Iran : Au cœur de la cérémonie chiite de l’Achoura

Iran : Au cœur de la cérémonie chiite de l’Achoura

Chaque année, les chiites du monde entier célèbrent la cérémonie d’Achoura durant laquelle est commémorée la mort d’Hussein, petit-fils du prophète Mohammed, il y a plus de 1000 ans en Irak. Durant les dix premiers jours du mois de Muharram (premier mois du calendrier musulman), différents rituels de deuil et de repentance collective sont pratiqués.

Aux origines du chiisme

La succession de Mohammed

Le chiisme naît d’un conflit politique de succession à partir de la mort du prophète Mohammed en 632. De 610 et jusqu’à sa mort, Mohammed est parvenu à fédérer une communauté d’hommes et de femmes, tous unis autour d’une même foi : celle de l’islam et de son Dieu unique. A la mort du prophète, la toute jeune communauté musulmane se retrouve orpheline. Deux questions se posent alors à elle : peut-elle survivre à la mort de son fondateur ? Et si oui, qui devrait succéder à Mohammed à la tête de la communauté ?

La désignation d’un calife comme successeur du prophète se présente donc comme une urgence, une condition de survie pour la communauté religieuse et politique musulmane. Bien que Mohammed soit parvenu à unifier différentes tribus arabes autour d’une foi commune, les points de désaccords et de conflits demeurent nombreux au sein de la communauté. C’est notamment au sein du groupe de compagnons du prophète que résident les plus fortes dissensions. Trois groupes principaux peuvent légitimement prétendre à la succession :

– Les habitants de Médine (les ansârs), qui ont été des aides incontestables pour Mohammed dans l’affirmation de la communauté musulmane à Médine dès 622. Ils signent avec Mohammed un “pacte de garantie”, le reconnaissant comme arbitre de la ville et l’accueillent avec ses disciples après sa fuite de La Mecque, c’est le célèbre épisode de l’Hégire.

– Le groupe des premiers convertis mecquois, fidèles de la première heure et appartenant à la même tribu de Qorayche que Mohammed (les mûhajirûns).

– Ali, cousin en ligne paternel et gendre de Mohammed. Tous deux appartiennent à la même tribu de Qorayche et à la même maison (Bani Hashim).

En 632, Abou Bakr est désigné calife pour succéder à Mohammed. Ce choix est à l’origine de la première grande division à l’intérieur de l’islam entre le sunnisme et le chiisme. En effet, pour les partisans d’Ali (chiat Ali  qui donnera « chiites »), le califat devait revenir de droit aux descendants de la famille de Mohammed, autrement dit à Ali. Les partisans d’Ali se référaient pour cela à une tradition selon laquelle Mohammed aurait désigné Ali comme son successeur au retour de son ultime pèlerinage à la Mecque. Il est cependant important de noter qu’en Arabie à cette époque, le pouvoir tribal ne se transmettait pas nécessairement de père en fils. Le nouveau chef de clan était généralement désigné selon son expérience et sa qualification. Le jeune âge d’Ali (34 ans) au moment de la succession n’en faisait donc pas le candidat idéal. La désignation d’Abou Bakr, considérée comme illégitime par les chiites, marque ainsi le point de départ d’une succession de troubles au sein de l’islam, parmi lesquels les assassinats d’Ali et de son fils Hussein incarnent les points culminants.

Le chiisme repose sur un paradigme selon lequel le chef de la communauté musulmane ne peut être qu’un descendant de Mohammed. Les trois premiers califes n’ont, aux yeux des chiites, aucune légitimité. Ainsi, pour ces derniers, Ali est le seul et véritable chef spirituel et politique de la communauté musulmane à partir de la mort du prophète et jusqu’à son propre décès en 661.

Aujourd’hui, les chiites représentent 12 à 15 % de la population musulmane mondiale. Ils sont majoritaires non seulement en Iran, mais aussi à Bahreïn, en Irak et en Azerbaïdjan. De fortes minorités chiites se trouvent aussi en Afghanistan, au Koweït, au Pakistan, en Inde et en Arabie Saoudite. La plupart des chiites sont aujourd’hui des chiites duodécimains, c’est à dire qu’ils font remonter la lignée de leurs chefs religieux (les Imams) à partir d’Ali et jusqu’au douzième Imam, mort en 874. Ils croient en la légitimité et en l’infaillibilité de ces douze Imams descendants du prophète et que le dernier d’entre eux, Al-Mahdi appelé aussi “Imam caché”- disparu en 874- doit réapparaître pour établir la justice et marquer la fin du monde.

