L’identité arabe comme facteur d’unité ?

L’identité arabe comme facteur d’unité ?

         Lorsque se sont succédées dès 2010 et surtout à partir de 2011 des révoltes populaires s’encourageant les unes aux autres dans tout le monde arabe, les peuples arabes ont aperçu la possibilité d’une construction d’un nouvel ordre politique et social. Le monde entier a alors parlé de « printemps arabe », faisant de ces révoltes un même phénomène polycentrique dont le facteur commun serait l’arabité (al-‘uruba) des peuples. Cette dernière, que l’on peut définir par l’appartenance à un espace linguistique plus ou moins homogène et à un référentiel culturel commun, était-elle réellement le moteur du mouvement de 2011 ? Dix ans après le début de ces révoltes, peut-on les interpréter comme une rupture dans l’Histoire du monde arabe ? Et quelles conclusions peut-on tirer sur l’identité arabe aujourd’hui ?

Les printemps arabes : la résurrection d’une unité arabe ?

L’unité des « Arabes » comme idéologie politique et sociale

         On peut dater les premières aspirations politiques d’unification sur la base d’une identité arabe commune supposée à partir de la fin du 19ème siècle. Bien que ces aspirations n’aient pas été fondamentalement opposées à l’existence de l’Empire ottoman, les Jeunes Turcs ont accédé au pouvoir en écartant l’élément arabe des élites, ce qui a déclenché des réflexions identitaires au sein de cet espace gigantesque. Alors que l’Empire ottoman représentait une réponse sur le plan religieux, la reconnaissance des Arabes en tant que peuple est réclamée.

Boutros al-Boustani a été la figure principale de ce mouvement pré-panarabe, et a élaboré les premières théories nationalistes arabes notamment dans son journal Nafir suriyya (« Le clairon de la Syrie ») fondé en 1860, dont la devise était « la religion est à Dieu et la patrie est pour tous » (al-din li’llah wa al-watan lil-jami’). Face à l’affaiblissement de l’Empire ottoman – l’Homme malade –, il est urgent de trouver une réponse à l’éclatement d’un territoire qui avait été homogène pendant plus de quatre siècles et demi. C’est en ce sens qu’a été lancée la Grande révolte arabe de 1916 – bien qu’encouragée puis écrasée par l’axe franco-britannique dans le cadre de leurs intrigues. Le règlement de la Première Guerre mondiale et les accords Sykes-Picot ont dès lors découpé cet espace en États-territoires, qui ne sauraient être des États-nations. Cela laisse place à des revendications d’unité plus larges au Levant notamment, mais sans aller jusqu’à imaginer un espace transnational arabe unifié1.

         Le deuxième temps qui rend compte de la matérialisation idéologique de ce qu’on appelle le panarabisme n’intervient qu’à partir des années 1950, à la chute des empires coloniaux et avec la recomposition des forces dans le monde à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La dynamique d’émancipation et de modernisation est propulsée avec force dans les débats, imaginant un cadre politique englobant des États arabes ayant été sous le joug étranger par le passé. Le second facteur déterminant à l’émergence de l’idéologie panarabe est l’annexion de la Palestine en 1948, qui apparaît comme une nouvelle oppression étrangère pour les peuples arabes. L’expérience collective de l’impérialisme étranger est ici vécue comme un critère d’identification avec pour base de référence la langue arabe. Le ciment du nationalisme arabe serait donc à la fois un ensemble de réalités linguistiques et historico-coloniales. À cela s’ajoute la présence d’un leader charismatique en la personne de Gamal ‘Abdel Nasser – alors au pouvoir en Égypte –, qui a favorisé l’émergence de projets communs.

