Schastya
Février 2016. J’arrive en Ukraine pour la première fois, avec pour idée d’y faire un reportage photo; je ne sais pas encore quel sujet je vais aborder. Dans la voiture pour revenir de l’aéroport, Vadym, un chauffeur ukrainien me dresse un portrait rapide de son pays : la corruption, la guerre, Milla Jovovitch.
Mars 2016. J’atterris à Schastya un peu par hasard… Un volontaire de Vostok SOS me dépose dans cette ville, je me lance pour un sujet à l’est du pays. Cette même personne a un ami qui peut m’héberger quelques jours. Les choses se font très rapidement.
Schastya, qui signifie « bonheur » en ukrainien, est située à quelques mètres de la République populaire autoproclamée de Louhansk, commune qui a été un lieu d’affrontements entre séparatistes pro-russes et ukrainiens au plus fort du conflit en 2015. Cette ville reste sous tension permanente. En effet, fin août 2016, des tirs de séparatistes pro- russes ont été entendus dans la ville.
Mars 2016. Je rencontre Taras, un trentenaire, prof d’histoire. Il vit avec ses parents, sa soeur et par intermittence son fils Nazar. En arrivant chez lui, je découvre un grand salon entièrement tapissé, un miroir est disposé dans l’entrée, et au dessus de celui-ci trône le drapeau ukrainien. Il me demande de m’assoir et m’apporte des tomates recouvertes de crème fraîche. Taras se confie très rapidement : il est divorcé, il a été enlevé par des séparatistes pro-russes quelques jours pendant la guerre. Chez lui, la fenêtre de sa cuisine n’est plus une fenêtre mais une planche de bois : « Il y a eu des tirs en 2014, je l’ai remplacée une première fois, puis un an après d’autres tirs ont une nouvelle fois brisé ma fenêtre. Je ne vais pas passer mon temps à la changer, une planche de bois c’est pratique« . Il me montre les traces de ce conflit dans sa propre maison : « Une balle est passée là ! Par chance, nous étions au sous-sol« . Puis sur la terrasse, il me signale : « Tu vois là-bas c’est la LNR » (République Populaire Autoproclamée de Louhansk), il reprend : « Enfin le sous-sol ! Nous dormions là ! » Sa maison est comme beaucoup d’autres dans la ville, elle porte les traces d’une guerre encore très fraîche, une guerre à peine passée, encore bien présente dans les esprits et sur les murs.
Taras m’emmène le lendemain sur le marché où je rencontre quelques personnes. Là, le petit cadeau de bienvenue est un passage obligé. Ce jour-là, je repars avec une salade et quelques bonbons. Deux babouchkas* aux yeux brillants me parlent de leur ville : « On veut la paix partout, on en a marre ! » me dit l’une d’elles en me regardant droit dans les yeux. Long sourire et geste de bienveillance s’ensuivent.
Nous continuons à marcher dans la ville. Deux soldats me repèrent au loin, j’ai mon appareil, je prends quelques clichés. Ils s’approchent et interrogent Taras : « C’est qui ?« , « Qu’est-ce qu’elle fait ici ?”. Ils prennent mon nom. Je sens des regards se poser sur moi. C’est une première, je découvre le contexte et le climat de cette ville prénommée « Bonheur ».
Je passe en tout quatre jours à Schastya. Le temps pour moi de rencontrer Nichai, un militaire ukrainien, qui me propose avec ses quelques mots d’anglais « a cup of tea« . Souriante, j’accepte, et il me sert une grande tasse de café.
Je fais également la connaissance de Vika et Lera, deux copines de 16 ans, qui ont servi le bataillon Aidar durant le conflit. C’est un bataillon de volontaires qui accepte alors les mineurs. L’une est actuellement dans une école militaire alors que l’autre, qui avant la guerre voulait entrer dans une école d’art, souhaite désormais devenir médecin en réanimation. Ces deux jeunes filles me racontent avoir perdu leurs meilleurs amis durant les hostilités. Face à moi, confiantes, elles déclarent leur attachement à l’Ukraine comme un lien indestructible en arborant fièrement bracelets recouverts du drapeau ukrainien et tatouages des symboles de l’Ukraine.
Retour à Kiev
Juillet 2016. Je décide de retourner à Schastya, j’ai envie de revoir les deux jeunes filles avec qui j’avais sympathisé en mars dernier. Je veux rencontrer les jeunes vivant ici. Me viennent des questions comme : quelles visions ont-ils de l’avenir dans cette ville profondément marquée par deux ans de conflit ? Que veulent-ils faire de leur vie, quel sens prend-elle alors ? Je déambule dans les rues de Schastya, mon appareil photo visible, souriant aux adolescents que je croise. C’est d’ailleurs un peu étrange comme expérience… Au bout de quelques jours de promenade, je réussis à avoir quelques sourires en retour. C’est l’été, la température avoisine les 30°C, les adolescents sont en vacances.
