Russafrique : le « grand retour » de la Russie sur le continent africain ?
Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et la mise en place de sanctions européennes, la Russie cherche de nouveaux partenaires à travers le globe. L’Union soviétique s’était largement investie en Afrique, mais son effondrement avait précipité le départ des Russes du continent. Aujourd’hui, pour affirmer sa puissance et développer son économie, la Russie cherche à étendre son influence auprès des pays africains.
En mars 2018, le Ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a effectué une tournée africaine, rencontrant respectivement les chefs de la diplomatie et les présidents de l’Angola, de la Namibie, du Zimbabwe, du Mozambique et de l’Éthiopie. En décembre 2017, Moscou avait réussi à obtenir de l’ONU l’autorisation de former et d’armer plus de 1300 militaires centrafricains. En avril dernier, le président angolais João Lourenço s’est rendu à Moscou pour discuter avec son homologue russe Vladimir Poutine d’une coopération approfondie [1].
L’Afrique a longtemps été considérée par la Russie comme un théâtre secondaire par rapport à l’Asie, qui fait davantage partie de l’histoire culturelle russe. Toutefois, dans sa volonté de réaffirmer sa puissance, la Russie cherche de nouveaux partenaires à travers le monde. Ainsi, depuis les sanctions européennes qui ont suivi l’annexion de la Crimée, Moscou n’a eu de cesse de nouer de nouveaux partenariats en intervenant par exemple aux côtés de Bachar el-Assad en Syrie (2015) et en prenant l’initiative de créer l’Union économique eurasiatique. Aujourd’hui, la Russie cherche à s’affirmer en Afrique malgré la présence de certains pays émergents comme la Chine et des anciennes puissances coloniales européennes. Toutefois, l’intérêt russe pour l’Afrique n’est pas nouveau puisque l’Union soviétique s’y est largement investie pendant la Guerre Froide pour s’opposer au camp occidental. De l’Angola au Soudan, de l’Afrique du Sud à l’Égypte, comment s’articule aujourd’hui la politique africaine russe ? Peut-on vraiment parler de « grand retour » de la Russie sur le continent africain ? En effet, si les médias parlent de « grand retour » de la Russie en Afrique, en référence à l’époque soviétique, la Russie peine encore à se faire une place dans cette région du monde déjà courtisée par de nombreux acteurs et doit mettre en place des outils d’influence efficaces.
Le poids économique de la Russie en Afrique
Du fait de son attrait tardif pour l’Afrique, la Russie demeure un acteur mineur sur le continent. Les échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique s’élève actuellement à 17 milliards de dollars. Par comparaison, le volume des échanges commerciaux entre l’Union européenne et l’Afrique est de 275 milliards de dollars. Ceux entre la Chine et l’Afrique jouxtent les 200 milliards de dollars [2]. La Chine concurrence ainsi directement les anciennes puissances coloniales européennes, qui perdent peu à peu de leur influence sur le continent africain. D’après Arnaud Kalika, analyste géopolitique spécialiste de la Russie post-soviétique, l’objectif réel de la Russie en Afrique est « une relance des affaires dans un espace non-soumis aux sanctions » [3] notamment dans le domaine militaire et énergétique.
D’après le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), le continent africain représente 13% des exportations militaires russes. 78% de ces exportations sont destinées à l’Algérie [4]. Par ailleurs, la Russie propose aussi le rétrofit c’est-à-dire la remise en état du matériel militaire de pays africains. La coopération technico-militaire est donc un volet essentiel de la politique étrangère russe en Afrique. Ainsi, Moscou a prévu d’assurer la rénovation de 18 avions de combat russes Soukhoï Su-30 vendus à l’Angola du temps de la Guerre Froide.
La Russie souhaite convaincre les pays africains qu’elle peut garantir leur sécurité à travers les exportations d’armement et la coopération militaro-technique. Cette stratégie a été validée en octobre 2018 par le ministère russe des affaires étrangères russe : « Parallèlement à la coopération politique, commerciale et humanitaire, la Fédération de Russie fournit une assistance multiforme aux partenaires africains pour la résolution des conflits internes, et la lutte contre la menace terroriste, dont la propagation s’est intensifiée après les événements bien connus en Libye » [5]. Qu’on ne s’y trompe pas, les principaux objectifs de la Russie sont à la fois de tirer des avantages économiques de la vente de biens et de services dans le domaine militaire et d’affirmer sa puissance dans cette région du monde.
