Le colonialisme italien en Afrique : petite histoire d’un impérialisme oublié

Le colonialisme italien en Afrique : petite histoire d’un impérialisme oublié

« Quels qu’aient pu être les bienfaits apportés par le colonialisme aux Africains en Afrique, eu égard à ses possibilités, ses ressources, son pouvoir et son influence, il aurait pu et dû faire beaucoup plus que ce qu’il fit ».

Adu A. Boahen, General History of Africa, vol. VII : Africa Under Colonial Domination 1880-1935, Paris-Londres, Unesco-Heinemann, 1985. 

Les ouvrages en langue française consacrés au colonialisme italien ne sont pas légion. Faisant l’objet depuis plusieurs décennies d’une abondante historiographie chez nos voisins transalpins comme dans le monde anglo-saxon, l’histoire de l’impérialisme italien de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale demeure très mal connue en France. Par manque d’intérêt ou de traductions disponibles dans la langue de Molière ? On ne saurait trancher. Disons plutôt qu’Outre-mer : Histoire de l’expansion coloniale italienne (titre français de Oltremare. Storia dell’espansione coloniale italiana), ce beau volume de 630 pages de Nicola Labanca, historien florentin spécialiste de la période, est appelé à figurer en bonne place sur les étagères d’histoire coloniale de nos bibliothèques universitaires. Si cette étude fera assurément date dans le champ des études coloniales, elle le doit autant à la rigueur scientifique de l’auteur, fin connaisseur des historiographies italienne et anglo-américaines, qu’à son art de la synthèse. Fruit de nombreuses années de recherche, cet ouvrage propose en effet une histoire « totale » de la colonisation italienne en Méditerranée et en Afrique orientale. À la croisée de l’histoire diplomatique traditionnellement événementielle, de l’histoire sociale et de l’histoire des idées, il n’élude aucune composante de l’impérialisme italien, de ses buts politiques et économiques pour finir par déconstruire sa matrice idéologique et évoquer la question mémorielle. Ce sont ces thématiques que nous allons aborder dans cette note de lecture.    

La « Grande Italie » de Mussolini s’articule autour du bassin méditerranéen et des Balkans. Au faîte de sa puissance en 1936, le Duce imagine un « lac italien » qui rappelle l’antique mare nostrum des Romains. (© Wikipédia)  

Une poussée coloniale à contretemps

« L’Italie est faite, il reste à faire les Italiens ! ». Cette citation que l’on prête de manière certainement apocryphe à un ancien ministre du gouvernement Cavour, un des pères du Risorgimento qui culmine avec la proclamation du royaume d’Italie en 1861, pourrait tout autant s’appliquer au projet colonial que les Italiens du second XIXe siècle souhaitaient mettre en place. Car qu’est-ce que l’Italie sinon un tout jeune pays complexé par son statut de nation « tard venue » à l’image de l’Allemagne elle aussi nouvellement unifiée ? Vers quelle direction orienter les vues coloniales d’un pays encore largement agricole, sous-industrialisé, à la fragile situation financière et sujet à un très fort taux d’analphabétisme ? Pour les élites de l’époque, le bouillonnant président du Conseil Francesco Crispi (1887-1891 et 1893-1896) en tête, la nation italienne ne se réalisera pleinement que si elle se dote de possessions coloniales à la hauteur de son rang. Imprégnés d’irrédentisme, cette doctrine politique formulée en Italie dans les années 1870 qui vise à réunir tous les territoires ayant appartenu ou qui sont culturellement liés à l’Italie, les dirigeants italiens savent pertinemment que leur politique de puissance ne peut que heurter les intérêts d’autres puissances méditerranéennes et en tout premier lieu de la France. Autrefois sous la férule de la république de Gênes, la Corse doit-elle revenir à Rome ? Quid de la Savoie, de Nice et de Menton que Napoléon III vient d’agréger à la France en 1860 ? L’Italie devrait-elle au contraire privilégier la Méditerranée orientale, elle qui jadis a exercé une hégémonie commerciale de la Dalmatie à Byzance en passant par la Crète et Chypre sous la république de Venise ? Ou bien, au-delà du seul prisme de l’irrédentisme, est-ce encore en Afrique du Nord et en Afrique orientale que l’Italie serait susceptible de trouver sa « place au soleil » ? La grandeur des rêves impérialistes italiens est en définitive originellement marquée du sceau de l’irréalisme et de la démesure. Car malgré les chantiers navals de Naples, capitale du feu royaume des Deux-Siciles, Rome ne peut soutenir la comparaison en Méditerranée avec la France, encore moins avec le Royaume-Uni qui dispose à Malte d’un poste d’observation de choix, braqué sur la Sicile si besoin était.