         Contrairement à la Nahda (« le réveil »), mouvement intellectuel égyptien du 19ème siècle qui façonne l’identité culturelle religieuse et linguistique arabe moderne, le panarabisme incarne un projet politique. Il ne se limite donc pas à un nationalisme arabe – bien que le terme « panarabisme » n’existe pas en tant que tel en arabe et que l’on fait effectivement référence au « nationalisme arabe » (al-qawmiyya al-‘arabiyya) ou alors à « l’unité arabe » (al-wahda al-‘arabiyya) – mais mêle aussi intrinsèquement laïcité et socialisme.

         Les théoriciens du nationalisme arabe sont nombreux2, mais il est important d’évoquer deux personnages clés. Le premier, Sati al-Husri, est considéré comme l’un des fondateurs du panarabisme. Il distingue la patrie particulière (watan al-khass) et la patrie générale (watan al-‘amm) reposant sur les aspects linguistiques et culturels. Mais la pensée de al-Husri reste essentiellement d’ordre culturelle, et il faut attendre les réflexions de Michel Aflaq pour que celle-ci soit étayée sur le plan doctrinal. Ce Syrien d’une famille grecque-orthodoxe fut le fondateur du Hezb al-Ba’ath (« parti de la résurrection ») avec Salah Eddine al-Bitar. Dans une série d’articles regroupés en 1959, il imagine un projet qui transcende la patrie (watan) pour former une seule entité (qawm)[3] cohérente par son arabité. Ce projet devrait selon lui être réalisé en interne par un « renversement » (inqilab) du système, impulsant alors un changement en externe. Ainsi, le parti Ba’ath aurait été le moyen pour accomplir cette transition.

         Au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle, il y a eu dix-huit tentatives d’unification entre des États arabes. Le parti Ba’ath est le premier vecteur d’une doctrine panarabe aboutie, en prenant le pouvoir en 1963 en Syrie puis en 1968 en Irak. Mais l’un des organes les plus avancés de ce panarabisme reste la République arabe unie entre l’Égypte et la Syrie en 1958. Celle-ci n’est pourtant pas un franc succès, puisqu’elle prend fin en 1961. Quant à la Ligue arabe créée dès 1945, elle renonce au projet unitaire conséquemment à son Sommet de 1964. Pourtant, le panarabisme reste au cœur des idéologies de nombreux États du monde arabe.

Lorsque les printemps arabes ont débuté, les penseurs et journalistes défenseurs du panarabisme ont immédiatement décelé le potentiel d’un mouvement d’une telle ampleur. Les similarités de ces révoltes auraient pu présenter un terreau favorable à des revendications communes et à la création d’un projet panarabe. En effet, il s’agit de pays dont le pouvoir est sclérosé avec un contrôle très strict de la population et un chômage très développé chez les jeunes. Selon le philosophe tunisien Abdel Wahab al-Madab, il s’agit d’un moment de l’Histoire, d’une fracture qui doit être lue comme le signe d’un renversement de l’ordre alors établie dans le monde arabe4.

D’autre part, il est indéniable que les protestations des printemps arabes sont survenues selon un effet boule de neige, l’une en entraînant une autre. En particulier suite aux soulèvements en Égypte, puisqu’il s’agit d’un État ayant une forte influence dans le monde arabe. La résistance de l’Égypte aux pressions ottomanes au temps de Mohammed ‘Ali ou la résistance de Gamal ‘Abdel Nasser à l’impérialisme occidental ont inspiré les peuples arabes du monde entier. De nos jours, l’Égypte jouit d’une légitimité culturelle dans le monde arabe à travers la force de son soft power. Quelques intellectuels voient donc dans le soutien arabe aux contestations égyptiennes de 2011 puis dans le déclenchement successif de révoltes internes dans toute la région, le symbole d’un regain du panarabisme avec son leader naturel supposé – l’Égypte. En effet, grand nombre d’intellectuels accordent la qualité de fusible à l’Égypte et aux manifestations de la place Tahrir, et non pas à la Tunisie. L’Égyptien Yahia al-Qazzaz par exemple, expliquait : « Il s’agit bien d’une révolution sans précédent de la nation arabe dont l’étincelle s’est allumée en Tunisie et la base s’est établie en Égypte, au regard de sa position de plus grand État arabe »5.