En ce sens, l’agence russe d’exportation militaire Rosobonexport a participé au Salon international sur la sécurité et la défense « Shield Africa » qui s’est tenu en janvier dernier à Abidjan en Côte d’Ivoire. Le slogan de Rosobonexport, créé en 2001 par Vladimir Poutine pour promouvoir les exportations de systèmes d’armement russe, était alors « Make Africa Safe ». Son directeur général, Alexander Mikheiev a assuré dans un communiqué de presse que « 2019 devrait devenir l’année de l’Afrique pour la coopération militaro-technique de la Russie » [6]. Le but de la Russie est également de créer une dépendance des pays africains, en leur prouvant qu’elle est en mesure de contribuer à leur sécurité. Pour cela, elle met également en avant son rôle au Conseil de sécurité de l’ONU et soutient le G5 Sahel, le cadre institutionnel de coordination et de suivi en matière de politiques de développement et de sécurité, créé en 2014 par cinq États du Sahel : Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad.
L’armement, proposé à des tarifs bas est l’un des premiers outils d’influence russe en Afrique. On note par ailleurs une présence accrue des sociétés militaires privées russes en Centrafrique. Par ailleurs, la Russie a également annulé 20 milliards de dollars de dettes contractées à l’époque soviétique par plusieurs pays africains comme la Guinée [7]. Pour d’autres pays, elle a proposé une annulation en échange d’investissements dans les domaines énergétique et agricole. Lors de sa tournée africaine, le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a fait part de sa volonté de développer la coopération culturelle, universitaire, scientifique et technique. Cette visite fait partie des délégations de terrains organisés par Moscou dans le but d’étendre son influence sur le continent africain.
La stratégie panafricaine de Moscou pour s’implanter durablement sur le continent
D’après Arnaud Kalika, la stratégie russe en Afrique s’est déployée en deux étapes [8]. Tout d’abord, le gouvernement russe a lancé une offensive informationnelle à partir de 2013. Elle a modifié son discours indifférent voire négatif sur l’Afrique et présente désormais le continent comme un espace avec un fort potentiel économique. Puis, le gouvernement russe a organisé des délégations de terrains comme la « tournée africaine » du ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov en mars 2018. Le volet informationnel s’est développé grâce aux médias russes proactifs tels que Russia Today (RT) ou Sputnik, qui n’ont eu de cesse de souligner l’importance de l’Afrique pour la Russie et vice-versa. Lors de la visite du président angolais à Moscou en avril dernier, ces médias n’ont pas manqué de rappeler que l’Angola n’aurait pas obtenu son indépendance sans l’aide massive de la Russie [9]. Pour rompre avec l’approche des anciennes puissances coloniales européennes, Moscou a pris soin de ne plus faire la distinction entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne. Moins présente en Afrique subsaharienne, Moscou cherche à s’y implanter durablement en privilégiant une approche panafricaine. Ainsi, le Kremlin cherche à la fois à développer des partenariats avec les pays d’Afrique du Nord comme l’Égypte mais met un point d’honneur à recevoir les chefs d’États d’Afrique subsaharienne à titre égal.
La tournée africaine de Sergueï Lavrov a aussi été un moyen de raviver le lien historique entre certains pays africains et Moscou depuis l’époque soviétique comme le Mozambique, dont le célèbre fusil d’assaut Kalachnikov orne toujours les armoiries. Par ailleurs, le nouveau président angolais, João Lourenço, a été formé à l’Académie militaire et politique Lénine et a longtemps été l’interlocuteur de Moscou dans le commerce de matériel de guerre. La Namibie entretient également de forts liens avec la Russie parce qu’elle a combattu aux côtés de l’URSS pendant la guerre de la frontière sud-africaine (1966-1988). La Russie et la Namibie ont amorcé des discussions autour d’un projet de construction de centrales nucléaires dans le pays africain. Le Zimbabwe, quant à lui, est un client historique de l’URSS dans le domaine de l’armement et la Russie souhaite aujourd’hui redynamiser les échanges commerciaux. Enfin, la Russie désire développer les échanges bilatéraux avec l’Éthiopie afin d’acquérir un point d’ancrage dans la Corne d’Afrique, où plusieurs puissances concurrentes sont implantées comme la France, les États-Unis, le Japon, la Turquie et la Chine. Pour relancer les échanges commerciaux parfois en baisse avec ses anciens partenaires, Moscou met donc en place une stratégie d’influence qui prend appui sur plusieurs piliers.