C’est dans ce contexte géopolitique défavorable à ses nouveaux intérêts expansionnistes que Rome se présente à la conférence de Berlin (1884-1885). Désireuse d’être admise au sein du cercle très fermé des grandes puissances de l’époque et obnubilée par le scramble for Africa – une expression dont abuse Labanca dans cette première partie de l’ouvrage consacrée aux motivations politiques de l’Italie coloniale (p.15-217) – ou partage de l’Afrique, elle n’y joue finalement pas un grand rôle. Il faut dire qu’à cette date les possessions africaines du royaume d’Italie sont encore fort modestes : une bande littorale aride en Érythrée et quelques points d’ancrage sur une côte somalienne tout aussi désolée, voilà tout au plus le maigre butin italien. La rivalité des puissances et les inévitables rapports de force qui en résultent ont eu tôt fait de contrarier les ambitions transalpines. Malgré un activisme diplomatique tous azimuts qui masque mal la hantise du déclassement – une constante de la politique étrangère italienne qui perdure encore aujourd’hui2 – éprouvée par une classe politique italienne très largement favorable à l’expansion coloniale, Londres comme Paris ne sont pas disposés à céder une once de leurs domaines ultramarins au Bel Paese. Pourquoi le feraient-ils ? Comme le rappelle Labanca dans une judicieuse approche comparatiste, l’Italie n’est ni le Portugal, qui fait valoir à la conférence de Berlin l’antériorité de sa présence en Afrique remontant au XVe siècle, ni l’Allemagne dont la Weltpolitik va prendre corps du Togo à la Namibie actuels jusqu’en Océanie avant la Première Guerre mondiale, ni l’Angleterre et la France qui restent les deux grands maîtres de l’Afrique. Surtout, c’est le principe du contrôle effectif de territoires si possible à fort potentiel économique et densément peuplés qui précède la constitution de tout empire colonial prestigieux. Or, à ce jeu-là, l’Italie est précisément hors jeu.

À l’heure où les puissances coloniales européennes cherchent à moderniser leurs empires respectifs en insistant par exemple sur l’appareil productif ou en prêtant une attention particulière à l’éducation des peuples colonisés, le projet colonial italien apparaît on ne peut plus en décalage avec la marche de l’Histoire. L’heure n’est plus à un expansionnisme belliciste mais à une mise en valeur de territoires devant participer à la bonne santé des économies impérialistes et bientôt à l’effort de guerre exigé par le premier conflit mondial. En se tournant vers l’Afrique orientale, l’Italie, à l’instar de ses lubies méditerranéennes, ne pouvait que passablement irriter Britanniques et Français, eux qui contrôlent déjà le Soudan, le Kenya et Djibouti dans cette région du monde.   

Carte des possessions italiennes en Afrique (1893). Bientôt contredite à Adoua, la propagande coloniale ne s’en laisse pas conter et continue de revendiquer une Afrique orientale authentiquement italienne. Istituto italiano di arti grafiche (Bergame), Bibliothèque nationale de France. (© Wikipédia)

Un impérialisme mineur

Obstinée, l’Italie, présumant de ses forces et parfois même des intérêts des grandes puissances, poursuit sa quête coloniale tout au long de la Belle Époque à la chute du fascisme en 1943. Ces années charnières seront lourdes de conséquences pour la péninsule. Si les cris d’orfraie de la propagande fasciste ont fait date, l’Italie ayant subi une « victoire mutilée »1 devant la promesse non tenue des Alliés de lui attribuer de substantielles compensations territoriales à la suite de la signature du pacte de Londres d’avril 1915 qui l’a vue passer du côté de la Triple-Entente, il n’en demeure pas moins que l’aventure coloniale italienne est discréditée dès l’origine – ce qui n’augure rien de bon ! – par une défaite infamante. La conquête de l’Abyssinie (Éthiopie) se solde par la cuisante défaite d’Adoua en 1896. L’affront est d’autant plus suprême qu’il s’agit de la seule déroute militaire d’envergure d’une armée européenne en Afrique ! Mis en échec, Crispi démissionne et se retire de la vie politique. Mussolini cultivera plus tard ce traumatisme national pour mieux mobiliser l’opinion publique dans une ferveur inédite au service de la « reconquête » de l’Éthiopie. Sèchement éconduite par le Négus dont elle a grossièrement sous-estimé la résilience des troupes, l’Italie finit par prendre pied en Libye au début des années 1910. Les Ottomans doivent lui céder la Tripolitaine puis la Cyrénaïque. Si ce succès sert la propagande dithyrambique de la politique étrangère, le pays est exsangue financièrement. Qu’importe, l’Italie d’alors aime se bercer d’illusions dans des victoires à la Pyrrhus. Preuve en est dix ans plus tard quand elle se livre dans cette même Libye aux pires exactions lors d’une campagne de « pacification » pour affermir sa domination (1923-1932). Dans le même temps, le Dodécanèse, conçu comme une hypothétique base arrière d’un raid italien à destination du Moyen-Orient, subit une politique d’italianisation brutale. Fort de l’Accord franco-italien qu’il vient de signer avec Pierre Laval alors ministre des Affaires étrangères, Benito Mussolini, dont la verve nationaliste paraît sans limites en cette année 1935, lance la seconde guerre italo-éthiopienne. L’Éthiopie conquise, Mussolini pavoise et proclame aussitôt la naissance de l’Africa Orientale Italiana (1936-1941). Le régime fasciste est à son apogée. Les Italiens approuvent la politique de grandeur de leur Duce. Ils lui ont même donné leurs alliances pour financer la guerre !   

