin de porter leurs revendications à l’échelle internationale. Créé en novembre 2009 à Malé[5], capitale de l’archipel des Maldives menacé par la montée des eaux, le Climate Vulnerable Forum rassemble aujourd’hui 48 pays en développement vulnérables au réchauffement climatique[6], dont le Viêt Nam, le Bangladesh ou l’archipel des Tuvalu susmentionnés. En parallèle à cette structure, les ministres des finances de vingt pays vulnérables au réchauffement climatique ont constitué le club V20 en octobre 2015 à Lima[7]. Les États membres de ces deux structures militent pour une meilleure mobilisation financière afin de contrer les effets du réchauffement climatique, tout en promouvant la coopération entre les pays membres sous la forme de partage de savoir-faire. Surtout, ces Etats réunis en coalition cherchent à promouvoir leurs intérêts face à ceux des grandes puissances, avec un certain succès. Ainsi, l’accord final de la COP21 de Paris, scellé le 12 décembre 2015, affirme pour la première fois, et ce dès son préambule, que l’objectif de long terme dans la lutte contre le réchauffement climatique est de limiter la hausse des températures à 1,5°C[8]. Cette mesure, certes symbolique, a été imposée dès le premier jour des négociations par les pays membres du Climate Vulnerable Forum, notamment par la Déclaration Manille-Paris du 30 novembre 2015[9]. Cette réussite a été celle des weak powers, telles que définies par Alice Baillat dans son article de référence sur le Bangladesh[10]. Selon la chercheuse, les weak powers à l’instar du Bangladesh parviennent à « transformer en avantage comparatif leur déficit de puissance structurelle » grâce à un leadership moral. Celui-ci émane de leur situation actuelle : des États en développement démunis face aux effets du réchauffement climatique, dont ils ne sont que très partiellement responsables. Cette position permet à ces États de d’exprimer leurs revendications, et de mobiliser en faveur de leur cause médias et opinions publiques, au nom des principes de « justice climatique » et de « pollueur-payeur ». Réunis au sein de structures telles que le Climate Vulnerable Forum ou le V20, ces pays en développement fortement touchés par le réchauffement climatique peuvent avoir une capacité d’influence significative en faveur de leurs causes particulières ou communes.
On peut comprendre que les weak powers cherchent à unir leurs forces pour faire avancer leurs intérêts dans le combat contre les effets du réchauffement climatique. Or, cette lutte, capitale à l’échelle du monde, doit être menée au moment où les États se livrent plus que jamais une concurrence féroce pour atteindre leurs objectifs économiques et politiques, qu’ils soient fortement ou faiblement impactés par le réchauffement climatique. Les États-Unis ont toujours montré leur intransigeance vis-à-vis d’engagements visant à contenir les effets du réchauffement climatique, afin de ne pas menacer leur suprématie militaire et économique, pour un pays dont la croissance reste largement soutenue par une économie gourmande en énergie. Ce qui était le cas sous la présidence de Barack Obama l’est d’autant plus sous celle de Donald Trump, climato-sceptique assumé, ayant fait sortir les États-Unis des Accords de Paris le 1er juin 2017. La donne est sensiblement la même pour les grands pays émergents. Sensibles pour certains d’entre eux aux préoccupations environnementales, les pays émergents attachent également une grande importance au développement de leur économie, à l’éradication de la pauvreté ou à la quête de la sécurité énergétique. Même si la Chine a mobilisé plus de 60 000 soldats en février dernier pour créer la plus grande forêt artificielle du monde[11], elle demeure – et de très loin[12] – le premier pays émetteur de dioxyde de carbone au monde, comptabilisant 28 % des émissions mondiales. Dans leur lutte contre le réchauffement climatique, les weak powers doivent prendre en compte la volonté des grandes puissances de vouloir maintenir un modèle économique fortement consommateur en énergie, accroissant la concurrence pour l’accès aux ressources ; le relatif échec de la COP24 de Katowice le montre explicitement[13].
Unir leurs forces pourrait permettre à ces États de faire face à des défis substantiels, conditionnant leur survie en tant que nation. La montée des eaux pourrait faire disparaître les États archipélagiques du Pacifique, ce qui peut signifier la fin de leur culture, voire de leur langue pour chacun d’eux. De plus, il n’est pas à exclure que la montée des eaux pourrait faire perdre à certains Etats insulaires leurs droits d’exploitation des ressources fossiles et halieutiques situées dans leur Zone Économique Exclusive (ZEE). Selon l’article 121.3 de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, « les rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre n’ont pas de zone économique exclusive »[13]. Alors que le réchauffement climatique doit également induire une baisse de la ressource halieutique, rien ne garantit que des États ne soient pas tentés d’exploiter les ressources de ces territoires insulaires submergés par les flots car rien n’est prévu pour les en empêcher dans le droit international. À la migration forcée suite à la disparition des territoires s’ajouterait la perte du bénéfice de l’exploitation des ressources présentes sur leur territoire pour les weaks powers, ce qui fait augure de double peine.
Ces États doivent également faire face à l’impossibilité de souscrire des emprunts pour financer leurs investissements dans la lutte contre le réchauffement climatique, dans un contexte où les denrées premières vont se renchérir du fait de la raréfaction des ressources. Pourtant, les agences de notation alourdiraient la note de ces États vulnérables ; leur solvabilité financière serait implicitement amoindrie du fait des risques climatiques[14]. Devant faire face simultanément à une absence de mobilisation générale et à la frilosité des bailleurs de fonds, les weaks powers pourraient trouver dans la mise en commun de leurs forces un moyen de parvenir à trouver des solutions dans leur lutte contre le réchauffement climatique.