         En ce sens, la langue arabe a été le principal moyen de convergence entre chacun de ces soulèvements. Afin de partager les informations d’un pays à l’autre et de créer un espace commun immatériel entre les peuples arabes, la langue arabe moderne a été largement exploitée dans les médias. Ainsi, les révolutions de 2011 représentent l’âge d’or de l’arabe moderne, qui dépasse les clivages des dialectes. L’arabe moderne intervient comme un référentiel commun qui gomme les particularismes des termes de dialectal, et permet de rapporter la situation d’un pays A à celle d’un pays B par l’emploi d’un même terme. En effet, les médias panarabes – en particulier al-Jazeera et al-‘Arabiyya – ont joué un rôle clé de diffusion de l’information et d’espace de dialogue. Ils ont en particulier pallié le contrôle strict des organes étatiques sur les réseaux sociaux, en donnant accès au suivi des révoltes en Tunisie puis dans le reste du monde arabe. Ils ont donc galvanisé les contestations et agit comme un catalyseur de la société civile, donnant aux printemps arabes l’ampleur que nous leur en connaissons. Néanmoins, si les printemps arabes ont effectivement été l’occasion de mettre à l’honneur la langue arabe, il est difficile d’affirmer qu’ils ont incarné une voix des Arabes à l’unisson.

Le concept de « printemps arabe » comme épiphénomène d’événements locaux, s’inscrivant dans une tendance globale

Bien que les penseurs contemporains auraient souhaité trouver une résonance dans les soulèvements arabes, celle-ci ne s’est limitée qu’à la forme et non au fond. Aucun projet commun sur la base d’une identité commune supposée n’a été fondamentalement envisagé. Au contraire, les révolutions arabes ont davantage pris en considération les spécificités ethniques et linguistiques de chaque pays (par exemple le rôle des Berbères dans les soulèvements au Maghreb). En effet, si les révoltes populaires dans le monde arabe en 2011 se sont suivies, l’ancrage des revendications est d’ordre national avant tout. Les réalités socio-politiques de ces pays, même si elles se rejoignent par le manque d’inclusion de la société civile dans les processus économiques et politiques, ne sont pas les mêmes. Ainsi, invoquer les thèses panarabes dans ce contexte n’avait pas d’intérêt particulier pour les manifestants.

On pourrait même aller plus loin, en invoquant que le panarabisme a été pendant longtemps un outil des élites et des militaires pour bâtir un projet de société basé sur un contrôle politique strict (la Libye de Kadhafi des premières heures, l’Égypte de Nasser ou encore le FLN algérien). Contrairement aux thèses panarabes, le dialogue ne passe pas par les réflexions des élites en top-down, mais par les revendications des peuples eux-mêmes en bottom-up. Les printemps arabes sont donc symptomatiques d’un reversement total dans la logique de transmission idéologique, ce qui traduit une volonté de rompre avec les pratiques politiques passées. Quant à la Ligue arabe – qui reste le symbole du panarabisme et l’entité panarabe la plus aboutie – celle-ci n’intervient que mollement avec un Sommet consacré à la lutte contre le chômage et la pauvreté le 19 janvier 2011, ayant pour but d’apaiser les insurgés. Au contraire, cela ne met qu’en exergue l’essoufflement d’une institution qui incarne les élites dénoncées par les révoltes.

