Le triangle États-Unis – Chine – Taiwan : géopolitique d’une crevette entre deux baleines
2019 fut une année charnière pour Taiwan, stratégiquement situé entre les États-Unis et la Chine. Le 2 janvier, le Président chinois Xi Jinping prononçait un discours adressé aux Taïwanais les appelant à une unification sous la bannière d’une « seule Chine », dans un texte qui n’excluait pas le recours à la force pour donner corps aux mots, bien au contraire [i]. Quelques mois plus tard, les manifestations à Hong Kong suivant la présentation d’un projet de loi sur l’extradition vers la Chine ont refroidi les ardeurs des timides partisans taïwanais d’un rapprochement avec l’autre rive du détroit. Il est de plus en plus difficile de croire que l’expression « un pays, deux systèmes », utilisée par Deng Xiaoping en 1997 pour qualifier la rétrocession de Hong Kong, soit un modèle que Pékin souhaite appliquer dans la durée.
2019 fut également marquée par la poursuite de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, initiée en 2018 par l’administration Trump. Cette guerre commerciale s’est jouée sur le plan des taxes à l’importation : les États-Unis ont considérablement augmenté ces taxes (de 10 à 50% selon les produits), tout en interdisant à certaines entreprises chinoises de participer au commerce américain, purement et simplement. Les conséquences de cet affrontement sont importantes : les importations chinoises aux Etats-Unis ont diminué de 35 milliards de dollars, et la Chine a chuté de la première place au rang de troisième partenaire commercial du pays. Cet environnement économique a, selon l’ONU, grandement profité à Taiwan.
C’est dans ce contexte que se sont tenues les élections présidentielles les moins abstentionnistes depuis 2008 à Taiwan le 11 janvier 2020, opposant les candidats du KMT (Han Kuo-yu) et du DPP (Tsai Ing-wen). La Présidente sortante Tsai Ing-wen a été réélue avec 57% des voix (représentant 8,1 millions d’électeurs, soit plus qu’en 2016 où elle en avait obtenu 6,9 millions), grâce à une position politique ferme à l’égard de la Chine notamment.
L’actualité taïwanaise mouvementée apparaît partiellement liée aux tensions sino-américaines, sans pour autant que l’île n’en souffre particulièrement. Au contraire, la République de Chine (ROC) semble même tirer quelque profit de sa position. Il reste à explorer l’engrenage qui sous-tend la structure.
Avant toute chose, l’idée qu’une confrontation entre grandes puissances profite à un petit État est loin d’être une évidence pour la discipline des Relations Internationales, qui est née de la volonté d’expliquer le comportement des États sur la scène internationale. Les origines de cette discipline remontent à l’analyse de la Guerre du Péloponnèse, par Thucydide : l’historien cherchait à présenter les raisons d’entrer en guerre d’Athènes, puissance hégémonique, et de Sparte, puissance émergente. L’œuvre semble ne rien avoir perdu de son actualité au regard de l’opposition contemporaine entre les États-Unis et la Chine. Un autre point commun à ces deux moments historiques réside dans la vision d’un système binaire, dont le principe fondateur est la quête de la puissance. Dans un tel schéma simplificateur, toutes les autres nations ne peuvent être que les alliés de l’un ou de l’autre grand, ou bien neutres. Ce choix – s’il en est un – n’importe que dans la mesure où le réseau d’alliances renforce la puissance d’un grand. Demeurent ainsi éternellement dans l’ombre de la puissance les petites nations, et à la marge des publications en Relations Internationales.
