L’organisation de l’emploi au Japon : Sur la route de la précarité

L’organisation de l’emploi au Japon : Sur la route de la précarité

L’organisation du travail au Japon résulte d’une longue stratégie élaborée afin de répondre aux besoins de la société, notamment en terme de sécurité de l’emploi. Pourtant, il en résulte aujourd’hui un système à deux vitesses entre emplois « réguliers », avec de nombreuses garanties et sans durée déterminée de contrat, et emplois « irréguliers », qui rassemblent un ensemble de structures contractuelles ne respectant pas ces gages de sécurité.

À travers ce prisme managérial et avec les évolutions du marché du travail après les crises successives depuis les années 1980, les conditions de travail sont en effet de plus en plus précaires au Japon, et sont en proie à davantage d’abus par les employeurs.

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L’emploi au Japon paraît assuré par son système dit « d’emploi à vie », en apparence stable et garantissant des acquis sociaux. Même ce statut qui n’est pas un acquis pour toute la population japonaise ne déroge pas à la précarisation du système de l’emploi japonais, inhérente aux mutations de la société depuis la fin du XXème siècle. Il convient donc d’expliquer le fonctionnement de ce système complexe, avant d’aborder la thématique principale.

 

  • L’emploi régulier fondé sur un système « d’emploi à vie » : une nécessité dans un management atypique 

 

Une inégalité salariale inhérente au système d’éducation qui tend à creuser le fossé entre les classes sociales :

À l’origine des disparités entre les statuts des salariés d’une entreprise, il y a d’abord l’accès à l’éducation. Les employés réguliers sont embauchés lors d’une grande campagne prévue tous les ans, dès le début de leur dernière année d’étude. Les universités disposent en effet de départements de placement, où d’anciens étudiants viennent informer et recruter les étudiants actuels. Il y a toutefois une différence entre les universités privées et publiques : plus l’université est prestigieuse, plus les chances d’être embauché par un grand groupe est élevé. Et plus grand est le groupe dans lequel on est embauché, plus grandes sont les chances d’avoir un emploi stable à long terme, car les grands groupes sont moins sensibles aux fluctuations économiques. Toutefois, le prestige de l’université n’est pas le seul critère : ils sont également recrutés selon leur niveau scolaire général.

Pourtant, si ce système d’embauche est particulièrement développé au Japon, l’université ne prévoit pas de stage au cours de la formation et à la sortie de l’université les jeunes employés n’ont pas réellement de compétences professionnelles puisque leurs cours sont peu professionnalisants. Mais les étudiants déjà présélectionnés savent dès lors un an à l’avance dans quelle entreprise ils vont non seulement acquérir toutes les compétences techniques pour évoluer dans un milieu professionnel, mais aussi passer leur carrière.

Un système informel dit « d’emploi à vie » favorisé par un système de rémunération à l’ancienneté :

On parle communément « d’emploi à vie » (終身雇用, shūshin koyō) pour qualifier la manière d’organiser le travail au Japon. Il repose principalement sur ce qu’on appelle le « système de rémunération à l’ancienneté » (年功序列, nenkō joretsu). La banalisation de ce processus est en fait l’un des grands acquis sociaux des syndicats d’après-guerre, très développés à l’époque. En effet, c’est à ce moment que le Japon a connu un grand mouvement intellectuel marxiste en raison d’une grande purge des différents acteurs impérialistes et ultra-nationalistes à qui est incombé la responsabilité de la guerre. Ce système repose sur l’idée qu’il faut que les salariés soient payés selon leurs besoins réels et non selon la valeur marchande pure de leur travail. On part du principe que ces besoins sont croissants avec le temps, puisqu’on imagine que le salarié avec le temps fonde une famille aux besoins de laquelle il subvient.

De nos jours, il s’agit d’attribuer un pécule de départ (退職金, taishokukin) calculé selon l’ancienneté du salarié et versé au départ de celui-ci. Ainsi, pour un salarié, il est préférable en terme de salaire de passer vingts ans dans la même entreprise que dix ans dans l’une et dix ans dans une autre. Il s’agit d’un système en théorie win-win, puisque non seulement il garantit à l’employé un travail stable, mais permet au patron de créer une réelle fidélité de ses salariés à son entreprise. Il s’agit donc avant tout d’une stratégie managériale non pas fondamentalement culturelle comme on a souvent tendance à le penser, mais pragmatique.