Dans l’islam chiite, l’Imam est le chef religieux et politique de la communauté qui succède au prophète après sa mort. Mis à part la révélation divine, l’Imam détient toutes les caractéristiques et prérogatives du prophète, il est un prolongement de celui-ci. L’Imam est désigné par Dieu et par son prédécesseur et détient une connaissance parfaite de l’Écriture sainte. Il est donc gardien et interprète de la loi coranique- le coran et la sunna ne pouvant prévoir tous les cas particuliers. Ali est le seul des douze prophètes auquel Mohammed a enseigné le sens caché du Coran. L’imam est également le médiateur entre les hommes et Dieu, il est facteur d’unité dans la communauté.

Le martyre d’Ali et de son fils Hussein : deux événements fondateurs du chiisme

L’assassinat d’Ali en 661 et le massacre de son fils Hussein en 680 peuvent être considérés comme les deux événements fondateurs du chiisme et de son caractère unique. On ne peut comprendre la cérémonie de l’Achoura si l’on ne saisit pas l’importance et l’omniprésence de la figure du martyre, de la souffrance et de la justice bafouée dans le chiisme.

Ali doit attendre 24 ans avant d’être désigné -après Abou Bakr, Omar et Othman- quatrième calife des musulmans. Or, même si sa désignation se fait en bonne et due forme par le conseil des sages en 656, son autorité n’est reconnue que partiellement par la communauté, celle-ci l’accusant d’avoir été complice du meurtre de son prédécesseur, Othman. Cela mène à la bataille de Siffin en 657 entre Ali et Mu’awiya, gouverneur de Syrie qui refuse de léguer sa place au nouveau gouverneur nommé par Ali. Alors qu’il a l’avantage, Ali accepte tout de même un arbitrage. Une partie de ses fidèles partisans va alors se désolidariser de lui, jugeant que ce dernier trahissait la cause de Dieu en acceptant un arbitrage humain. Ce groupe d’insurgés, qualifiés de kharijites (« ceux qui sont sortis ») va prendre les armes contre Ali et est à l’origine de son assassinat en 661.

Lorsque Mu’awiya est sur le point de mourir en l’an 680, il désigne son fils Yazid pour lui succéder et devenir le prochain calife des musulmans. Or Hussein, deuxième fils d’Ali, refuse de lui prêter allégeance. Assuré du soutien des habitants de Koufa (ville irakienne à majorité chiite), Hussein se met en route pour la ville en septembre de l’année 680 avec un petit groupe d’environ 70 partisans et membres de sa famille.

C’est au nord-ouest de Koufa, à Kerbala plus précisément, que s’engage, le 10 octobre, une bataille pour le moins inégale entre le petit groupe d’Hussein et la solide armée de Yazid. Les troupes de Yazid bloquant l’accès à l’Euphrate, Hussein et ses partisans se déshydratent rapidement et périssent, pour la plupart, dans la bataille. Hussein est décapité et sa tête portée au calife Yazid, à Damas.

Aujourd’hui le mausolée d’Hussein se trouve à Kerbala et donne lieu à de nombreux pèlerinages chiites, notamment durant la période de l’Achoura.

L’Achoura ou la commémoration du martyre d’Hussein

A l’image des chrétiens qui revivent la passion du Christ durant la semaine sainte, les chiites revivent durant les 10 premiers jours du mois de Muharram les événements qui menèrent Hussein à la mort. De l’échec des négociations à Kerbala, lorsqu’ Hussein refusa de prêter allégeance à Yazid (jour 1), jusqu’à la mort d’Hussein et de ses partisans (jour 10), les chiites se livrent à différents rituels dans lesquels la repentance collective occupe une place centrale.