Je rencontre la fille d’un professeur du collège, elle a 15 ans. Elle parle un peu anglais, nous faisons le tour de la ville, elle fait beaucoup d’aquarelles, elle veut que je lui raconte Paris. J’en profite pour lui offrir un porte-clés à l’effigie de la tour Eiffel que j’ai acheté avant de partir. En vérité, j’en ai quinze autres dans mon sac, je me suis moi aussi pliée au rituel des petits présents. Dès que j’aborde le sujet de la guerre, elle me dit ne pas comprendre mes questions. Pourtant, elle saisit très bien depuis le début. Au bout de trois questions qu’elle détourne, je comprends alors qu’elle ne veut pas aborder ce sujet qui est, sans doute, trop douloureux.
Un peu plus tard, je rencontre Vala, une toute autre personnalité. Cette jeune fille de 16 ans hypersensible au caractère bien trempé, armoiries de l’Ukraine tatouées dans le cou, avait 14 ans quand la guerre a commencé. Elle me raconte qu’elle décide alors de servir le bataillon Aidar. Elle a pour mission de patrouiller dans la ville. Vala me confie vouloir entrer dans l’armée si la guerre continue : « ici l’avenir reste incertain, je vis au jour le jour« . Vala accepte que je la suive, elle ne parle pas anglais, pourtant on arrive à échanger, à coup de signes, de mimes et de dessins.
Elle me répète sans cesse « How are you ?« , je lui retourne à chaque fois la question, elle me répond toujours « Not bad« . Parfois, elle se met à pleurer sans que je sache pourquoi. Je me retrouve alors avec Vala et ses amis, cette bande de jeunes que je suis au quotidien, sans les comprendre mais en les observant, en les regardant le sourire aux lèvres, l’objectif en alerte. La barrière de la langue n’est pas simple, je passe à côté de beaucoup d’informations. C’est d’ailleurs parce que je ne parle pas la langue que je peux aussi facilement les suivre. J’entends régulièrement « Non, c’est bon, elle ne comprend pas« ! Car, paradoxalement, c’est la seule chose que je comprends, ce que j’aurais d’ailleurs beaucoup envie de leur dire.
On se sourit beaucoup, je fais la connaissance de Nina, 15 ans. Cette adolescente au large sourire et aux nombreuses cicatrices sur le visage a fui durant le conflit. Nina veut devenir avocate. En attendant, dans les rues de Shastya, elle passe ses journées à rire et fumer avec une fausse légèreté. Je rencontre aussi Masha, 15 ans, une grande blonde qui veut devenir coiffeuse. Dès que je sors mon appareil elle range sa cigarette, se tient droite et sourit, comme une sorte d’automatisme, « My parents » me dit-elle en souriant.
Vova, lui, a 18 ans, et veut devenir sniper. C’est fièrement qu’il enfile son blouson militaire devant moi, son visage devient à ce moment-là plus dur, comme dans une seconde peau, une autre personne, comme plus adulte dans ce manteau très significatif pour lui… Puis, en le retirant, il retrouve son sourire enfantin. Ce jour-là, il est avec Kostia. Kostia a 18 ans, sa mère a fui en Russie quand le conflit a commencé. Il ne parle que très peu mais sourit beaucoup.
Je rencontre Sacha. Il a 21 ans et c’est le seul avec qui je peux un peu communiquer. Il parle espagnol, mes vieux cours du lycée me reviennent peu à peu. Quand je parle avec Sacha, on utilise toutes les langues que l’on peut exploiter et qui ont un sens pour nous ! Dans une seule phrase, il peut donc y avoir de l’espagnol, du russe, de l’anglais et du français. C’est une construction presque complète, plutôt complexe. Sacha partira à Kiev en septembre pour étudier. Il veut être acteur : « C’est mon rêve« , me dit-il.
Tous ces jeunes ensemble rigolent, fument et boivent. Ils se testent et se cherchent. Ils passent toutes leurs journées ensemble dans une maison abandonnée ou bien encore près de l’étang. Les gens d’ici appelle l’étang « l’eau chaude ». Ces ados bouillonnants se retrouvent tiraillés entre leurs rêves et une réalité ô combien violente.
Marion Péhée
Avec la collaboration de Classe Internationale
*grand-mère
Portrait intimiste d’une jeunesse attachée à un pays blessé par les conflits. Les magnifiques photos accompagnent ce carnet de route en transmettant avec proximité et sensibilité cette ambiance si particulière . Bravo à la photographe.