Les Relations Internationales ont en effet beaucoup étudié la puissance : ses facteurs, ses moyens, ses objectifs. La puissance est, selon Serge Sur, une « capacité de faire ; capacité de faire faire ; une capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire »[ii]. Souveraineté, indépendance et intervention. Pourtant, et cela peut sembler surprenant, son versant opposé est resté un des principaux impensé de la discipline. Comment les pays qui ne sont pas des puissances se comportent-ils sur la scène internationale ? Quelles sont leurs options, leurs stratégies, leurs objectifs ? Ne font-ils que subir ce que les puissants entreprennent ? L’internationaliste taïwanais Yu-shan Wu, qui s’est penchée sur le cas de Taiwan et de ses relations avec la Chine et les États-Unis, a insisté sur la notion de « lesser-power« , avec l’idée que même dans une position de dominé, de moindre puissance, un pays conserve une marge d’initiative et de choix dans sa politique internationale. Ainsi, cette analyse de la « moindre puissance » explore plus avant la conception du « pouvoir » comme d’une relation, d’un lien qui fonctionne à double sens. Dans cette perspective, aucun acteur n’est jamais totalement dépourvu de pouvoir comme l’avait mis en avant Max Weber dans Economie et Société (1922). L’analyse se complique lorsqu’un tel État se trouve pris dans le jeu de puissance entre deux géants de la scène internationale, comme cela semble le cas de pays asiatiques sur la ligne d’interface entre Chine et États-Unis, ou encore de pays européens sur une ligne entre la Russie et un bloc Union Européenne/États-Unis. Ces pays ont pu avoir des politiques extérieures changeantes avec le temps, sans pour autant s’extirper de cette ligne de front. En outre, leur éventail stratégique se trouve limité du fait de la guerre d’influence que mènent sur leur territoire les grandes puissances qui les entourent. Trois possibilités s’ouvrent à eux. Une puissance moindre peut choisir de jouer de l’entre-deux, d’adopter le rôle de pivot neutre, au risque de mécontenter les deux ou de mécontenter une majorité interne dont le cœur a une préférence. Elle peut à l’inverse faire front commun avec l’allié de son choix, au risque de se ranger du mauvais côté et de ne s’en rendre compte qu’à la fin de la bataille. Elle peut enfin choisir un allié privilégié tout en ménageant ses relations avec la puissance du camp adverse, s’exposant à un jeu d’équilibriste potentiellement dangereux.
Spectre d’action théorique de la crevette
Prise entre les politiques d’influences croisées de deux grandes puissances en compétition pour l’hégémonie sur la scène internationale, une moindre puissance n’est pas tant soucieuse d’équilibre de puissance que d’équilibre des menaces. L’internationaliste américain Stephen Walt a voulu montrer que c’est dans l’évaluation et la définition en interne de la plus grande menace extérieure que réside la base de tous les systèmes d’alliance. Poser la question « Quelle est la plus grande menace pour Taiwan ? » ou « Quelle est la plus grande menace pour l’Ukraine? » est un premier pas vers la compréhension de leurs stratégies diplomatiques. Néanmoins, même une fois la principale menace identifiée, il faut encore définir le comportement à adopter à son encontre.
Face à une menace immense, un petit pays ne peut pas se contenter d’augmenter ses capacités internes de défense. Ce serait insuffisant pour assurer sa protection, ce qui l’oblige donc dans une certaine mesure à forger des alliances avec des partenaires ayant les mêmes intérêts. Il est évident qu’une telle alliance profite avant tout à celui qui est le plus menacé, qui devra ainsi combler sa faible puissance par un investissement plus important dans l’alliance afin que son protecteur-partenaire trouve un intérêt durable dans la relation. Le coût de cette stratégie est donc important. A l’inverse, le petit État peut jouer la carte du rapprochement avec la puissance la plus menaçante à son égard, s’alignant sur sa position internationale, accédant à chacune de ses demandes, ne remettant pas en cause ses valeurs, se montrant à tout égard conciliant. Cette stratégie présente l’inconvénient de limiter l’indépendance stratégique de la moindre puissance. Elle n’est donc pas moins coûteuse que la première. Reste la solution intermédiaire où l’État en position d’infériorité montre autant des signes d’ouverture que de prudence, à travers la construction de liens économiques, culturels et le rapprochement de valeurs avec la puissance menaçante, tout en renforçant la garantie de sécurité avec son allié privilégié. De manière schématique, la conciliation émerge du domaine économique, l’équilibre stratégique de celui de la défense.
En outre, ce schéma théorique doit prendre en compte plus avant la situation particulière de petites nations prises dans un jeu d’influence entre grandes puissances. Nous l’avons vu, les Relations Internationales ont privilégié l’étude des dominants et de leurs interactions sur la scène internationale, négligeant les États qui n’en font pas partie. Lorsque de rares publications ont développé le sujet, elles n’ont d’ailleurs eu tendance qu’à explorer vaguement leur stratégie pour survivre dans un monde de prédation globale, où les États seraient des loups pour les États. Les interactions des petites nations avec leurs pairs sont ainsi restées bien peu étudiées. Enfin, ces quelques travaux qui ont commencé à étudier de plus près cette notion d’asymétrie se sont intéressés aux relations duales. Il restait à faire une théorie de la triade. Yu-shan Wu en a posé les bases en ces termes.