Les retombées des printemps arabes ne sont pas non plus les mêmes selon les pays, ce qui témoigne d’un manque d’homogénéité dans les révolutions. Les manifestations en Tunisie, en Jordanie et en Égypte sont parvenues à provoquer le renversement du gouvernement en place et à mettre en place des élections, avant que la situation ne dégénère et ne revienne quasiment au statu quo pour l’Égypte. Au Maroc, les manifestations ont abouti à une réforme de la Constitution. Au Bahreïn, les contestations ont été durement réprimées, tandis que la Libye, la Syrie et le Yémen ont sombré dans la guerre. Les autres pays n’ont soit pas connu de révoltes à proprement parler, soit celles-ci n’ont que peu mobilisé les populations, et se sont parfois simplement essoufflées sans que la situation n’ait réellement changé. Dans les pays où les manifestations n’ont eu qu’un impact limité, on constate une reprise en 2019 qu’il est possible de qualifier comme une suite des manifestations de 2011 : c’est le cas du Soudan, de l’Algérie, du Liban et de l’Irak.

         Le phénomène des printemps arabes est le fruit de la frustration de la population civile face à un État non seulement afonctionnel mais également souvent corrompu, qui les exclut de fait des décisions. Cette infantilisation du peuple et le manque de liberté qu’il en résulte en fait un soulèvement d’ordre politique avant tout. À ce titre, on pourrait comparer ces révoltes aux printemps des peuples en Europe en 1848, comme le fait le politologue Hamit Bozarslan dans son ouvrage Qu’est-ce qu’une révolution ? plutôt qu’à une révolte assimilable au panarabisme comme il a été fait pour la Grande révolte arabe de 1916.

         Ces soulèvements représentent pourtant un moment de l’Histoire, non seulement pour le monde arabe mais dans le monde entier. En effet, on peut constater une accélération et une densification des soulèvements populaires en faveur d’une plus grande démocratie. Il est possible de l’interpréter comme le résultat de la victoire des valeurs libérales et démocratiques du bloc de l’Ouest dans le monde après la chute de l’URSS. Cependant, depuis le début du 21ème siècle, si l’on pourrait croire que ce phénomène s’atténue, les révoltes, au contraire, se multiplient. Outre les printemps arabes de 2011 puis de 2019, l’Iran est dès 2009 ébranlé par son mouvement vert. Des soulèvements très importants ont également lieu dans le monde entier, principalement en Europe de l’Est, avec par exemple les révolutions en Géorgie en 2003, en Ukraine en 2005 puis en 2014, au Kirghizstan en 2005 puis 2010 ; mais aussi en Asie avec par exemple les manifestations en Chine – en réaction aux printemps arabes – en 2011, à Hong Kong en 2019 ou en Thaïlande en 2020. Chacun des continents du monde a été bouleversé par des soulèvements de grande ampleur ayant pour revendication principale un approfondissement de la démocratie face à des États défaillants et corrompus. Même en France, le mouvement des gilets jaunes de 2019 peut être interprété dans cette tendance globale qui bouleverse le monde.

Mais à la cause politique des révoltes s’ajoute un facteur extrêmement important : il s’agit du facteur économique. En effet, il est légitime de se demander si les révoltes pour la démocratie n’étaient pas aussi des insurrections nourries de désespoir économique. Les crises économiques mondiales provoquées par les failles du système capitaliste, ont eu des conséquences considérables partout dans le monde, avec une hausse drastique du chômage, le recours au marché noir et à la corruption, qui s’ajoute à une forte inflation dans les pays les plus atteints. Le chômage est d’autant plus important que la démographie est également en hausse, ce qui crée des tensions extrêmes chez les jeunes dans les pays concernés. Ce phénomène a tendance à s’accentuer pour les pays dont l’économie est principalement rentière, puisqu’y réside une dichotomie entre la nature peu diversifiée de l’activité productive et les perspectives d’avenir de ces jeunes qui investissent de plus en plus dans les études. L’État n’étant pas suffisamment fort pour assurer son rôle de soutien à la population, voire participant à s’accaparer les richesses et créer des pénuries artificielles pour faire grimper les prix sur les industries sur lesquelles il a la main mise (café, cigarettes…), une forme d’implosion est générée au sein de la société civile qui décide de se mobiliser pour renverser le pouvoir.

