La remise en question des ONG : l’exemple du conflit afghan

La remise en question des ONG : l’exemple du conflit afghan

« J’entends réellement m’assurer que nous ayons les meilleures relations avec les ONG, qui sont un véritable multiplicateur de forces pour nous, une part si importante de notre équipe de combat. »

Colin Powell, secrétaire d’État américain, octobre 2001

Ces propos sont révélateurs d’une  tendance particulièrement prégnante dans le cas du conflit afghan : la politisation et militarisation des Organisations Non-Gouvernementales. Ces dernières, en tant qu’associations à but non-lucratif, d’intérêt public et qui ne relèvent ni de l’Etat, ni d’institutions internationales, sont supposées être des acteurs neutres et indépendants dans les conflits. Elles cherchent en cela à se distinguer des autres acteurs de l’aide humanitaire – également prodiguée par les Etats, les militaires et les organisations internationales-  afin de légitimer leur intervention au sein du conflit afghan. Celui-ci dure depuis 1979 et peut faire référence à six périodes historiques, dont deux guerres internationales et quatre guerres civiles. Cependant, c’est véritablement sur la période 2001-2014 que le statut des ONG et leur implication politique dans le conflit ont été les plus remis en cause. En effet, la logique de guerre d’usure où l’objectif est de l’emporter en gagnant “les cœurs et les esprits” conduit à l’instrumentalisation des ONG. Elles deviennent alors un acteur parmi d’autres de l’aide humanitaire.

 

La captation de l’aide humanitaire comme outil de légitimation

Les commandants afghans ont utilisé l’aide des ONG pour se légitimer auprès de leurs populations. Dès 1978, les commandants locaux captent l’autorité laissée vacante par les partis politiques afghans en exil. Ils cherchent à améliorer les conditions de vie des populations en s’appuyant sur les ONG, en les autorisant à agir sur le terrain qu’ils contrôlent. Ils utilisent leur aide de deux manières. D’une part, les ONG permettent aux commandants de bénéficier d’une certaine notoriété, nécessaire pour recevoir une aide humanitaire, militaire et économique. D’autre part, par l’aide médicale ou alimentaire qui leur est apportée, les populations perçoivent les commandants afghans comme vecteurs de l’amélioration de leurs conditions de vie.

Par ailleurs, l’aide des ONG a fait l’objet de dérives de la part des commandants. L’ONG “Afrane” a par exemple dû supporter le coût de la protection de son personnel composé d’hommes placés par le commandant du terrain sur lequel elle opérait, qui surestimait les effectifs nécessaires. Plus généralement, les commandants s’enrichissaient sur le dos des ONG en prélevant une « dîme » sur leurs actions. C’est pourquoi nombre d’entre eux, tels que le commandant Massoud (1), vécurent bien au-dessus de leurs moyens. Il ne faut néanmoins pas oublier que les ONG tiraient aussi parti de cette relation: les commandants se chargeaient de distribuer aux Afghans les dons récoltés par les ONG et elles bénéficiaient en retour de leurs connaissances du terrain, indispensable à leur action.

Les commandants ne sont néanmoins pas les seuls à profiter de l’aide humanitaire : les armées occidentales utilisent aussi le prétexte de l’humanitaire pour légitimer leur intervention en Afghanistan. Dès le lancement de l’opération Enduring Freedom en 2001, les autorités américaines ont affiché leur volonté d’utiliser des ONG américaines pour servir leurs intérêts, alors que nombre d’entre elles revendiquaient leur neutralité et leur indépendance dans le conflit (2). Plus généralement, l’aide humanitaire a permis aux différents États de justifier leur intervention en Afghanistan auprès de leur population mais également auprès des autres acteurs internationaux : ils démontraient ainsi leur volonté d’intervenir afin de pacifier le pays et d’améliorer les conditions de vie des Afghans. C’est ce que traduit le terme de “guerre humanitaire” utilisé par les présidents américain et britannique G. W. Bush et Tony Blair. Cette stratégie a également été utilisée par l’ONU qui est intervenue dans cette région à partir des accords de Genève de 1988 signant le début du retrait des Soviétiques. Elle a utilisé l’aide humanitaire présente en Afghanistan pour réconcilier les Moudjahidin et le gouvernement de Kaboul afin de rétablir la paix. Les ONG étaient chargées de favoriser la pacification des régions, en négociant par exemple des cessez-le-feu. Les États membres de la coalition menée par l’ONU en Afghanistan de 2002 à 2015 ont utilisé la même stratégie de mise en adéquation de l’aide humanitaire avec leurs objectifs. Une instrumentalisation de l’action humanitaire qui se prolonge dans le domaine militaire.