Reconnaissant les limites d’une théorie bilatérale pour expliquer un cas comme Taiwan ou l’Ukraine par exemple, cet auteur a montré qu’une petite nation ne prend de décision stratégique qu’en considération de tous les acteurs en jeu. Si Taiwan achète des armes aux États-Unis, quelle sera la réaction chinoise ? Si Taiwan achète la production chinoise qu’elle n’écoule plus aux États-Unis à cause d’une guerre commerciale, quelle sera la réaction américaine ? Dans les deux cas, la crevette pourrait trouver un intérêt économique ou stratégique important pour sa politique intérieure, et pourtant ses décisions sur la sphère extérieure n’en sont pas plus simples.
En théorie, la petite nation peut jouer la carte de l’équilibre des puissances en s’alignant stratégiquement avec la moindre menace. Elle peut s’affirmer en pivot, cherchant à profiter de la guerre d’influence entre grands qui se joue sur son territoire, pour augmenter son poids stratégique. Elle peut enfin aligner ses intérêts sur ceux de son protecteur, tout en se montrant conciliant, voire cajolant, avec l’autre grand. Quels sont les intérêts et les risques liés à ces différentes positions?
Le pivot semble être le rôle le plus désirable. Il permet de bénéficier des avantages des deux côtés, tout en gardant des relations positives avec chacun. Néanmoins, pour une puissance moindre la position est dangereuse. L’équidistance quand une majorité de sa population penche fortement en faveur d’un côté n’est pas forcément une stratégie électoralement payante. Par ailleurs, dans une guerre pour l’influence, un dominant n’aura vraisemblablement pas toujours une attitude courtoise d’incitation mais pourrait être tenté d’employer des mesures coercitives, peu souhaitables pour la préservation de la souveraineté interne. Le rôle d’allié inconditionnellement aligné sur son protecteur semble être particulièrement peu enviable. Il implique éventuellement toutes les compromissions pour conserver une relation privilégiée avec son protecteur, dans une nouvelle théorie de la dépendance. Au demeurant, si cet allié l’abandonnait, le petit État se trouverait exposé à la prédation de l’autre puissance. Dès lors, une position intermédiaire entre ces deux pôles semble plus raisonnable, puisqu’elle offre la garantie sécuritaire d’une part, et une marge de manœuvre conciliante de l’autre.
Ce schéma théorique établit un prisme nouveau dans l’analyse d’une situation comme celle de Taiwan.
La pratique et les dangers de la théorie : la crevette se jette à l’eau, mais pas dans la gueule de la baleine
Flirter avec l’ennemi n’est pas une stratégie nouvelle née avec la fin du XXe siècle. Les relations actuelles qui s’y apparentent datent d’ailleurs pour la plupart des temps de Guerre froide. Après la rupture sino-soviétique, un certain nombre de pays du bloc occidental se sont rapprochés de la Chine. Les États-Unis, la France, l’Australie, le Japon… Des partenariats ont été construits sans grande difficulté apparente malgré la confrontation idéologique. La seule région du bloc occidental à ne pas être ouverte à l’idée d’un rapprochement avec Pékin était alors Taiwan. À ce moment-là en effet, chaque rive du détroit de Taiwan revendiquait un droit de souveraineté sur l’autre. Dans les années 1970, la menace apparaît trop grande à Taipei pour risquer un geste conciliant. L’exception n’aura néanmoins pas tenu dans le long terme.