L’ancêtre de la cérémonie d’Achoura naît peu après la mort d’Hussein, lorsque le chef de la communauté chiite de Koufa organise en novembre 683 une marche funèbre pour se repentir de ne pas avoir secouru Hussein durant la bataille de Kerbala. La lamentation et l’auto-punition sont donc au cœur de cette cérémonie et sont à l’origine des rituels de flagellations que l’on peut observer de manière caractéristique en Irak ou en Iran, deux pays à majorité chiite.

Véritable période de deuil national, la vie des Iraniens se met en suspend durant l’Achoura. La commémoration s’ouvre le premier jour du mois sacré de Muharram et se clôture le jour d’arb’aïn, soit quarante jours après la mort d’Hussein. Les dix premiers jours sont ceux où la ferveur populaire est la plus intense et donnent lieu à de nombreux rituels symboliques. Les processions de rue, la récitation en public (rawzah) et la reconstitution théâtrale (ta’ziya) des événements de Kerbala sont les trois temps forts de la cérémonie.

A Machhad, ville sainte de la région du Khorassan, des groupes d'hommes de tous âges (dasté) procèdent aux flagellations rituelles: le zanjir.
A Machhad, ville sainte de la région du Khorassan, des groupes d’hommes de tous âges (dasté) procèdent aux flagellations rituelles: le zanjir. Crédit photo : Rox KHORASANI©

Très chorégraphiées et rythmées, les flagellations se font à l’aide de petites chaînes ou simplement avec les mains. Les groupes sont précédés d’étendards et de groupes de musique funèbre qui mettent en musique, par des chants traditionnels, le drame de Kerbala. A l’image des corporations, chaque groupe est rattaché à une mosquée et se distingue par son mode de flagellation et d’habillement. Considérées comme un rite expiatoire, permettant de se remémorer les souffrances endurées par Hussein et sa famille durant la bataille de Kerbala, la violence de ces flagellations est uniquement symbolique. En Iran, le caractère violent de ces pratiques est prohibé par les autorités religieuses. Aucune effusion de sang n’est donc permise.

En tête d'un cortège funèbre, des mollahs, chefs religieux chiites, ouvrent la marche.
En tête d’un cortège funèbre, des mollahs, chefs religieux chiites, ouvrent la marche. Crédit photo : Rox KHORASANI©

Le mollah dans l’Islam chiite est, à l’image du curé chez les catholiques, un chef religieux, appartenant à un clergé très hiérarchisé et assurant la cohésion de la population. C’est à partir de l’occultation du douzième Imam que les mollahs ont progressivement assumé les tâches de ce dernier. Le  clergé chiite est caractérisé par une hiérarchie quasi-pyramidale. Au premier niveau, on trouve le simple mollah qui doit suivre une formation spécifique dans un établissement religieux, validée par des mollahs de grades supérieurs. Au niveau intermédiaire, se trouve le mujtahid (« savant diplômé ») qui porte le titre de hojat al-islam (« autorité sur l’Islam »). Celui-ci sert d’intermédiaire entre les grands ayatollahs et la communauté. Au sommet de la hiérarchie, se trouve l’ayatollah (« signe de Dieu ») qui porte le titre de marja taqlidi (« source d’imitation »). Il est celui qui est reconnu par l’étendue de son réseau dans sa ville, dans son pays et au-delà. L’âge, l’influence des écrits religieux, l’importance des dons financiers reçus sont autant de critères qui conduisent à la reconnaissance de ce titre par les pairs. Aujourd’hui, c’est l’ayatollah Ali Khamenei qui est la haute source d’imitation,  Guide suprême de la République islamique d’Iran. Il est nommé au  niveau de l’État pour orienter le peuple sur le plan éthique mais aussi parfois juridique en délivrant des fatwas (décisions juridiques).

Sur le Boulevard Sajjad, au nord de la ville de Machhad, les habitants du quartier se réunissent autour d'une reconstitution de l'incendie des tentes d'Hussein et de sa famille par les troupes du Calife Yazid à Kerbala.
Sur le Boulevard Sajjad, au nord de la ville de Machhad, les habitants du quartier se réunissent autour d’une reconstitution de l’incendie des tentes d’Hussein et de sa famille par les troupes du Calife Yazid à Kerbala.  Crédit photo : Rox KHORASANI©

Deuxième temps fort de la cérémonie d’Achoura, le rawzah est la récitation en public des événements de Kerbala. Le récit débute par une élégie funèbre en l’honneur de Mohammed, puis un chanteur de rawzah retrace l’histoire d’Hussein. A la fin, toute l’assistance entame le chant des lamentations.