Quelle identité « arabe » aujourd’hui ?

La cause palestinienne en désuétude ?

La ferveur des Arabes pour la cause palestinienne et l’opposition intrinsèque à Israël restait une constante qui donnait un sens à cet espace étendu sur deux continents. Une plus large opposition aux ingérences occidentales dans le monde arabe était porteur d’un « sentiment arabe ». Cependant, la cause palestinienne qui était pourtant structurante de cette identité arabe tombe de plus en plus en désuétude. Tout d’abord, après la défaite de l’attaque conjointe syro-égyptienne sur Israël en 1973, l’Égypte qui reste le symbole du panarabisme et un leader d’influence dans le monde arabe avait reconnu l’État d’Israël par les accords de Camp David de 1979, lui valant d’être exclu de la Ligue arabe. Cette dernière n’a dès lors plus eu de réelle influence dans le monde arabe, et la coopération politique a été remplacée par une coopération économique et commerciale au moyen de l’OPEP. Finalement, la dégradation du panarabisme s’est accompagnée par la dégradation de la situation palestinienne vis-à-vis d’Israël. L’invasion de l’Irak par les États-Unis a néanmoins renforcé ce sentiment anti-impérialiste qui a permis de garder une forme d’unité arabe. Ainsi, même si les projets d’union ont été totalement oubliés dès les années 1970, un sentiment d’unité subsistaient.

Bande de Gaza. 2018.

Pourtant, affirmer que la cause palestinienne inspire un sentiment d’unité arabe est de plus en plus difficile, au vu des récentes normalisations avec Israël encouragées par l’administration Trump aux États-Unis. Le Président américain espérait jouer sur les intérêts nationaux pour entamer un cycle de reconnaissance d’Israël avant les élections présidentielles de novembre 2020. Les « trois non » de la résolution de Khartoum de 1967 (« non » à la paix avec Israël, « non » à sa reconnaissance et « non » à des négociations) ont été balayé par les Émirats Arabes Unis et le Bahreïn en septembre 2020, le Soudan en octobre 2020, et enfin le Maroc en décembre 2020. L’Arabie Saoudite se profilait quant à elle de s’associer à la liste de ces pays, au moment où Donald Trump espérait convaincre également Oman, la Mauritanie et le Qatar, avant que Joe Biden ne prenne possession de la Maison Blanche. Cette tendance à troquer le soutien à la Palestine pour des intérêts nationaux se dessine dès le 9 septembre, où l’Arabie Saoudite associée aux Émirats et à l’Égypte avaient fait pression afin que la normalisation avec Israël ne soit pas condamnée par la Ligue arabe, qui s’apprêtait à prendre une résolution en ce sens.

Pour l’Arabie Saoudite et les Émirats, un accord avec Israël leur permettrait d’avoir un allié de poids contre l’influence iranienne, puisque l’Iran serait désormais potentiellement en mesure d’exploiter le nucléaire à des fins militaires. De plus, les Émirats ont pu avoir accès à certains armements en « cadeau », déséquilibrant par ce biais les rapports de force établis au sein du Conseil de Coopération du Golfe, en particulier avec le Qatar. Des armements, qui pourraient être engagés sur le terrain yéménite. Ainsi, cette reconnaissance apparaît complètement comme symptomatique des jeux d’influences qui s’opèrent dans la région depuis l’enlisement des printemps arabes en Syrie et au Yémen. Dans le cas du Bahreïn, la reconnaissance d’Israël peut être interprétée comme une conséquence directe des printemps arabes, puisque le monarque sunnite Hamed ben Issa Al Khalifa craignant ne pouvoir contenir une opposition chiite importante soutenue par l’Iran – et ce malgré la ferme répression opérée en 2011 – a décidé de se doter d’un soutien supplémentaire dans la région. Le Soudan étant dans une situation politique plus qu’incertaine, les généraux au pouvoir ont privilégié un accord leur permettant d’être retirés de la liste américaine des États soutenant le terrorisme et donc de réintégrer la communauté internationale. Cela leur permettrait à la fois de ne plus subir de sanctions vis-à-vis du massacre du Darfour, mais également d’accéder aux financements internationaux de la Banque mondiale et du FMI. Quant au Maroc, le roi Mohammed VI a obtenu la reconnaissance des États-Unis sur la souveraineté marocaine du Sahara occidental, attribuant une forme de légitimité à cette revendication.