Le système binaire de la Guerre froide était clair et son effondrement peu anticipé en a rompu la transparence sans pour autant redistribuer l’ensemble des cartes et remodeler les affinités. En Russie, comme en Chine, la fin du communisme n’a pas abouti à l’avènement de sociétés démocratiques sereines. De ce fait, ces nations ont été marginalisées du système de valeurs qui semblait avoir triomphé. Pékin et Moscou, respectivement puissance montante et puissance recouvrant son ancienne influence, se sont plus souvent entendues et soutenues dans les deux dernières décennies que dans les vingt dernières années de la Guerre froide. La mondialisation accélérée n’a pas empêché la reconstitution relativement nette de plaques géopolitiques, entre puissances continentales (Chine, Russie) et puissance maritime (États-Unis/UE), similaires à l’époque précédente. L’attention a néanmoins été reportée sur un nouveau pivot asiatique. Ce fait est particulièrement évident : l’administration Obama a placé l’Asie Pacifique au centre de sa doctrine stratégique et de défense, Donald Trump a suivi cette ligne dans sa “stratégie indo-pacifique” et ne cesse de rappeler les dangers qui viennent de Chine et de Corée du Nord. L’Europe, qui comptait sur l’Otan pour sa défense stratégique notamment contre l’influence russe dans la partie Est de son territoire, est la grande perdante de ce revirement géographique de Washington. Le désengagement américain sur son sol a fait perdre en crédibilité à une Union européenne qui s’est engagée à maintenir la paix sur son territoire depuis la Seconde Guerre mondiale sans moyens de défense. Ainsi, alors qu’elle avait amorcé avec plusieurs pays d’Europe orientale des discussions de rapprochement économique, notamment avec l’Ukraine, elle est restée impuissante face à l’invasion russe de la Crimée en 2014.
La situation de Taiwan sur cette ligne de front semble ambiguë, complexe, voire inextricable. En grande partie incomprise certainement. L’histoire a laissé des marques profondes sur cette île qui n’a jamais véritablement été à la manœuvre. Ce sont des Européens, Hollandais et Espagnols qui, les premiers, insèrent l’île de Formose ou l’île de Beauté, dans la toile de la mondialisation au XVIIe siècle. Taiwan devient la plaque tournante du commerce asiatique et international, située entre le Japon qui n’est en affaire qu’avec les Hollandais, la Chine qui souhaite tirer bénéfice de cette situation qu’elle exècre (où l’étranger venu des mers investit son territoire), le Nouveau Monde et son or, que l’Ancien Monde exploite pour acheter de la soie, de la porcelaine et des épices à revendre pour un bon prix sur un marché d’Amsterdam ou de Londres. Sur cette petite île cohabitent des populations indigènes et des Européens, soldats et marchands, des travailleurs d’Asie du Sud Est et des Chinois qui ont fui la puissance impériale du continent. L’exode chinois se poursuit en plusieurs vagues. Les Européens viennent et repartent. Les Japonais colonisent l’île au tournant du XXe siècle, apportant avec eux de grands plans de modernisation. Cette période de domination japonaise établit une distinction entre les Islanders (les habitants de Taiwan) et les Étrangers membres de la classe dominante (les Japonais). La notion de peuple de Taiwan est née, c’était il y a à peine plus d’un siècle. En 1945, le Japon capitule et signe un armistice où il renonce à toutes ses possessions territoriales gagnées par impérialisme. Taiwan entrevoit l’indépendance. En 1949 pourtant, les dirigeants du Parti Nationaliste Chinois, le Kuomintang (KMT) quittent Pékin qui vient de tomber aux mains des communistes de Mao Zedong pour former un gouvernement à Taipei. C’est le début de la République de Chine (ROC), soutenue par le Monde Libre et les États-Unis : le bloc communiste ne doit plus s’étendre. Le règne du KMT de Chiang Kaï-shek, puis de son fils Chiang Ching-kuo qui lui succède à sa mort, est autoritaire, mais a aussi été à l’origine du miracle économique de Taiwan.
Le KMT revendique la souveraineté sur la Chine, le PCC revendique celle sur Taiwan. Chacun porte sur la scène internationale un plaidoyer de légitimité, mais ils conviennent d’une chose : « il n’y a qu’une seule Chine ». Et Taiwan en fait partie. Pour Chiang, il faut développer l’île s’il faut en faire une puissance. L’État sera le fer de lance des réformes, un État-développeur, qui établit des priorités, organise les transitions, finance, couvre, décide de presque tout. Des écoles et des universités ouvrent, l’agriculture se modernise et une industrie de biens à la consommation se met en place. Le gouvernement central refuse de souffrir un pouvoir économique important et organisé : il apporte tout son soutien aux petits entrepreneurs afin d’empêcher que de très grandes entreprises ayant la force d’imposer leurs intérêts au monde politique ne se constituent. Les PME s’adaptent rapidement à la conjoncture, innovent et ouvrent de nouveaux marchés. Lorsque le marché interne se trouve saturé, elles trouvent les ressources nécessaires — grâce à l’État en grande partie — pour exporter leur production. L’industrie légère appelle lentement une industrie plus lourde, puis une industrie technologique lorsque la mondialisation offre une main d’œuvre moins onéreuse ailleurs, dans un pays moins avancé. Le tissu économique taïwanais a su s’adapter à toutes les évolutions. Dans les années 1990, de nombreuses entreprises locales ont profité de la transition démocratique et de l’amélioration des relations entre les deux rives du détroit, pour implanter une partie de leurs activités en Chine, jouissant d’une main d’œuvre bon marché et de certains avantages fiscaux.