En plein centre-ville de Machhad, en face du sanctuaire de l’Imam Reza, les passants assistent à un Tazieh, reconstitution théâtrale de l'épopée de Kerbala.
En plein centre-ville de Machhad, en face du sanctuaire de l’Imam Reza, les passants assistent à un Tazieh, reconstitution théâtrale de l’épopée de Kerbala. Crédit photo : Rox KHORASANI©

Dans ce genre théâtral, la récitation des paroles en vers prime sur la mise en scène et l’action. Les costumes sont sommaires : les partisans d’Hussein sont vêtus de vert ou de blanc et les opposants de rouge. Les décors se réduisent à quelques banderoles citant le Coran et des drapeaux.

Dans le sud de la ville de Machhad, une mosquée distribue thés et soupes aux passants et automobilistes.
Dans le sud de la ville de Machhad, une mosquée distribue thés et soupes aux passants et automobilistes. Crédit photo : Rox KHORASANI©

Placée sous le signe de l’entraide et de l’altruisme, la cérémonie d’Achoura, au-delà de sa signification mortuaire, donne lieu à de grands mouvements de solidarité populaire. De nombreuses familles préparent de gros chaudrons de soupes et de repas traditionnels et les distribuent devant leur porte aux passants.

La nuit qui suit le jour d’Achoura (shabe shame ghaliban), les Iraniens allument des bougies dans les hoseyniyyeh -tentes construites pour l’occasion- en souvenir des membres de la famille d’Hussein, devenus orphelins après sa mort. Crédit photo : Rox KHORASANI©

La rupture originelle (fitnâ) entre sunnites et chiites -qui remonte à la succession du prophète Mohammed- marque toute l’histoire de l’Islam et continue de marquer notre temps. La chute du régime de Saddam Hussein, constitué essentiellement par des personnes de confession sunnite, alors qu’elle ne représente qu’une minorité de la population irakienne (30%), au printemps 2003 attise de nouveau la flamme de la discorde entre sunnites et chiites. La destruction en 2006 du dôme de la Mosquée d’or de Samarra, abritant le corps des dixième et onzième imams chiites (Ali al-Hadi et Hassan al-Askari) en est l’illustration. Cet attentat fait suite à la promesse d’Al-Qaïda en 2004 de mener une guerre sans merci contre les chiites. Le renversement du régime baasiste en Irak permet toutefois aux chiites iraniens de se rendre de nouveau en pèlerinage dans les villes saintes de Nadjaf et Kerbala, abritant respectivement les sanctuaires d’Ali et d’Hussein. En effet, l’accession au pouvoir de Saddam en 1979 entraîna d’énormes restrictions cultuelles, notamment pour les chiites non irakiens qui n’avaient plus accès aux deux villes saintes. De même, le hozeh, un des plus grands séminaires chiites du monde, se déroulant à Nadjaf, a pu renaître de ses cendres, après plusieurs années de déclin sous le régime de Saddam. Cette école religieuse, présente également à Kerbala, attire aujourd’hui un nombre grandissant d’étudiants iraniens en théologie. La plupart des mollahs chiites iraniens, irakiens, libanais ou syriens, sont formés dans ces grands centres de vie spirituelle. Une des raisons de l’engagement militaire de l’Iran contre Daech est la protection de ces deux principaux lieux saints du chiisme, où des centaines de milliers de pèlerins se rendent chaque année.

Rox KHORASANI

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  1. Bonjour Rox,
    Ton article est bien ficelé, concis, aéré et très agréable à lire. Cependant, il me semble savoir que la tête du martyre Hussein a été ramenée par sa femme.. Car lorsque cette dernière en tant que captive a été présenté à Yazid, elle n’hésita pas à lui demander qu’il l’autorise à reprendre la tête de son époux pour qu’elle puisse l’enterrer dignement et que le corps et la tête soit dans la même tombe, ce qu’il autorisa d’ailleurs tout en pleurant la mort de son cousin…

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