La militarisation de l’action humanitaire

Le conflit afghan atteste de la militarisation de l’action humanitaire, ce qui conduit les Afghans à considérer les ONG comme des acteurs au service des intérêts occidentaux.

Dans les récents conflits, les soldats occidentaux ont souvent reçu des ordres de mission relevant du domaine humanitaire. Concernant le conflit afghan, George W. Bush et Tony Blair ont d’emblée réclamé la formation d’une “coalition militaro-humanitaire”, fortement critiquée par les ONG. En effet, elle entraîne une confusion des rôles entre militaire et humanitaire préjudiciable aux ONG, même à celles qui n’ont pas pris parti dans le conflit. L’assistance humanitaire a souvent été distribuée par les militaires, voire utilisée comme un moyen de pression lorsque ces derniers conditionnaient la distribution de l’aide aux populations à leur collaboration. Certains villages rebelles ont ainsi reçu des tracts leur indiquant qu’ils devaient fournir des informations sur les combattants ennemis pour recevoir de l’aide, ou bien qu’ils cesseraient de recevoir une assistance si les troupes de la coalition étaient visées. On peut alors parler de militarisation de l’action humanitaire, à laquelle seulement certaines ONG ont participé. Celles-ci avaient en effet besoin des militaires pour leur connaissance du terrain et la protection qu’ils apportaient.

La militarisation de l’aide humanitaire s’accentue avec la création des « Équipes Provinciales de Reconstruction » (EPR, ou PRT en anglais). Il s’agit d’unités civilo-militaires composées à 90% de militaires mises en place à partir de 2003 dans le cadre de l’opération Enduring Freedom. Elles étaient mandatées pour sécuriser les zones de conflits, renforcer le gouvernement afghan et aider à la reconstruction du pays. Chargées d’identifier les besoins des différents acteurs afghans, elles déléguaient ensuite une partie de leurs tâches aux ONG. Les EPR sont ainsi emblématiques de cette association entre aide humanitaire et intervention politico-militaire, bien que la plupart des ONG refusent ce fonctionnement et continuent d’agir de leur propre côté. C’est par exemple le cas de l’ONG “Action contre la faim”.

Toutefois, même les ONG indépendantes de l’armée en subissent les conséquences. La militarisation de l’action humanitaire créé une confusion parmi les populations afghanes, qui ne font plus la distinction entre armées et ONG, même les plus déterminées à rester indépendantes. Cette politisation contre leur gré dégrade leurs conditions de travail, si bien que certaines décident de se retirer du terrain. Les Talibans les considéraient comme des espions au service de la coalition internationale ou du gouvernement afghan – conséquence directe des EPR chargées de renforcer le gouvernement de Kaboul. C’est pourquoi certains talibans ont restreint l’accès des groupes d’aide dans les zones où les militaires étaient les plus présents. Après l’intervention américaine, les ONG deviennent vite des cibles pour les Talibans qui attaquent des convois et enlèvent des travailleurs humanitaires. En 2004 par exemple, cinq membres de “Médecins Sans Frontières” sont assassinés, alors même que l’ONG revendiquait farouchement sa neutralité. Les talibans voyaient dans celle-ci une “organisation travaillant pour les Américains, tous des cibles pour [eux]”. MSF décide alors de se retirer d’Afghanistan. Cet exemple démontre ainsi l’impossibilité pour les ONG d’apparaître comme neutres, au delà de leur propre volonté de se démarquer du politique.

Quelle indépendance des ONG ?