La transition démocratique à Taiwan a augmenté l’importance de la question identitaire. Lors des premières élections présidentielles de 1996, les Taïwanais ont voté pour que le KMT continue son administration de l’île. Ce résultat a montré sans doute que l’économique était plus important que le sentiment national ou ethnique, car le KMT est le parti partisan d’un plus grand rapprochement avec la Chine. Au centre du discours de ses leaders repose l’idée que le grand voisin est une opportunité de faire des affaires. Le principal parti d’opposition, le Democratic Progressive Party (DPP), insiste plus largement sur la menace que la Chine constitue : il a gagné les élections de 2000, 2004, 2016 et 2020. Ainsi, la position de Taiwan à l’égard du voisin de l’autre côté du détroit a certainement fluctué ces 30 dernières années.
Par ailleurs, le marché chinois n’est pas une opportunité également partagée entre tous les Taïwanais. Il l’est pour ceux qui peuvent en profiter, parce qu’ils commercent avec le continent, qu’une partie de leur chaîne de production y a été délocalisée, qu’ils y détiennent des capitaux. Ce marché représente à l’inverse un danger pour une partie des Taïwanais qui pourraient perdre leur travail si l’économie de l’île était intégrée plus avant à celle de la Chine continentale. Sans doute cette célèbre phrase de Bill Clinton « It’s the economy, stupid ! » est particulièrement pertinente dans le contexte de Taiwan actuellement. La majorité des Taïwanais se disent Taïwanais plutôt que Chinois. Pour autant, cette identité partagée ne signifie pas de revendication large pour la proclamation de l’indépendance de la République de Chine. La plupart des Taïwanais espèrent la prolongation du statu quo actuel. Mais comment faire pour que cette volonté soit respectée ? Il faut garantir le soutien américain, et contenir la menace chinoise.
Taipei n’a pas été à la table des négociations sino-américaines pendant les années de Guerre froide. Elles ont pourtant largement défini son statut international flou. Washington a reconnu la position de Pékin. Pékin a dit : il n’y a qu’une seule Chine et Taiwan en fait partie. Washington a répondu : nous ne contredirons pas, et nous soutiendrons une réunification pacifique des deux Chines. Les États-Unis ne devront donc pas laisser advenir une invasion de Taiwan, dans la mesure où ils respecteraient leurs engagements. Taiwan doit ainsi s’efforcer en outre de maintenir des relations apaisées avec Pékin car toute provocation pourrait faire se retirer l’allié américain. Taipei doit se montrer conciliant avec Pékin et calmer la menace que la puissance continentale représente. Pour ce faire, les dirigeants taïwanais ont utilisé le levier de la coopération économique.
