Turquie :  « Un coup d’État ne peut atteindre la volonté de la nation »

Turquie : « Un coup d’État ne peut atteindre la volonté de la nation »

Vendredi 15 juillet 2016, vers 22 heures locales, les rumeurs courent que les deux ponts du Bosphore reliant la rive asiatique à la rive européenne d’Istanbul sont bloqués par les militaires. En l’espace de quelques heures, on apprend que les soldats ont « pris le contrôle » à Istanbul et Ankara pendant que le Président intervient par FaceTime et appelle la population à défendre le régime. Puis, retournement de situation et le leader de la Nouvelle Turquie revient en trombes tandis que les manifestants habillés de drapeaux turcs sortent en masse en criant des « Allah u-ekber ». La Turquie aurait déjoué une tentative de coup d’État grâce au peuple qui a défendu la démocratie… La rapidité de l’événement et les gains inestimables pour le parti au pouvoir ont fait dire à certains analystes que même s’il n’a sûrement pas été orchestré, le coup d’État aurait été permis. Quoiqu’il en soit, les conséquences sont lourdes pour la Turquie et pour l’opposition, de quelle couleur qu’elle soit…

« Un coup d’État ça se fait le matin, non ? »

C’est vendredi soir qu’un groupe de l’armée a décidé d’opérer en intervenant à la fois sur Ankara et Istanbul, alors que le Président turc s’était retiré au bord de la mer à Marmaris depuis une petite semaine. En mettant la main sur la télévision publique TRT puis sur l’administration et la justice, l’armée affirme par un communiqué avoir pris le pouvoir dans la nuit. Mais en quelques heures, le rapport de forces s’inverse et le gouvernement revient au pouvoir qu’il n’a presque pas quitté, plus victorieux que jamais.

Libération reprend aussi les événements à l’aide d’un fil d’actualité assez précis :

http://www.liberation.fr/planete/2016/07/15/turquie-recep-tayyip-erdogan-evoque-un-retablissement-de-la-peine-de-mort_1466523#link_time=1468781632

Les premières réflexions des citoyens turcs, qui ont connu des coups d’État (en 1960, 1971 et le dernier en 1980), s’attardent sur le timing : « mais normalement, c’est le matin les coups d’État… » Les autres rappellent que l’armée turque a de l’expérience en matière de coups d’État, soulignant l’improbabilité d’un échec.

En tout cas, depuis vendredi soir, le Président Erdoğan et le Premier ministre Binali Yıldırım ne cessent de féliciter les héros de la démocratie : tous ceux qui sont sortis défendre leur gouvernement démocratiquement élu. Appelée par Erdoğan via FaceTime à sortir dans les rues alors que son avion survolait la mer de Marmara en attendant que cela passe, puis par les appels du muezzin (quatre-vingt mille muezzins auraient été mobilisés dans toute la Turquie), une partie des Turcs a en effet répondu immédiatement en sortant manifester contre le putsch. Sortir après l’appel d’Erdoğan implique généralement, dans le contexte politique actuel, de soutenir le régime mais on constate aussi que certains manifestants de tendance kémaliste ou appartenant aux minorités ethniques et religieuses de la Turquie sont également sortis ce vendredi soir,« non pas pour défendre Erdoğan mais pour défendre la démocratie ». Aussi, dans une interview, le journaliste turc Cengiz Aktar rappelle que « plus de 50 % des gens votent pour Erdoğan et sont ravis de ce qui se passe, voire en veulent davantage. Ce régime a un appui populaire évident. »

Pour lire l’intégralité de l’interview :

http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160717.OBS4770/la-turquie-a-le-choix-entre-une-dictature-militaire-et-une-dictature-civile.html?utm_medium=Social&utm_campaign=Echobox&utm_source=Twitter&utm_term=Autofeed#link_time=1468776895

Cependant, les photos et les récits concordent à dire que dans les endroits stratégiques cette foule de « sauveurs de la démocratie » était principalement composée d’hommes, à tendances nationaliste et islamiste, qui criaient des slogans appelant à la mise à mort des traîtres de la patrie et faisant référence à la Sharia ou au Coran. Une fois face aux soldats partisans du putsch, une partie de ces hommes a sorti armes et ceintures pour pratiquer de véritables lynchages. Un soldat d’une vingtaine d’années a même été égorgé sur le pont du Bosphore alors que de nombreux témoignages prouvent que la plupart des soldats n’étaient pas au courant et pensaient qu’il s’agissait là d’une manœuvre.