L’héritage du toyotisme et la formation des salariés au sein de l’entreprise :

Il faut donc comprendre que ce système répond à une culture managériale bien précise, éloignée des considérations classiques du fordisme. Un individu est employé pour qu’il devienne un « employé de l’entreprise » avec un savoir propre à celle-ci, et non pas un « employé d’entreprise » en général : il a donc vocation à acquérir une certaine polyvalence et exercer au sein de la firme une diversité de postes (toyotisme). C’est à ces fins – ainsi que pour combler les lacunes en terme de compétences professionnelles qu’ont les jeunes salariés fraîchement embauchés – que les entreprises investissent en masse dans la formation continue de leurs salariés. Le salarié connaît alors une progression de carrière pondérée avec une évolution tous les trois ou quatre ans, accompagnée d’une formation à la même fréquence. Et cela n’est possible que si l’entreprise a la garantie que le salarié formé à ses frais ne va pas faire fuiter ses acquis vers une autre entreprise.

De la même manière, une telle organisation du travail ne peut admettre un système de rémunération à la fonction dans l’entreprise, puisqu’on est salarié d’une entreprise avant d’être le spécialiste d’un type de métier. Ni le diplôme d’étude supérieur – qui ne forme à aucune compétence professionnelle concrète – ni l’organisation interne de l’entreprise – qui ne forme pas le salarié à un poste précis – ne permettent un tel système de rémunération. Ainsi, le salaire ne se négocie pas en entrant dans l’entreprise et on ne parle pas de contrat, mais de serment d’entreprise (誓約書, seiyakusho). C’est-à-dire qu’on s’engage sous la responsabilité de deux garants à ne pas causer de dommages à l’entreprise. Cela a été un moyen de lutter contre les grèves syndicales.

Il y a deux types de formations au sein de l’entreprise : la première est informelle, et consiste à être placé sous la tutelle d’un salarié plus âgé lors de son entrée dans l’entreprise. La seconde est organisée au sein de centres de formation – les grandes entreprises détenant leurs propres centres – afin d’acquérir des compétences techniques, mais aussi ce qu’on appelle des « Business manners » (ブジネス・マナー, bujinesu manaa) de l’entreprise. Il s’agit ici de lier le salarié aux intérêts de l’entreprise et à sa culture.

L’élaboration d’une culture d’entreprise : une stratégie d’intégration des salariés :

L’apprentissage des « Business manners » font partie d’une stratégie managériale paternaliste de la part des employeurs, qui soutiennent une culture d’entreprise forte de l’intégration du salarié au groupe. Elle est mise en application dès le recrutement, puisque celui-ci est de plus en plus formalisé par un examen psychologique sous l’influence du management américain, en plus d’un examen très scolaire. Le salarié sera donc noté par ses supérieurs sur ses capacités techniques mais aussi sur ses capacités à s’intégrer à la culture de l’entreprise. Cette intégration passe également par le phénomène de « réunion pour boire » (飲み会, nomikai) après le travail. Elles sont l’occasion de rapprocher les salariés entre eux, mais aussi patron et ses salariés. Il est également offert aux salariés deux fois par an une somme qui varie selon les résultats de l’entreprise : c’est encore une manière d’associer les salariés aux intérêts de l’entreprise. Ainsi, l’identité des salariés tend à être définie par l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Et en effet, il est commun de se présenter par son entreprise, et non pas par sa profession.

Cette fidélité à l’entreprise est témoignée par la pratique d’heures supplémentaires (残業手当, zangyō teate). C’est une pratique qui est totalement admise à la culture d’entreprise et fait partie du budget à part entière. Elles permettent une certaine flexibilité aux entreprises : en cas de baisse d’activité, il est possible de supprimer une partie des heures supplémentaires effectuées. Toutefois, elles ne sont pas systématiquement rémunérées, notamment dans les petites entreprises et on parle alors d’heures supplémentaires « gratuit » (サービス残業, saabisu zangyō). Pourtant, ce type d’abus ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

 

  • Un système rigide, aux conséquences lourdes sur les salariés japonais 

 

Les limites de l’emploi à vie sur les perspectives à mi-carrière :