La guerre commerciale sino-américaine : une aubaine pour la crevette au détriment des deux baleines
En 2016 ont lieu des élections présidentielles et législatives à Taiwan qui entraînent un changement radical de politique intérieure et extérieure. Le DPP de Tsai Ing-wen remporte une victoire inédite sur son adversaire du KMT, deux ans après les manifestations du Sunflower Student Movement. Celui-ci avait marché dans la capitale sur la chambre Législative du Yuan pour protester contre un projet d’accord de libre échange entre Taiwan et la Chine, jugé potentiellement déstabilisateur pour l’économie de l’île et ainsi source de faiblesse politique dont pourrait profiter Pékin pour amorcer la réunification. En 2016 également, le monde a assisté à l’élection américaine qui a porté Donald Trump au pouvoir. Ces deux élections à quelques mois d’intervalles ont eu des conséquences importantes sur la géopolitique asiatique dans les années qui ont suivi. Président-élu, Trump avait d’ailleurs accepté l’appel téléphonique de Tsai pour le féliciter de son élection : un président américain s’adressant directement à un dirigeant taïwanais n’avait plus eu lieu depuis plus de quarante ans. Les réactions suite à cet événement ont été très médiatisées, certains craignant une déstabilisation profonde de l’équilibre stratégique. Donald Trump avait simplement présenté ses excuses à Xi Jinping, avant d’engager un an plus tard une guerre commerciale bien plus cordiale. Nombre de taxes sur des produits chinois ont été augmentées, certaines entreprises ont été interdites de commerce sur le sol américain, des institutions comme le FMI ou les sommets internationaux ont été utilisés pour relayer le message du Président Trump : « back up ». A première vue, cette résurgence des tensions dans le Pacifique n’était pas pour faciliter la diplomatie taïwanaise. En effet, la Chine est le premier partenaire commercial de Taiwan, mais les Etats-Unis sont leur principal partenaire stratégique. Tsai s’est néanmoins alignée dès le début de la guerre commerciale sur son allié américain. Pour quels résultats ?
Un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) paru en novembre 2019 a conclu que cette guerre commerciale nuisait à l’économie des deux principaux concernés, mais bénéficiait à des États tiers. Parmi eux, Taïwan serait le grand gagnant. Le texte explique que les ventes de la Chine vers les Etats-Unis ont chuté de 35 milliards de dollars, et qu’à l’inverse celles de Taiwan ont augmenté de plus de 4 milliards de dollars, ce qui représente une hausse de 20% de ce chiffre par rapport à l’année précédente. Il convient de revenir sur le mécanisme qui a conduit à un tel succès.
Le miracle économique taïwanais d’après-guerre est un phénomène complexe. L’un de ses principaux ressorts a été la capacité d’adaptation impressionnante de son tissu économique (jusqu’à 98% de petites et moyennes entreprises (PME)) aux évolutions du monde qui l’entourait. Mais ce qui avait fait la force du capitalisme taïwanais jusque dans les années 1990 s’est soudain transformé en plafond de verre. La transition du numérique et l’avènement d’un capitalisme à flux tendu au service de sociétés de consommation de masse nécessitaient les ressources de très grandes entreprises, des investissements en capital humain et technologique massifs, ainsi que de la R&D en permanence. Les économies d’échelles sont devenues la plus grande source de production de richesse et les PME taïwanaises ont été fortement limitées par ce modèle. Dans les années 1990, Taiwan n’est plus un pays à main d’œuvre peu chère, ce qui rend ses exportations en produits à faible valeur ajoutée peu compétitifs. Même avec le support des gouvernements successifs, dont celui du KMT qui vote une nouvelle loi en 2008 de rapprochement avec la Chine continentale pour y faciliter l’implantation des entrepreneurs taïwanais, la fuite des ressources nationales ne crée pas seulement une réduction de l’industrie à Taiwan, mais aussi une stagnation des revenus, une hausse du chômage relative et une augmentation des inégalités de revenus. L’intégration économique avec le continent ne profite donc pas également à l’ensemble de la population.
A la veille de la guerre commerciale sino-américaine, environ 40 % des exportations taïwanaises sont destinées au marché chinois. Il s’agit là principalement de produits intermédiaires destinés à des entreprises qui produisent principalement pour des biens de consommation pour le marché américain. Les Taïwanais ont également investi massivement en Chine. Au cours des dix dernières années, ils y ont injecté un capital de près de 150 milliards de dollars américains. Aujourd’hui encore, 700 000 Taïwanais y étudient et travaillent. C’est donc un niveau d’intégration extrêmement élevé qui s’est construit lentement via des politiques de conciliations politiques et des dynamiques de développement économique peu contrôlées.