Ainsi, tant l’opposition à l’impérialisme occidental que l’attachement à la cause palestinienne alors au cœur des relations des nations arabes semblent se déliter par le haut. Ce même haut, qui pendant des années avait utilisé cet argument pour détourner les peuples des abus de pouvoir en interne jusqu’à ce que le choc des printemps arabes inverse la tendance. Le journaliste Alain Gresh affirmait à ce propos que « on peut noter aussi que la lutte contre Israël, qui offrait souvent aux régimes du Proche-Orient un argument pour maintenir leur emprise – au nom de l’unité contre l’ennemi sioniste –, ne semble plus suffire »6. Comment considérer la cause palestinienne comme structurante d’une unité arabe, dès lors qu’elle a été instrumentalisée par des dirigeants arabes selon leurs intérêts du moment ? Bien que les peuples arabes restent eux attachés au sort des Palestiniens, il est complexe d’affirmer qu’il soit intrinsèque à l’identité arabe. En effet, force est de constater que la cause palestinienne n’a été que très peu défendue au cœur des contestations de 2011. De la même manière, suite aux normalisations successives avec Israël au cours de l’année 2020, seulement quelques manifestations ont eu lieu au Soudan et au Maroc.

Les « hivers arabes » : l’Islam comme nouveau facteur d’identification collective ?

         Il convient tout d’abord d’identifier le rapport entre le monde arabe et l’Islam pour comprendre la place qu’il occupe aujourd’hui dans les sociétés arabes. Le terme de monde arabe renvoie aujourd’hui à un espace dont les spécificités ethniques, religieuses, économiques, démographiques, géographiques, politiques et historiques sont très disparates. Pourtant, il existe un lien entre tous ces pays qu’il est difficile à définir. Par simplicité, on évoque souvent un même référentiel linguistique et culturel. Il existe néanmoins des dialectes bien différents selon les régions et il existe des habitudes culturelles bien différentes entre le Maghreb, le Golfe et le Moyen-Orient. Il faut donc replacer le « monde arabe » dans son Histoire pour comprendre quel est réellement le lien qui unit ces pays. Michel Aflaq lui-même expliquait en 1943 : « Messieurs, l’Islam, incarné dans la vie du prophète, n’est pas aux yeux des Arabes un simple événement historique qu’on expliquerait en termes, de temps et d’espace, de causes et d’effets. C’est un mouvement si profond, si impétueux et si vaste qu’il est directement lié à la vie intrinsèque des Arabes prise dans l’absolu. […] L’Islam est l’élan vital qui actionne les forces latentes de la Nation arabe et qui fait que s’y déchaîne la vie ardente qui emporte les barrages du traditionalisme et les entraves du conventionnalisme et rétablit le lien avec les notions profondes de l’univers »7.

Mais si l’Islam a effectivement été un vecteur de diffusion de l’identité arabe jusqu’en Afrique de l’Ouest, il ne constitue pas l’essence de l’arabité. Il est nécessaire de rappeler qu’au cours de la période abbasside, le mouvement shu’ubiyya prônant la supériorité persane sur l’arabité qui n’aurait d’existence que par l’Islam, avait poussé les Arabes à rechercher et compiler à l’écrit les éléments de culture arabe préislamique. Ce mouvement littéraire appelé adab, s’est traduit par la constitution d’ouvrages, comme le Kitab al-Hamasah (« le livre de la valeur ») de Abu Tammam, qui représente une des œuvres principales de cette tendance littéraire.