D’un premier abord, il est intéressant de constater que si ce système a été bénéfique à la masse salariale en formant encore aujourd’hui une solide classe moyenne au Japon, il marginalise l’embauche à mi-carrière. Associé à la rareté du licenciement intrinsèque à cette culture managériale, perdre son travail est donc à la fois considéré comme très grave, mais ne permet pas réellement de perspectives de retrouver un emploi du même type à mi-carrière. De ce fait, il y a un phénomène de suicide chez certaines personnes n’arrivant pas à retrouver un poste. Selon les statistiques de l’Agence de Police nationale japonaise de 2019, les chômeurs représenteraient 4,6% des suicides. Lorsqu’on étend le spectre à toutes les personnes sans-emploi, ce pourcentage atteint les 56%. Si ce phénomène est souvent présenté en Occident comme la conséquence d’une « culture de l’honneur », il faut imaginer qu’il s’agit plutôt de la gravité que représente la perte d’un emploi, considérant le fonctionnement du système du travail au Japon.

Ce n’est pas la seule difficulté d’un tel système. La chute de la valeur du yen de 1986 ainsi que les différentes crises économiques survenues depuis les années 1990 ont mené à la précarisation progressive de l’emploi régulier. Si en effet il était la garantie d’un emploi à vie, la conjoncture économique a poussé les PME à mettre la pression sur certains salariés pour qu’ils démissionnent. À côté de cela, le rythme de progression de carrière ralentit à mi-carrière : certains sont transférés chez des sous-traitants, d’autres stagnent à des postes subalternes…

La mort par surmenage : une des conséquences de la sur-intégration du salarié à son entreprise :

Une véritable culture de dévouement à l’entreprise a été créée, et les heures supplémentaires sont donc devenues une condition sine qua non afin d’être intégré dans l’entreprise. Aujourd’hui 15% des salariés font plus de 60 heures de travail par semaine et 44% des employés ne prennent aucun congé[1]. En plus de ces chiffres accablants, l’OCDE observe que 22 % des salariés japonais travaillent plus de 50 heures par semaine. Parallèlement à ce constat, le gouvernement a rédigé en 2017 son premier livre blanc[2] sur un sujet qui préoccupe la société japonaise depuis des années déjà : la « mort par surmenage » (過労死, karōshi). Le gouvernement observe que 12% des compagnies japonaises faisaient effectuer plus de 100 heures par mois d’heures supplémentaires, alors que le Ministère de la Santé considère qu’à partir de plus de 80 heures cela met sérieusement en danger la vie de l’employé. La mort par surmenage est en effet un réel phénomène dans la société japonaise, et la première affaire civile gagnée au tribunal remonte à 1988. L’entreprise Tsubakimoto avait alors dû verser 50 millions de yen – soit environ 400 000 euros – à la famille de la victime.

Il est difficile d’espérer des améliorations sur ce point, surtout depuis que le gouvernement a adopté en 2018 un texte[3], qui prévoit pour les salariés hautement qualifiés comme les analystes, et gagnant au moins 10,75 millions de yens par an – soit 84 000 euros –  des contrats spéciaux qui les excluent des normes en place sur les heures supplémentaires. C’est-à-dire que les limites de 8 heures de travail par jour et 40 heures par semaine (article 32 de la loi sur les normes du travail), d’une pause de 45 minutes toutes les 6 heures (article 34), d’un jour de repos par semaine (article 35), de 360 heures supplémentaires par an (article 36) et la rémunération des heures supplémentaires, du travail de nuit et pendant les jours fériés (article 37), sont supprimées. La seule limite à cette flexibilisation à l’extrême est que le salarié doit prendre 104 jours de congés par an, soit deux jours par semaine. Mais de fait, comme il n’y a plus de restriction au niveau du nombre d’heures travaillées par jour, cet arrêt s’avère dangereux. Le gouvernement Abe y voit « un système qui évalue les performances et non le temps ». Ce qui est sûr, c’est que sous couvert d’associer de hauts salaires à des objectifs de « performances », ce système est surtout le moyen d’augmenter les risques de mort par surmenage, mais aussi de « suicides par surmenage » (過労自殺, karō jisatsu) dont on parle moins. La performance se mesure au Japon aux nombres d’heures passées au travail, alors que – bien au contraire – ce n’est pas productif. Le dévouement au travail et le respect de la hiérarchie priment ainsi sur l’efficacité. Conséquemment, la répartition du travail n’est pas efficiente, au-delà même des conséquences humaines du problème.