Les outils de la diplomatie russe dans les pays africains
La diplomatie russe se sert de plusieurs instruments pour étendre son influence sur le continent africain. Ainsi, la Russie met clairement en avant le rôle de l’URSS dans le développement de l’Afrique. En 2013, Vladimir Poutine, en rendant hommage à Nelson Mandela, avait souligné le soutien de Moscou dans la lutte contre la politique d’apartheid. Pendant la Guerre Froide, dans une logique d’opposition à l’Occident, l’Union soviétique avait à la fois financé les armées locales et signé plusieurs partenariats avec les pays africains afin de construire des centres culturels soviétiques, mêlant ainsi soft et hard power. Toutefois, la Russie a parfois une image négative en Afrique. En effet, du jour au lendemain, le camp socialiste africain s’est effondré et neuf ambassades ont été fermées. En effet, Mikhaïl Gorbatchev, dans sa préoccupation d’empêcher l’effondrement de l’URSS en arrivant au pouvoir, s’est rapidement détourné de l’Afrique, laissant la place vacante à d’autres puissances émergentes comme la Chine.
Comme souligné plus haut, la Russie, outre le domaine militaire, cherche à développer considérablement la coopération culturelle et linguistique avec les pays africains. D’après l’Université russe de l’Amitié des peuples, 400 000 étudiants africains auraient étudié en Russie depuis les années 1970 ! Un peu moins de 5000 étudiants africains étudieraient en Russie aujourd’hui [10]. L’organisme le plus ambitieux de la coopération russo-africaine reste l’Institut des études africaines de l’Académie des sciences de Russie, soutenue par le Ministère des affaires étrangères et divisé en 11 départements. La Russie tend également à prendre exemple sur les partenariats sino-africains comme le forum Chine-Afrique. Moscou voit ce forum comme un moyen de pénétrer les marchés africains et organise un forum Russie-Afrique en octobre prochain à Sotchi dédié à l’économie.
En plus de clamer vouloir garantir la sécurité du continent africain, la Russie cherche aussi à signer des accords avec les pays africains dans le domaine énergétique. Le groupe russe Rosatom cherche à conquérir le marché africain, après avoir déjà signé des contrats de construction de centrales nucléaires avec l’Égypte (octobre 2018) [11]. Le groupe énergétique met en avant le fait que ces contrats soient bénéfiques au développement du continent africain et la modernisation des économies nationales. La Russie a également organisé le salon Atomexpo-2017 pour cibler le marché africain et proposer des minicentrales nucléaires civiles à des pays comme la Zambie, l’Ethiopie et le Soudan.
Dans le domaine du gaz et du pétrole, le groupe russe Rosneft est aussi pro-actif. Lors du dernier forum économique de Saint-Pétersbourg, Rosneft et le groupe nigérian Oranto Petroleum se sont mis d’accord sur des projets d’exploration du continent. Pour le gaz, les plus grands succès russes ont été signés avec l’Algérie et la Lybie pour explorer, extraire et produire du gaz liquéfié. L’objectif russe serait alors d’accéder aux ressources naturelles africaines, qui complèteraient les gisements russes déjà existants. Cela permettrait à la Russie d’accroître ses livraisons de gaz à l’Europe à la hauteur de 190 milliards de m3 [12].
Ainsi, le poids économique de la Russie est encore mineur sur le continent africain, où elle est concurrencée directement par les anciennes puissances coloniales européennes et des pays émergents tels que la Chine. Les médias semblent surévaluer le « grand retour » de la Russie sur le continent africain. Toutefois, il est vrai que la Russie s’intéresse de plus en plus à l’Afrique, dans un désir de restaurer sa puissance et de trouver de nouveaux partenaires après la mise en place des sanctions européennes. L’intérêt de Moscou pour le continent africain est lié à sa vision du monde « multipolaire ». La Russie souhaite donc ouvrir des discussions avec les pays africains et adopte pour cela une stratégie panafricaine. Pragmatique, la Russie cherche à développer ses échanges commerciaux avec l’Afrique dans les domaines énergétique et militaire afin d’en tirer des avantages économiques et politiques certains.
Justine Gadon-Ferreira
Sources :
[1] http://jornaldeangola.sapo.ao/politica/putin-convida-joao-lourenco-para-o-forum-russia-africa
[2] https://torgi.gov.ru/index.html
[3] [4] [8] [10][12] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/kalika_russie_afrique_2019.pdf
[7] https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/le-grand-retour-de-la-russie-en-afrique-141226
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