Certains bénéfices concrets de leur alliance se sont déjà manifestés pour les weak powers. Alice Baillat nous l’illustreavec l’exemple des délégations de ces États lors des grands sommets internationaux consacrés au climat. Ces dernières, souvent très petites et pouvant souffrir d’un déficit d’expertise ou des barrières linguistiques, parviennent à dépasser leurs faiblesses par la réunion en coalition telles que le Climate Vulnerable Forum, ce qui a porté ses fruits, notamment lors de la COP21 comme susmentionné. En outre, des structures telles que le V20 ou le CVF facilitent la tâche de certains États dans leur quête de solutions de repli en cas de disparition totale ou partielle de leur territoire. Ainsi, l’archipel des Kiribati, pays membre du CVF, a acheté en mai 2014 un terrain de 22 km2 aux îles Fidji, également membre du CVF, pour que les 110 000 habitants puissent avoir un refuge lorsque les 33 atolls de l’archipel seront submergés par les eaux. Dans un premier temps, cette acquisition vise à donner un surcroît de surface cultivable aux habitants des îles Kiribati[15]
S’unir en coalition permet également à ces États de pallier leur faiblesse structurelle dans le domaine de la recherche et de l’innovation. N’étant pas dotés de grandes universités richement dotées pour soutenir un effort de recherche, ceux-ci parviennent néanmoins à développer une expertise construite sur l’observation des changements climatiques actuellement à l’œuvre. Fondateur du Centre du Changement Climatique et du Développement (ICCAD) à l’Université Indépendante du Bangladesh, le chercheur Saleemul Huq met en lumière cette expertise particulière des weaks powers, qui ont un « avantage comparatif » par rapport aux grandes puissances dans la recherche sur les effets du réchauffement climatique et sur la définition de solutions pour y faire face[16]. En effet, déjà contraints de s’organiser pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, ces Etats mettent en oeuvre des politiques ambitieuses, avec des résultats probants. Ainsi, le Costa Rica, membre du Climate Vulnerable Forum et du V20, a fait reposer 98,2 % de sa production d’électricité sur des énergies renouvelables en 2015[17], ouvrant la voie à un partage de ce savoir-faire aux autres Etats membres du V20 ou du CVF.
Les weaks powers vont faire face à d’énormes défis dans les prochaines décennies, en ce qu’elles vont être les premiers témoins des effets du changement climatique. Conscientes de leurs faiblesses, elles se sont mobilisées dans la lutte contre le réchauffement climatique, tout en amorçant un effort d’union de leurs forces à l’échelle mondiale. Le succès, certes symbolique, de l’inscription de la limite de 1,5°C lors de la COP21 par les Etats du Climate Vulnerable Forum montre la force de ces weaks powers, étendards d’une lutte contre le réchauffement climatique, actuellement au point mort car délaissée par les grandes puissances.
Louis OUVRY
Sources
[1] Vietnam : record rice production forecast on surge in planting in Mekong Delta, Foreign Agricultural Service, United States Department of Agriculture, 12 décembre 2012.
[2] Delta du Mékong : du riz et des risques, Robert Akam et Guillaume Gruere, L’Observateur n° 312, OCDE, 2017.
[3] On the frontlines of climate change : migration in the pacific islands, Institute for Environment and Human Security, United Nations University, 2 décembre 2015.
[4] « Au Bangladesh, lutter contre le réchauffement climatique est une question de survie », Alice Baillat, Les Grands Dossiers n°30, Diplomatie, novembre-décembre 2015.
5 Brief History of the CVF, Climate Vulnerable Forum
[6] Afghanistan, Bangladesh, Barbade, Bhoutan, Burkina Faso, Cambodge, Comores, Costa Rica, RDC, République Dominicaine, Ethiopie, Fidji, Gambie, Ghana, Grenade, Guatemala, Haiti, Honduras, Kenya, Kribati, Liban, Madagascar, Malawi, Maldives, Iles Marshall, Mongolie, Maroc, Nepal, Niger, Palaos, Palestine, Papouasie Nouvelle-Guinée, Phillippines, Rwanda, Sainte-Lucie, Samoa, Sénégal, Soudan du sud, Sri Lanka, Soudan, Tanzanie, Timor-Leste, Tunisie, Tuvalu, Vanuatu, Viet Nam, Yemen.
[7] »Vulnerable nations unite to call for greater access to climate funds, » Dan Collyns, The Guardian, 9 octobre 2015.
[8] Le texte en français de l’accord de Paris de la COP21, Pierre Haski, L’Obs avec Rue89, 12 décembre 2015.
[9] » The Manila-Paris Declaration, » Climate Vulnerable Forum, 30 novembre 2015.
[10] « De la vulnérabilité au weak power : le Bangladesh face au changement climatique« , Alice Baillat, Revue Internationale et Stratégique n° 109, 2018.
[11] China is re-assigning 60,000 troops to plant trees, Asia Times, 7 février 2018.
[12] Each country’s share of CO2 Emissions, Union of Concerned Scientists.
[13] COP24 : l’objectif est-il manqué ?, Les Enjeux Internationaux, France Culture, 17 décembre 2018.
[14] Le texte de la convention est disponible ici.
[15] Réchauffement climatique, ce sont les pays les plus pauvres qui vont en pâtir le plus Laetitia Drevet, le Journal du Dimanche, 3 aout 2018.
[16] Les îles Fidji, si vulnérables au changement climatique, Pierre Cochez, La Croix, 6 novembre 2017.
[17] Climate change adaptation as a new academic discipline, University World News, Daniel Nelson, 16 mars 2013.
[18] « Le Costa Rica milite pour la « décarbonisation » mondiale ! » , Les Grands Dossiers n° 30, Diplomatie, novembre-décembre 2015.
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