Syndicat d’entreprise : une contre-culture à la culture d’entreprise ?

On pourrait penser que les syndicats permettraient d’établir un dialogue avec les employeurs sur les difficultés auxquelles sont confrontés les salariés. Comme indiqué précédemment, les syndicats étaient très puissants à l’époque d’après-guerre. Les négociations menées simultanément par des milliers de syndicats au printemps, appelées « offensives de printemps » (春闘, shuntō) avaient alors énormément de poids et permettaient réellement de discuter des conditions de travail. À partir du milieu des années 1980, ces syndicats se sont regroupés en quatre grandes fédérations syndicales, chacune marquée politiquement. Toutefois, le syndicalisme actuel a peu à peu muté autour de ce qu’on appelle des « syndicats d’entreprise » (企業内組合, kigyō kumiai) sous l’influence du patronat, qui a encouragé leur développement en proposant des hausses de salaires à ceux qui y entreraient, tandis que les plus fervents syndicalistes étaient souvent écartés. Ce système de syndicat d’entreprise est un moyen efficace pour l’employeur de surveiller ses employés. Dans les faits, les syndicats ne représentent donc pas un contre-pouvoir efficace qui permettrait de protéger les travailleurs des abus.

De plus, parler ouvertement des problèmes ou même remettre en cause une décision d’un supérieur n’est pas admis dans la culture d’entreprise japonaise moderne. Si le Japon a connu de grandes périodes de soulèvements, de nos jours la culture d’opposition est faiblement développée. On parle souvent à ce propos de la différence entre les « véritables sentiments » (本音, honne) et le « visage public » (建前, tatemae). Cela rend compliqué la médiation ou la gestion de conflit. De fait, celles-ci sont quasi-inexistantes.

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  • Une flexibilisation du marché du travail face à la crise : la multiplication des emploi irréguliers précaires 

 

Le développement d’emplois intérimaires menaçant la stabilité de l’emploi régulier :

Face aux problèmes économiques structurels exacerbés par la crise, les licenciements ou le recours aux heures supplémentaires non-rémunérées n’ont pas su endiguer les difficultés économiques des entreprises. Une flexibilisation du marché du travail a été engagée à partir des années 1990. Celle-ci avait pour but de redonner de la compétitivité à certaines industries, notamment l’industrie lourde, et de modifier les habitudes de recrutement en l’allongeant à l’ensemble de l’année et en favorisant le recrutement à mi-carrière, afin d’engager des salariés déjà qualifiés et formés. Mais il faut comprendre que c’est grâce à la création de catégories de salariés plus flexibles que certains ont pu et peuvent bénéficier d’emplois à long-terme.

En effet, en 1986, la première loi sur le travail intérimaire[4] a été votée, permettant de créer des emplois flexibles et à court terme. De cette façon, les premières agences de travail temporaire furent autorisées, mais le travail intérimaire était cantonné à certains types d’activités. Après de multiples réformes étendues sur plusieurs années, ces contrats précaires ont été progressivement étendus à la quasi-totalité des professions que l’on peut pourvoir en emploi régulier. Toutefois, ces métiers n’étaient concernés au départ que par des contrats à durée déterminée. Ils étaient d’abord limités à trois ans pour 26 types d’activités jugées comme irremplaçables par un emploi régulier, et d’un an pour les autres activités. Puis avec l’intensification de la crise, la limite des trois ans fut abrogée en 2004 pour des contrats à durée indéterminée pour les 26 activités, et de trois ans pour les autres. Mais malgré la résistance tenace de l’opposition, une énième réforme de la loi sur le travail intérimaire en 2015 a supprimé la limite de temps pour laquelle un employeur peut embaucher en intérim un employé. Cette loi a donc ouvert la porte à toutes sortes de dérives : les entreprises ont tout intérêt à offrir des postes à des intérimaires qui fournissent exactement le même travail qu’un employé régulier, car ils sont moins coûteux à l’embauche et n’ont pas de bonus biannuel. Selon l’enquête de base sur la structure de l’emploi publiée tous les cinq ans par le Ministère de l’Intérieur et des Communications, 75% des travailleurs non-réguliers travaillaient pour moins de 2 millions de yen par an – soit environ 16 900 euros par an.