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Des manifestants pris en photo la nuit du vendredi au samedi.

L’article de Kedistan souligne ainsi : « Les foules de cette nuit ont désormais carte blanche pour accompagner tout pas en avant supplémentaire de leur leader sultanesque, et faire taire les opposants en tous lieux. L’opposition politique et sociale n’a qu’à bien se tenir. L’AKP a un boulevard ouvert pour sa “réforme constitutionnelle”, derrière le désormais père de la Nation. Belles perspectives, qui annoncent des nuits turques sans lune, mais avec croissant sanglant. »

http://www.kedistan.net/2016/07/16/coup-detat-ou-coup-du-maitre/

Pour se garder de toute théorie complotiste, on peut lire cette chronique de Kedistan :

http://www.kedistan.net/2016/07/17/complote-a-la-turca/

Le grand nettoyage : il faut « éliminer le virus dans l’État »

Les chiffres officiels font désormais état de deux cent quatre-vingt-dix personnes tuées et plus de six mille personnes en garde à vue, dont plus de trois mille militaires. « Avaient-ils une liste pour mettre en place tant d’arrestations en moins de 24 heures ? » s’interroge alors Cengiz Aktar. L’invention du mot « kalkışma » (« révolte », tiré du verbe « kalkişmak » mais qui n’est jamais utilisé en tant que nom), répété à tout va par le régime depuis l’annonce du coup d’État, laisse aussi certains penser que même le vocabulaire était prêt pour réagir à la tentative. Le mot aurait été rajouté sur le dictionnaire turc en ligne quelques heures après.

Tweet de Guillaume Perrier : « Les chiffres sont vertigineux. Plus de 8700 fonctionnaires du min l’Intérieur/ police. 30 préfets (sur 81), 46 sous préfets #purge #turquie »

Voir ici le billet d’Étienne Copeaux, qui détaille avec précision la vague d’arrestations qui commence.

La purge vise officiellement les réseaux gülénistes, Erdoğan s’évertuant à prouver la responsabilité de Fethullah Gülen, son ancien allié, dans le putsch. Gülen est à la tête d’un large mouvement confrérique implanté aux États-Unis et en Turquie notamment (écoles, presse, administration…) ; après avoir été un important soutien d’Erdoğan, il est devenu son ennemi juré en 2013 lorsqu’Erdoğan a été éclaboussé par des affaires de corruption. La Turquie a d’ailleurs redemandé aux États-Unis son extradition.

http://www.lepoint.fr/monde/fethullah-gulen-la-bete-noire-d-erdogan-17-07-2016-2054981_24.php

Le gouvernement a aussi demandé à la Grèce l’extradition des huit militaires qui s’y sont réfugiés samedi matin. La Grèce a rappelé qu’elle agirait en fonction des peines qui attendaient les militaires en cas de retour en Turquie. D’autant plus qu’Erdoğan, soucieux de répondre aux attentes de ses supporteurs, a promis d’avancer le débat sur le rétablissement de la peine de mort.

http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160717.OBS4776/turquie-8-militaires-turcs-fuient-en-grece-ce-que-l-on-sait.html?utm_medium=Social&utm_campaign=Echobox&utm_source=Twitter&utm_term=Autofeed#link_time=1468780094

Parmi les arrêtés, nous trouvons aussi un nombre considérable de juges et de magistrats.

http://www.france24.com/fr/20160717-turquie-erdogan-pouvoir-arrestations-coup-etat-manque-armee-point-situation

Déclarations timides anti-Palais et anti-putsch

Feux d’artifice, séances de selfies devant les tanks, démonstrations de motards, klaxons, drapeaux, signes des Loups gris… Depuis vendredi, les manifestants nationalistes, islamistes et contre-putschistes se rassemblent tous les soirs sur les grandes places du pays. La place Taksim, habituellement interdite aux manifestants et strictement fermée pour le 1er mai ou la dernière Gay Pride, est prise d’assaut par les ultra-nationalistes (ülkücu), reconnaissables parce qu’ils font le signe des Loups gris avec leur main, et par des hommes brandissant des Coran ou lançant des slogans rythmés de formules islamiques. Désormais, c’est le concours du drapeau le plus long sur la place et le portrait d’Erdoğan flotte sur le centre culturel Atatürk. Samedi, beaucoup d’entre nous ont d’ailleurs reçu des SMS directement signés Recep Tayyip Erdoğan, nous appelant à envahir les rues. Alors que le Premier ministre a annoncé la gratuité des transports à l’occasion de cette fête de la démocratie, une mère de famille turque s’interroge : « Nous avons passé une nuit infernale, je ne vois pas ce qu’ils fêtent. » D’autres analystes évoquent la revendication d’un droit à la ville en constatant que les manifestants habitant dans la périphérie (quartiers de Bagcilar ou Esenler) sont venus remplir les rues des quartiers riches centraux comme Nisantasi ou le célèbre parc de Gezi.