L’Islam a donc été un vecteur de diffusion d’une identité arabe antérieure, mais surtout et avant tout un outil politique. Il a été un outil sous les Califats arabes puis ottoman et aujourd’hui il reste un outil politique structurant dans le monde arabe. De la même façon que l’idéologie panarabe a été un outil de légitimité et de pouvoir pour les chefs des États arabes, l’idéologie islamique dans le monde arabe a été construite comme une force d’opposition. Cette image de force d’opposition a été fomentée dès les années 1950 avec l’interdiction de l’organisation des Frères musulmans en Égypte en 1948, avant même que Nasser ne prenne le pouvoir. Ce phénomène ne se limite pas au seul aspect politique, puisque dès la révolution islamique de 1978 en Iran, une réelle rupture sociale s’est opérée au sein des nations à majorité musulmane. C’est par ailleurs dans le même temps que les Frères musulmans ont commencé à s’insurger en Syrie, poussant le régime de Hafez al-Assad à réprimer avec fermeté leurs attaques armées.

Un resserrement progressif de la pratique de l’Islam est apparu dans le monde arabe, qui a pris une place de plus en plus importante, même au sein d’États laïcs8 comme la Syrie. Certains politologues, comme Gilles Kepel dans son ouvrage Sortir du chaos, estiment que la révolution iranienne – bien que chiite – a été le déclencheur d’une tendance plus générale dans tous les pays arabes à majorité musulmane. D’autres, comme le directeur de recherche au CNRS Olivier Roy, l’interprète comme une réaction à l’effritement des identités nationales dans un contexte globalisé. Bien qu’il faille être prudent sur les origines de cette tendance, elle reste bel et bien palpable.

Ali Khamenei lors de la Révolution iranienne.

Après les printemps arabes, « l’islamisme » dans sa pluralité constitue une forme de déculturation de la religion au profit d’une influence voulue plus étendue. Selon Oliver Roy : « les fondamentalismes sont la conséquence d’une crise de la culture et non pas l’expression d’une culture »9. Cet islamisme est également « une tentative de faire de l’islam une idéologie qui a vocation à combler une vacuité politique »10 selon le politiste Bertrand Badie. La dimension politique de ce phénomène est donc essentielle pour comprendre comment les rapports de forces dans la région se sont déployés.

La crise de l’État lors des printemps arabes incarne donc naturellement un moment propice pour accroître l’influence et le pouvoir des mouvements islamistes. C’est ainsi que le parti islamique tunisien an-Nahda a été légalisé en 2011 avant de constituer la première force politique après les élections législatives qui ont suivi. En Égypte, les élections présidentielles de 2012 ont porté au pouvoir Muhammad Morsi, issu de l’organisation des Frères musulmans. Mais ces victoires politiques ont vite connu leurs limites, puisque l’opposition à l’adoption d’une Nouvelle Constitution en Tunisie a poussé an-Nahda à se retirer de la course électorale, tandis qu’en Égypte, l’adoption de réformes jugées trop restrictives s’est traduit par le mouvement Tamarrud (« rébellion ») menant à la destitution de Morsi. Quant au Proche Orient, l’émergence de Daesh a été le produit de la décomposition de la révolution syrienne et de la frustration des sunnites irakiens11.

