Catherine Horel, Cette Europe qu’on dit centrale, Des Habsbourg à l’intégration européenne 1815-2004, Beauschesne, 2009
Catherine Horel, née à Paris en 1966, est une spécialiste de l’Europe centrale contemporaine. Elle est directrice de recherche au CNRS, membre de plusieurs équipes de recherche internationale. Elle enseigne depuis 1994 à l’université de Paris-I Panthéon Sorbonne. Spécialiste de la Hongrie, elle a soutenu une thèse sur les Juifs de Hongrie et a notamment publié une histoire de Budapest (1999) et une biographie de l’Amiral Horthy (2014).
L’essai en question a été publié en 2009, soit peu après l’admission de la Roumanie et de la Bulgarie au sein de l’Union Européenne, cinq ans après l’intégration de nombreux pays d’Europe centrale. Cette période est marquée en Europe par une remise en cause de cette politique d’intégration, par une « fatigue des élargissements ». Se pose alors inévitablement la question de la place politique, culturelle, économique de ces États d’Europe centrale au sein de l’Union Européenne. Catherine Horel aborde cette question en mettant en perspective l’histoire de ces différents États, et en particulier les représentations qui y sont liées. Ainsi elle aborde dans un premier temps les différents évènements majeurs ayant marqué la région de 1815 à 2004, les alliances entre différentes puissances, les conflits, la construction des identités, tout en prenant le soin de souligner les traits communs et particuliers des États d’Europe centrale. L’auteure s’attache ensuite à définir les différentes conceptions de la région, les représentations qui s’y attachent ainsi que les théories fédéralistes qui en sont issues. Cette approche permet une vision d’ensemble très éclairante sur le sujet, qui présente les différents enjeux liés à la région, qu’il conviendra alors d’aborder brièvement.
Dans son ouvrage, Catherine Horel s’attache à la définition de l’Europe centrale elle-même, que celle-ci soit géographique, culturelle ou politique. En ce qui concerne la géographie, celle-ci défend une vision selon laquelle l’Europe centrale comprendrait uniquement les différents pays issus de l’éclatement de l’empire habsbourgeois, adoptant alors une vision restrictive. Il s’agit également de définir l’indépendance de cet espace, est-ce un espace intégré ou autonome ? Cette question semble être prédominante durant l’étude, et semble survivre à toutes les époques, jusqu’à celle de l’intégration au sein de l’UE : « Quand on parle d’intégration et d’adhésion des pays d’Europe centrale à l’Union Européenne, n’est pas plutôt d’occidentalisation qu’il faut parler? ». Pour Horel, l’adhésion est bien une occidentalisation, qui constitue à la fois une certaine « émancipation » de la région par rapport à l’ancienne puissance soviétique. Ainsi d’après elle, l’Europe centrale disparaît à nouveau au sein de l’Europe intégrée, ce qui lui redonne sa position centrale, mais lui ôte sa spécificité. Elle cite donc Havel pour tenter de définir ce qu’il reste de l’Europe centrale, c’est à dire « un univers mental fait de la conscience de ses nations d’être mortelles et une entité où la culture joue un rôle surévalué ». Ainsi la « normalité » liée au processus d’intégration n’ôte pourtant pas à la région sa conscience de soi et les repères communs y survivent. L’auteure consacre alors l’existence réelle de l’Europe centrale, qui est une existence mentale, d’où le titre de l’ouvrage inspiré d’une article de Kundera, qui relève l’importance de la civilisation, de la culture liée à la menace pesant sur l’identité. Il s’agit alors de définir les traits caractéristiques de l’Europe centrale pour constater l’identité régionale propre, et son rôle au sein de l’espace européen.
Catherine Horel distingue donc différentes caractéristiques de nature à définir cette « Europe qu’on dit centrale ». Les deux premières qui ressortent le plus ont trait aux « faiblesses » de la région. Il s’agit de l’instrumentalisation de ces entités par les grandes puissances de l’ouest et de l’est, ainsi que de la « martyrologie » qui y est très développée selon l’auteure. En effet, l’Europe centrale a souvent été perçue comme un objet et non comme un sujet des relations internationales, par exemple pour la France, pour qui la région représentait une « construction intellectuelle au service de sa politique allemande ». Les questions de nationalité constituent alors un outil, une arme pour la diplomatie française. En parallèle se développe ce qu’Horel appelle une « martyrologie », dont la région ne serait toujours pas sortie, et qui consisterait en une victimisation, l’Europe centrale se considère comme victime des appétits des puissants, et cette « soumission » est perçue comme une fatalité. Ainsi, les défaites viennent « cimenter les étages manquants du sentiment national », et cette martyrologie est accompagnée d’un complexe d’infériorité, d’un repli sur soi, et d’un nationalisme exacerbé ayant souvent permis le développement de l’antisémitisme. La Hongrie sert dans l’ouvrage d’exemple représentatif : le pays a vécu un réel traumatisme, qui nourrit le révisionnisme servant lui-même un discours à usage intérieur de repli sur soi et de nationalisme, lequel inspirerait encore aujourd’hui selon l’auteure la politique de Victor Orban.