Aujourd’hui, les emplois précaires représentent 40% de la masse salariale. Ces employés se retrouvent forcés d’accepter des emplois censés au départ n’être que temporaires, et n’ont aucun moyen d’être protégés par l’État. Face aux graves conséquences de la réforme de 2015, le gouvernement a donc décidé de voter en 2020 une loi dite « Même travail, même salaire »[5] pour essayer de pallier ces abus. Cette loi s’assure qu’un employé intérimaire soit rémunéré de la même manière qu’un employé permanent de l’entreprise fournissant le même travail. Elle prévoit deux méthodes pour cela : une méthode dite par répartition égale où l’entreprise de réception doit fournir toutes les informations nécessaires sur ses salariés réguliers à l’agence d’intérimaires, et une méthode dite par convention collective qui serait ratifiée par les syndicats et les employeurs pour assurer le salaire des intérimaires. Il reste à voir si cette loi permettra en pratique de protéger l’emploi. Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement mesure les conséquences de la loi de 2015 qui a précarisé l’emploi, mais n’arrive pas à trouver de solution stable et concrète qui pourrait pallier le problème de l’emploi au Japon.

« Strawberry fields… forever » :

Si cette thématique n’est pas le centre de notre propos, il serait également intéressant de se pencher sur le phénomène des étrangers sollicités via des visas accordés dans le cadre de « Programme de formation de stagiaire technique » (技能実習制度, ginō jisshū seido) d’une durée de trois ans, mais qui cachent bien souvent une surexploitation de travailleurs pauvres d’Asie du Sud-est ou de brésiliens d’origine japonaise (日系人, nikkeijin). En effet, des travailleurs peu coûteux sont sollicités dans des secteurs nationaux confrontés à une forte pénurie de main-d’œuvre, notamment sur les champs agricoles – les fraises en première ligne. Ce type de programme de stagiaire introduit en 1993 concerne environ 20% des travailleurs non-japonais du pays. S’ils sont protégés par le droit du travail (sur le nombre d’heures travaillées par jour, la rémunération minimum), un bon nombre d’entre eux travaillerait en fait dans des conditions abusives. On met notamment en évidence des salaires inférieurs au minimum légal, avec des heures de travail qui ne sont pas conformes non plus aux normes du travail. Pire encore, certains employeurs sont accusés d’avoir fait preuve de violences envers leurs travailleurs. Dans ces conditions, certains stagiaires fuient leur emploi – plus de 7 000 cas ont été recensés en 2017. Pour éviter qu’ils parlent ou qu’ils ne s’enfuient, des employeurs vont même jusqu’à dérober le passeport de leurs employés pour faire pression sur eux. Il s’agit d’une réelle séquestration de ces esclaves modernes, condamnés à travailler d’arrache-pied dans les champs jusqu’à la fin de leur contrat.

Ces hommes et femmes sont pourtant déjà dans une situation précaire, et espéraient trouver un travail bien rémunéré au Japon pour subvenir aux besoins de leur famille. En réalité, certains sont mêmes moins bien rémunérés et moins bien traités que dans leur pays d’origine. Sans compter qu’ils sont isolés, loin de leur famille et n’ayant pas forcément les moyens de solliciter de l’aide. En 2016, le gouvernement, conscient de ces abus, a promulgué une loi[6] qui sanctionne les abus des employeurs envers les stagiaires, comme la saisie de leur passeport ou l’interdiction de quitter les locaux de l’entreprise. Pourtant dans les faits, les abus continuent.

 

  • Les personnes les plus précaires passent à travers les mailles des « filets de sécurité » 

 

Un système maladie et de retraite qui ne permet pas de protéger les emplois irréguliers :

En plus des menaces liées au système d’emplois dits « temporaires », l’entreprise ne cotise pas pour la retraite ni pour l’assurance maladie des intérimaires. Seuls les salariés réguliers sont concernés. Ils touchent une retraite cotisée à la fois par eux-mêmes par capitalisation au sein d’un organe de Pension universelle (国民年金, kokumin nenkin), et par l’employeur qui cotise auprès de la Pension de « bien-être » (厚生年金, kōsei nenkin). Quant à l’assurance maladie, elle est assurée en partie par l’entreprise qui cotise auprès de l’Assurance de santé (健康保険, kenkō hōken) et l’autre partie est garantie par l’État à travers l’Assurance de santé universelle (国民健康保険, kokumin kenkō hōken). Les employés irréguliers ont donc un statut d’autant plus précaire qu’ils ne pourront pas espérer obtenir une protection sociale complète. Pourtant, beaucoup d’emplois concernés par les contrats intérimaires sont susceptibles d’être exposés à des accidents du travail, ou concernent des tâches physiques qui nuisent à la santé du travailleur.