Leur difficulté d’apparaître comme neutre tient également de leur mode de financement. La dépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds divise profondément les ONG. Pourtant, au moins la moitié du financement de leurs opérations d’envergure provient de fonds publics. Le contrôle des bailleurs de fonds s’effectue à la fois sur le financement et sur l’organisation de l’aide pour la rendre conforme à l’action de reconstruction de la communauté internationale. L’influence peut s’exercer sur un plan ouvertement politique en conditionnant le versement de fonds à une prise de position. L’United States Agency for International Development (USAID) annonçait par exemple en 2003 que: « Les ONG doivent obtenir de meilleurs résultats et mieux promouvoir les objectifs de la politique étrangère des États-Unis ou bien [elle] trouver[ait] de nouveaux partenaires ».

A une moindre échelle, l’aide peut redéfinir la logique d’action des ONG. Les fonds alloués par les bailleurs s’accompagnent d’une exigence de résultats chiffrés à court terme, notamment dans le programme de reconstruction du système de santé établi par l’USAID, la commission européenne et la Banque Mondiale. Les Performance based Partnership Agreements (PPAs) poussent la logique de rationalisation de l’aide à son paroxysme en la basant sur un système d’appel d’offre et d’attribution de marché aux ONG.  Elles perdent ainsi leur pouvoir décisionnel au profit d’une logique de prestation de services. La volonté de minimisation des coûts peut également conduire ces bailleurs à rejeter des offres de haute qualité et témoignant d’une longue et bonne connaissance du terrain, comme ce fut le cas d’Aide Médicale Internationale lors de l’appel d’offre pour la province de Parvan. Si cette logique tend à dissoudre la spécificité de l’action des ONG par rapport aux entreprises privées, cette concurrence permet toutefois d’améliorer l’offre des ONG en les rendant plus efficaces. Il faut également nuancer cet asservissement puisque les ONG sont pour les Etats et les organisations internationales des partenaires complémentaires et indispensables.

 

La neutralité totale revendiquée par les ONG semble donc difficilement tenable. Tant d’un point de vue géopolitique que militaire et économique, elles ne peuvent être totalement indépendantes et libres de leurs actions. Pourtant, il ne faut pas surjouer l’instrumentalisation des ONG. D’une part, certaines, comme Médecins Sans Frontières, la refusent, quitte à se retirer d’Afghanistan. D’autre part, il existe en réalité une interdépendance fonctionnelle entre ONG et acteurs étatiques et militaires. L’Afghanistan est donc à la fois l’archétype de la remise en cause de l’action des ONG et “un laboratoire pour l’avenir du mouvement humanitaire”. Ainsi, peut-être ne s’agit-il pas tant pour les ONG de se passer totalement des États que de chercher la bonne distance au politique.

E. H. & Elisa Guizouarn

(1) https://conflits.revues.org/431

(2) http://www.grotius.fr/guerre-et-paix-en-afghanistan-interrogations-sur-le-role-et-le-statut-des-ong/

Bibliographie

  • Ouvrages

ZIMLET Joseph, Les ONG, de nouveaux acteurs pour changer le monde, éditions Autrement, 2006

MAGONE Claire, WEISSMAN Fabrice, NEUMAN Michaël, Agir à Tout prix? Négociations de l’humanitaire, l’expérience de Médecins Sans Frontières, éditions la découverte, octobre 2011

“Les acteurs français dans le post-conflit”, rapport de la commission crises, prévention des crises et reconstruction présidée par Michel Brugière (directeur général de MDM), La Documentation française, Mars 2005

JACKSON Ashley, GIUSTOZZI Antonio: The other side – humanitarian engagement with the Taliban in Afghanistan, décembre 2012

  • Articles

http://www.courrierinternational.com/article/2011/02/03/en-afghanistan-les-ong-ne-veulent-pas-etre-au-service-des-militaires

http://www.grotius.fr/guerre-et-paix-en-afghanistan-interrogations-sur-le-role-et-le-statut-des-ong/

http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2010/08/13/l-afghanistan-nouveau-paradigme-humanitaire_1398557_3216.html#qY7826eKZ8wmvKzK.99

  • Sites internets

http://www.irenees.net/bdf_fiche-experience-184_fr.html

http://www.iris-france.org/72039-politisation-de-laction-humanitaire-en-afghanistan-depuis-2001/

https://conflits.revues.org/43

http://www.msf.fr/sites/www.msf.fr/files/2003-04-01-Biquet.pdf

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