Cette martyrologie engendre un « mythe de la fragilité », le sentiment que la culture propre aux pays d’Europe centrale est inférieure, menacée. Ce sentiment d’insécurité va influencer pour Catherine Horel nombre de politiques et de représentations. Tout d’abord, l’obsession pour la sécurité, qui se traduit récemment par la rapide adhésion de ces pays à l’OTAN. Ensuite, l’importance première de la culture dans la construction de l’identité, culture qui serait « érigée en force pour pallier la faiblesse étatique ». L’absence d’État-nation liée au morcellement ethnique de la région génère selon l’auteure une identité originale, différente. Ainsi, les entités politiques agiraient soit par le repli sur les valeurs culturelles, comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie, ou soit par la tentative de conquérir l’indépendance, comme chez les polonais ou les hongrois, où subsiste un culte de la Nation et de la grandeur de l’État. Tout cela explique le développement poussé de la pensée fédéraliste dans cette région, où l’application directe du modèle de l’État Nation semble impossible. L’absence d’État-nation oblige à se contenter d’alternatives, ou à envisager d’autres modes de fonctionnement, ce qui fait pour Horel de l’Europe centrale le « berceau de la pensée fédéraliste », pensée qui influence également le mode de construction de l’Union Européenne, dans laquelle l’Europe centrale a parfaitement sa place de ce point de vue. Pour Kundera, l’un des apports majeur de l’Europe centrale en Europe est en effet la réflexion sur le fédéralisme et le régionalisme.
De ce fait, l’Europe centrale se distinguerait au sein de l’Union Européenne par son apport dans les théories fédéralistes, mais avant tout selon Catherine Horel par un « univers mental » caractérisé par l’importance de la culture. De cette manière, la région essaie de se placer entre un Occident dont elle se sent exclue, et un Orient en grande partie rejeté. La centralité apparaît alors comme une solution, d’où la récurrence de la « théorie du pont » qui est utilisée très fréquemment, et permet de fixer la spécificité de l’Europe centrale en tant que région. Mais cette spécificité ne serait-elle que culturelle et mentale ? Telle est la question posée par l’auteure à la fin de l’essai, « désormais intégrée à l’UE, l’Europe centrale est-elle destinée à demeurer une réalité pour ses seuls intellectuels et les historiens qui en ont fait leur objet d’étude et pour les touristes ? ». Pour cette dernière, l’existence de l’Europe centrale est perpétuée, bien qu’elle ait partiellement disparu au sein de l’UE, par la permanence de sa définition comme lieu très « historicisé » et « volontiers attardé ». Pour elle, l’Europe centrale cesse de s’affirmer sur le terrain géopolitique, et semble ne subsister que comme un « Mitteleuropa Land » pour touristes.
Catherine Horel nous livre dans son essai une vision englobante et très intéressante sur la question de l’Europe centrale, et finalement de son existence même. Elle semble y consacrer en conclusion les théories de martyr et d’insécurité développées dans la région : l’Europe centrale n’est pas une puissance géopolitique, mais une région définie comme telle par un univers mental commun. Il est cependant possible de porter un regard critique sur certaines des vues de l’auteure. Tout d’abord en ce qui concerne la définition géographique de la région limitée à l’ancien empire habsbourgeois : cette vision n’est pas explicitée, et ne se confirme pas dans l’ouvrage qui s’étend à d’autres pays, comme les Balkans et l’Allemagne. Ensuite, l’intégration de ces États au sein de l’Union Européenne leur confère également une nouvelle puissance géopolitique, qui ne s’inscrit pas toujours dans la politique européenne. Ainsi la crise des réfugiés survenue en Europe récemment a montré l’hostilité de certains pays d’Europe centrale, la Hongrie au premier plan, face à l’arrivée de demandeurs d’asile. Il est possible, en ce qui concerne la Hongrie, de rapporter ce refus de l’accueil des réfugiés à la thématique du repli identitaire perpétré par Orban. On voit une caractéristique propre du pays se manifester dans une crise internationale, perturber le fonctionnement de l’entraide européenne, et même peut être influencer les décisions d’autres dirigeants. Il faut tout de même bien admettre que la région elle même est caractérisée par un certain retard de développement au sein de l’Union Européenne, mais reste intégrée et ne se manifeste plus comme une entité indépendante.
Chloé Desmarets
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