Dans Contre la pauvreté au Japon, le docteur en Sciences politiques Yuasa Makoto sépare les garanties de l’emploi en trois « filets de sécurité ». Tout d’abord l’emploi en lui-même avec son système d’emploi à vie qui était censé protéger de tout risque de chômage, mais qui s’est délité face à la crise. La sécurité sociale ensuite, qui est en fait un système à deux vitesses selon le statut de l’employé. Mais il existe un troisième et dernier filet, qui représente donc la dernière chance de préserver le statut des travailleurs. Il s’agit de l’Assistance publique (生活保護, seikatsu hogo), qui est un revenu accordé aux personnes retraitées les plus précaires. Toutefois, les critères d’éligibilité sont très stricts et l’assistance ne profite donc pas à beaucoup de personnes. De telle sorte que certaines personnes âgées ont délibérément renoncé à des éléments de confort chez elles pour pouvoir bénéficier de cette aide. Un exemple criant est celui d’une femme âgée ayant renoncé à la climatisation afin de bénéficier de l’Assistance publique et qui est décédée dû à l’excès de chaleur.

Les premières victimes de la précarité du marché du travail :

Si le système à l’ancienneté préservait l’emploi des seniors jusqu’à leur retraite avec un salaire à son apogée, les mutations de la société et du travail l’ont considérablement fragilisé. En effet, il faut d’abord souligner que le système de rémunération à l’ancienneté était fonctionnel car il n’y avait pas déséquilibre démographique tel que celui qui existe actuellement. Depuis les années 1970 et jusqu’à aujourd’hui, le taux de fécondité au Japon (1,46 enfant par femme) est en dessous du taux de renouvellement des générations, tandis que l’espérance de vie s’allonge. Pour combler le déficit de la caisse des retraites – dû au déséquilibre entre actifs et inactifs – le gouvernement a décidé d’abord de repousser l’âge de départ à la retraite en favorisant le travail des seniors. Le gouvernement japonais a reculé l’âge de départ à la retraite depuis les années 1970 et on envisageait même une retraite à 71 ans pour 2020. On encourage également les salariés à rester actifs au-delà de la limite des 60 ans. En effet depuis 2013, tout employé qui veut continuer de travailler peut le faire, mais cette loi n’édicte pas de modalités en ce qui concerne les conditions de travail et le type de contrat. Ainsi, le salaire des 60 à 64 ans est environ 30% moins élevé que celui des 50 à 54 ans[7]. De plus, les personnes âgées sont de moins en moins embauchées pour des emplois réguliers. Selon une enquête sur la population active, sur les 3,83 millions de travailleurs qui sont entrés dans le marché du travail au cours des six dernières années, 40% avaient plus de 65 ans, travaillant principalement à temps partiel ou comme intérimaire. Puisqu’ils ne sont pas employés comme travailleurs réguliers, les employés ne cotisent pas pour leur retraite. Beaucoup se retrouvent en difficulté financière extrême, et doivent être pris en charge par leur famille.

Les femmes sont les deuxièmes grandes victimes des emplois précaires. En effet, traditionnellement les femmes quittent leur emploi après la naissance de leur premier enfant. Aujourd’hui, ce chiffre s’élèverait à 60%[8]. Souvent, le premier emploi est une façon de trouver un époux pour ensuite quitter le monde du travail. Bien que des crèches existent, il y a très peu de places, et il n’y a pas de volonté de faire un effort sur l’augmentation de ce type de structures. De plus, les emplois réguliers nécessitent une grande flexibilité qui ne convient pas à des travailleuses qui sont contraintes d’être mère avant tout. D’une part il est assez mal vu de retourner au travail après une grossesse, mais celles qui s’y risquent doivent pouvoir à la fois assumer le grand nombre d’heures supplémentaires, mais également de nombreux déplacements. Par exemple, en 2010, 2,3% des hommes en couple vivaient seuls à cause de ces contraintes imposées. On parle alors de « mutation seul » (単身赴任, tanshin funin). Si de plus en plus de femmes reprennent le travail pour des raisons économiques, cela se fait toutefois comme travailleuses précaires. Dans cette lignée, certaines entreprises promeuvent le télétravail qui apparaît comme une alternative pour pouvoir profiter du temps avec sa famille tout en travaillant. Mais de nouveau, ce sont les femmes qui sont visées par ces initiatives, et cela présente une autre forme de précarisation du travail, puisque ces employés restent toujours mal protégés. Néanmoins, de plus en plus de jeunes sont attachés à l’idée d’avoir une vie familiale stable et passer plus de temps avec leur famille : un changement au niveau des mentalités qui pourrait influencer la structure du travail à terme.