Du fait de la guerre commerciale, tous les produits « Made in China » à destination des États-Unis se sont trouvés soumis à des taxes supplémentaires. Les entreprises taïwanaises présentes en Chine et qui exportent vers le marché américain sont donc, comme les autres, sujettes à cette hausse des tarifs douaniers. En conséquence, les entreprises ayant à la fois des usines en Chine et à Taïwan ont commencé à rapatrier sur le sol taïwanais la production des biens à destination des États-Unis pour fuir ces surcoûts grâce à une étiquette « Made in Taiwan » (un retour d’activité qui aurait contribué à une hausse de 0,3% du PIB taïwanais). Cela se constate très clairement : les exportations vers l’Amérique ont augmenté de 20 % entre janvier et septembre 2019. Dans le même temps, les exportations vers la Chine ont décru d’environ 12 %. Les nouveaux investissements en Chine ont ainsi décru de 54 % entre janvier et juillet, si l’on compare avec 2018. Ce dernier chiffre ne signifie pas que les détenteurs de capitaux les retirent de Chine continentale, mais que les nouveaux investissements sont plutôt dirigés sur le sol de Taiwan. Ainsi, plus de la moitié de ce qui était investi l’année dernière en Chine a été investi, principalement du fait de la guerre commerciale, dans des entreprises basées à Taiwan. Ces tensions ont donc des conséquences spectaculaires sur la structure du commerce et des investissements entre Taïwan, les États-Unis et la Chine. Les mêmes dynamiques sont observées dans d’autres pays, comme la Corée du Sud, mais dans le cas de Taïwan, le résultat est plus impressionnant en raison de ce haut niveau d’intégration avec la Chine.
L’année 2019 a plutôt été le théâtre d’un rapprochement de Taiwan avec son allié stratégique américain proportionnel à l’affaiblissement des liens avec le voisin Chinois. Dans cette perspective, le Congrès américain a adopté plusieurs mesures en faveur de l’administration Tsai : le Taiwan travel Act du 16 mars 2018 (autorise des hauts représentants américains à voyager à Taiwan, et vice-versa) et le Taipei Act du 4 mars 2020 (soutien diplomatique réaffirmé à l’international pour que les quelques pays qui reconnaissent la souveraineté Taïwanaise continuent à le faire). Les manifestations de Hong-Kong ont augmenté la perception d’une menace chinoise à Taiwan. La guerre commerciale sino-américaine a été une occasion rêvée pour défaire sans accroc majeur ce qui s’apparentait à un début d’intégration économique, tout en retirant des bénéfices économiques assez spectaculaires. Pour autant, Taipei n’a pas changé de ton avec Pékin. Les élections présidentielles de janvier 2020 ont certes été un triomphe pour la Présidente réélue Tsai Ing-wen, mais celle-ci ne s’est pas aventurée à proclamer une indépendance de jure de Taiwan, qu’elle considère de toute façon indépendant de facto depuis les premières élections présidentielles de 1996. Les relations entre la Chine et Taiwan ne se sont donc pas détériorées outre mesure ces derniers mois. Les deux rives du détroit sont aujourd’hui plus préoccupées d’endiguer l’épidémie de coronavirus qu’à s’affronter. Enfin, Taipei a fermé ses frontières aux ressortissants chinois depuis quelques semaines sans protestations de la part de Pékin. Il y a quelques semaines encore, cette situation aurait été impensable.
Conclusion
Les travaux de Yu-shan Wu sur les moindres puissances constituent une théorie de la pratique pour les petits États. Ils définissent les dangers du pivot, les inconvénients et les risques du partenaire inconditionnel, et plaident en faveur d’une stratégie intermédiaire de « hedging partner ». De la guerre commerciale engagée entre les deux grandes puissances, Taiwan a réussi à tirer son épingle du jeu, affectant positivement l’économie nationale, et affaiblissant la stratégie engagée par le KMT en politique intérieure. Tsai Ing-wen n’a pas gagné la guerre pour autant, car les inégalités augmentent et la proximité entre élites politiques et lobbies du business freine leur endiguement. Le mécontentement augmente parmi la population et rien n’assure que demain la Chine ne soit à nouveau considérée comme une opportunité plus qu’une menace et ne vienne ainsi couper l’herbe sous le pied du DPP. La crevette a bien compris qu’elle pèse peu entre les deux baleines.
Inès Urman
[ii] Serge Sur, Relations internationales, Paris, 2000, éd. Montchrestien, p. 229. Cité par Patrice Gourdin, Géopolitiques, manuel pratique, éd. Choiseul 2010, p. 19
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Adrien Simorre. Taïwan : « L’impact « spectaculaire » de la guerre commerciale sino-américaine » [en ligne]. Asyalist,04/01/2020 [consulté le 04 mars 2020]. Disponible sur https://asialyst.com/fr/2020/01/04/elections-taiwan-impact-guere-commerciale-chine-etats-unis/
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