Les révolutions de 2011 ont pourtant eu un impact – plus diffus et moins concret – sur la redistribution des forces dans la région. Au cœur même des soulèvements, le Qatar d’un côté et la Turquie de l’autre ont cherché à influencer les peuples par le biais de leurs médias – nous évoquions précédemment du rôle de Al-Jazeera – pour renverser les élites politiques en place en faveur des Frères musulmans en particulier. Un réel jeu d’influence se met alors en place entre l’Iran, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie, et à moindre mesure le Maroc (qui reste peu impliqué sur le terrain géopolitique et se concentre davantage sur sa stratégie d’influence). Chacun défend sa position de leader d’une umma de musulmans en s’impliquant dans des conflits issus des printemps arabes, aux enjeux diplomatiques bien réels. Bien éloigné des considérations « arabes », la focale reste toutefois assez régionale, délaissant quelque peu les nations asiatiques à majorité musulmanes – comme le témoigne l’absence d’intérêt pour le massacre des Ouïghours en Chine. De cette façon, l’Arabie Saoudite affronte le Qatar sur le terrain yéménite suite à la « frérisation des printemps arabes »12, tandis qu’elle finance dans un premier temps Daesh en Syrie et en Irak face à l’influence iranienne et turque dans la région. Sans oublier l’extension du conflit libyen en Afrique, favorisant l’émergence de mouvements islamistes notamment au Mali. Ainsi, plus qu’un facteur d’unité, l’Islam est devenu un enjeu de pouvoir, d’autant plus déterminant à la suite des révolutions arabes.

À la question de si les printemps arabes ont représenté une rupture, la réponse est indéniablement oui. Ces révoltes ont mis en avant les limites d’idéologies politiques qui n’étaient plus en phase avec leur temps et avec la réalité des peuples. Leur onde de choc politique ainsi que la recomposition des forces qu’elles ont entraîné en font un événement majeur dans l’Histoire du monde arabe.

        Nous citerons enfin Charles Thépaut dans son ouvrage Le monde arabe en morceaux, qui résume la complexité et parfois les contradictions du monde arabe, rendant une unité compliquée – mais pas impossible à envisager –, d’autant plus sur un critère aussi flou que « l’arabité » : « Le monde arabe est une région où n’habitent pas que des Arabes, où les Arabes ne sont pas tous musulmans et où l’on parle plusieurs arabes »13.

 Nadine Wellnitz


1 D’après Leila Dakhli dans « Arabisme, nationalisme arabe et identifications transnationales arabes au 20e siècle » de la Revue d’histoire.

2 Nous pouvons ainsi citer Mohammed Izat Darwaza, ‘Abd al-Rahman Shahbandar ou encore Zaki al-Arsuzi par exemple.

3 C’est du nom « al-qawm » qui désigne une entité au sens d’une famille, d’une tribu ou d’un peuple que vient le terme « al-qawmiyya al-‘arabiyya » (le nationalisme arabe).

4 D’après l’article du Deutsch Welt

5 D’après Yassin Temlali dans l’article « Le “printemps arabe” : fin ou renouveau de l’arabisme ? » pour la revue Raison présente.

6 D’après Alain Gresh dans l’article « De la Tunisie à l’Egypte, un air de liberté » pour Le Monde diplomatique.

7 Discours prononcé par Michel Aflaq à l’Université syrienne le 05 avril 1943.

8 Cependant le Code civil reste communautaire.

9 D’après Olivier Roy dans l’interview « Les religions à l’épreuve de la mondialisation » pour Le Monde.

10 D’après Bertrand Badie dans une interview de France culture pour l’émission Cultures Monde, « 2010-2020 : Une décennie à la loupe. Épisode 3 : Des printemps arabes à la défaite militaire de Daesh : Islams politiques et États ».

11 D’après Gilles Kepel dans la conférence « Les crises du Moyen Orient : des révolutions arabes à Daesh » de l’Institut Français d’Erbil.

12 Expression de Gilles Kepel.

13 D’après Charles Thépaut dans Le monde arabe en morceaux : des printemps arabes au recul américain.

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Temlali, Yassin. « Le “printemps arabe” : fin ou renouveau de l’arabisme ? ». 1er trimestre 2012. Raison présente n°181 : « Printemps arabes : Thawra(s) ou révolution ». pp. 49-54.Thépaut, Charles. Le monde arabe en morceaux : des printemps arabes au recul américain. 2020. Paris, Armand Colin.

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