Quelques extraits des déclarations :

« La journée, la vie suit son cours. Nous nous occupons de nos affaires, de notre travail. Parce que nos affaires et nos enfants ne doivent pas venir après les affaires du pays. (…) Mais le soir, nous devons continuer notre devoir de démocratie et la fête de la démocratie continue. » (Binali Yildirim, Premier Ministre)

« Cette semaine est particulièrement importante. De la même façon, nous ne quitterons pas les places. C’est vous qui remplirez les places. Ce n’est pas le moment de se reposer. Ce n’est pas une opération de douze heures. Nous continuerons. Nous poursuivrons notre chemin d’un pas décidé. » (Recep Tayyip Erdoğan, Président)

Du côté de l’opposition, les déclarations sont timides tandis qu’un groupe de gauche a tenté d’organiser une manifestation dans le quartier de Kadiköy (Istanbul) « contre le Palais et contre le putsch » dimanche soir à 19 h. Certains témoignages rappellent qu’il est préférable de « rester discret » et de ne pas s’exposer inutilement à la violence de ces groupes. Ainsi, le quotidien de l’opposition Cumhuriyet (« République ») titre la Une du 18 juillet : « Le danger de la rue ».

Déclaration de l’assemblée des femmes du HDP (Parti démocratique des peuples), parti de gauche pro-kurde : « Notre inquiétude n’est pas nouvelle. Le coup d’État qui a dissout le Parlement élu suite à la suite des élections du 7 juin 2015 et qui s’est conclu par la mise sous tutelle du pays par le Palais, était un coup d’État civil non armé. Ce coup d’État du Palais, qui n’a pas reconnu la volonté des peuples, et qui au contraire a encore plus rétrécit les droits et libertés, qui a mis fin au processus de résolution de la question kurde et qui a entamé une guerre contre le peuple kurde et contre les forces démocratiques, au fur et à mesure que son caractère fasciste-civil devenait saillant a préparé le terrain pour un nouveau “mécanisme de coup d’État”. »

Déclaration commune des maisons du peuple (Halkevleri) : « Nous ne permettrons ni une dictature civile ni une dictature militaire ! Nous lutterons pour un pays libre, démocratique et laïc. »

Des quartiers à majorité alévie ou kurde sous tension

Certains groupes de manifestants qui semblent pro-AKP et ultra-nationalistes ont saisi l’occasion pour régler leurs comptes et agissent dans certains quartiers à majorité alévie ou kurde, où les militants de gauche assurent la protection des habitants et tentent de les empêcher d’entrer.

Les Syriens, déjà pris pour cibles depuis qu’Erdoğan a relancé le débat sur leur naturalisation, sont également visés par des actes xénophobes : « Nous avons très peur, nous ne savons pas comment les Turcs vont réagir ici », me dit une institutrice syrienne à Mersin (sud-est de la Turquie). Cependant, on remarque aussi la présence de Syriens parmi les manifestants.

Quartiers visés à Istanbul : Sarigazi, Okmeydani, Gazi…

Autres villes : Ankara (Tuzluçayir), Hatay (Armutlu), Malatya et autres villes à forte composante alévie…

Plus d’informations ici :

http://sendika10.org/2016/07/attacks-and-provocations-under-way-after-the-declaration-of-democracy-fest/

Ici, un article de réflexion sur la propension à la violence d’une partie de la société turque qui bénéficie d’une impunité quasi-totale : http://www.susam-sokak.fr/2016/07/de-l-etat-a-la-horde.html

Pour suivre l’actualité turque de plus près :

Twitter Guillaume Perrier : @aufildubosphore

site de Bianet en turc et anglais

site de Kedistan en français

site de Sendikda10.org en turc et anglais

site d’Étienne Copeaux : www.susam-sokak.fr 

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