 

L’idéal de l’emploi à vie continue de perdurer au Japon, même s’il est de moins en moins facilement atteignable. Il y a une réelle volonté nationale de créer un climat salarial favorable à la stabilité, et on observe des tentatives de nouvelles techniques managériales et de ressources humaines, inspirées des techniques françaises notamment. Quant aux emplois précaires, de grands espoirs sont fondés dans la loi de 2020 relative à l’emploi intérimaire, et des améliorations sont envisageables concernant la loi de 2016 relative à la protection des « stagiaires » étrangers.

Nadine Wellnitz

 

[1] Arnaud Grivaud, « Japon, les métamorphoses d’un empire : Travail, Le modèle japonais en surmenage ? », France Culture

[2] « Règles générales pour les mesures de prévention de la mort due au surmenage » 「過労死等の防止のための対策に関する大綱」

[3] « Système professionnel avancé » 「高度プロフェッショナル制度」

[4] 「労働者派遣法」

[5] 「同一労働同一賃金」 ; dont le nom officiel est « Loi garantissant le bon fonctionnement de la sécurisation des travailleurs et l’amélioration des conditions de travail des travailleurs temporaires »「労働者派遣事業の適正な運営の確保及び派遣社員の就業条件の整備等に関する法律」

[6] « Loi sur la bonne mise en œuvre de la formation professionnelle des étrangers et la protection des stagiaires » 「外国人の技能実習の適正な実施及び技能実習生の保護に関する法律案」

[7] Julien Martine, « Japon, les métamorphoses d’un empire : Travail, Le modèle japonais en surmenage ? », France culture

[8] Arnaud Grivaud, « Japon, les métamorphoses d’un empire : Travail, Le modèle japonais en surmenage ? », France Culture

 

Sources :

Alric, Julien. Sztanke, Michael. 16 mars 2018. « Japon : Les forçats du travail ». ARTE Reportage.

Éditorial de The Japan Times. 21 novembre 2018. « Address issues in the technical intern program ». The Japan Times.

Grivaud, Arnaud. Martine, Julien. 25 octobre 2018. « Japon, les métamorphoses d’un empire (4/4) : Travail, Le modèle japonais en surmenage ? ». Dans Entendez-vous l’éco ? France culture. Présenté par De Rocquigny, Tiphaine.

Ohinata, Hirofumi. Hamada, Tomohiro. Ishikawa, Haruna. Uchiyama, Osamu. Yamamoto, Kyosuke. 15 juillet 2019. 【安倍首相が誇る雇用増の実績は本当? ファクトチェック】. Asahi Shinbun.

Thomann, Bernard. 2008. Le salarié et l’entreprise dans le Japon contemporain : formes, genèse et mutations d’une relation de dépendance. Paris. Les Indes Savantes.

Thomann, Bernard. 2015. La naissance de l’État social japonais : biopolitique, travail et citoyenneté dans le Japon impérial (1868-1945). Paris. Presses de SciencesPo.

Yuasa, Makoto. 2019. Contre la pauvreté au Japon. Arles, Philippe Picquier.

Journal du parti Akahata. 10 mars 2018. 【これでわかる「残業代ゼロ」制度】.

Site de l’entreprise Kaonavi Inc. 14 février 2020. 【2020年施行の派遣法改正とは? ポイントをわかりやすく解説、目的や改正内容について】.

Site du gouvernement japonais. 10 mai 2017. 【改正パートタイム労働法が施行・パートタイム労働者がいきいきと働ける職場に】.

Rapport de l’Agence de Police nationale japonaise. 17 mars 2020. 【令和元年中における自殺の状況】.

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