La succession des conquêtes territoriales ne doit cependant pas nous illusionner sur la réalité du colonialisme italien. Fusion de l’Érythrée, de l’Éthiopie et de la Somalie italienne, l’Africa Orientale Italiana est plus un empire de papier qu’un solide ensemble géopolitique. L’empire colonial italien est d’abord le fruit d’une rhétorique dont la vanité ne saurait dissimuler la vacuité. L’entreprise coloniale ne dure somme toute qu’une soixantaine d’années, de 1880 à 1940, autant dire une pâle étoile filante dans la longue et riche histoire de la péninsule. Bien sûr, on ne saurait nier ici la portée symbolique de cette séquence de l’histoire italienne qui s’inscrit parfaitement dans le long siècle nationaliste qu’a traversé l’Europe du Printemps des peuples aux sinistres décombres de la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, l’Italie a toujours mal contrôlé, géré et assumé la zone d’influence qu’elle revendique dans la Corne de l’Afrique. Même après le désastre d’Adoua, Rome n’éprouve aucun scrupule à inclure l’Abyssinie et à mordre sur le Soudan britannique sur les cartes de l’époque ! Une démarche, qui, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, ne peut en rien inciter le Royaume-Uni et la France à changer d’attitude à son égard, Londres et Paris ne l’ayant jamais considérée comme leur alter ego sur la scène internationale.

D’autres fissures achèvent de craqueler la façade de la propagande impérialiste. Toujours très imaginative – le ministre de l’aéronautique puis gouverneur de la Libye Italo Balbo n’a-t-il pas plusieurs vols transatlantiques et une traversée de la Méditerranée à son actif ? Les fils du Duce, Vittorio et Bruno, ne sont-ils pas des aviateurs hors pair quand ils bombardent les villages éthiopiens ? – , cette dernière ne peut cacher la faiblesse du nombre de « colons » venus chercher fortune dans l’aride et montagneuse Afrique de l’Est. Au plus fort de sa popularité en 1936, l’expérience coloniale italienne n’a jamais mobilisé tout au plus que 300 000 personnes, pour l’essentiel venues du Mezzogiorno, le midi italien, sur un espace de plus de 1,7 million de km2. Cela dit, la faiblesse du peuplement n’est pas seulement due à la rudesse du climat. Si nombre d’Italiens soutiennent la politique coloniale de leur pays, ceux du Nord sont très peu nombreux à prendre racine de l’autre côté de la Méditerranée, quand ceux du Sud s’installent plus volontiers en Libye, infiniment plus proche de leur Sicile natale. Tout compte fait, les Italiens, peuple d’immigration, préfèreront toujours sous l’Italie libérale comme sous l’Italie fasciste se cantonner au pourtour méditerranéen (Algérie, France, Tunisie, Égypte) quand ils ne tentent pas purement et simplement l’aventure américaine aux États-Unis ou en Argentine à laquelle Mussolini lui-même à songer plus d’une fois. De fait, la brièveté comme la faiblesse démographique de l’occupation de l’Afrique italienne n’a pu se traduire par des réalisations économiques d’envergure. Rêvée en grenier agricole, l’Éthiopie, son relief escarpé et l’humidité de ses hauts plateaux déçoivent rapidement. Les parcelles, peu nombreuses et peu extensibles, génèrent de trop faibles rendements pour rembourser le capital investi. Certains font faillite quand d’autres tombent tout simplement dans l’oisiveté – on est loin de l’impero del lavoro, de « l’Italie au travail » chère à la rhétorique officielle ! – au contact de cultures villageoises qu’ils ne comprennent pas faute de s’être intéressés aux coutumes et aux langues locales. Beaucoup s’en retournent rapidement dans leur péninsule. Seule la Libye échappe quelque peu à ce constat d’apathie économique. Ses ports sont modernisés, une autoroute reliant la Tunisie à l’Égypte est rapidement mise en service et fait de suite la fierté d’un régime féru d’automobile. Construite en 1928, la cathédrale de Tripoli a depuis été reconvertie en mosquée.   

Si la société coloniale italienne n’a pas produit de grandes réalisations économiques, elle le doit d’abord à la nature très hiérarchisée, militaire et autoritaire d’un régime qui n’a jamais fait montre de la moindre considération pour les peuples qu’il asservissait. On l’a vu, l’Afrique orientale italienne s’est constituée dans le sang – jamais dans la négociation – et n’a pas cherché à mouler dans un creuset civilisationnel les populations nouvellement placées sous son joug. Au contraire, et c’est là l’un des grands apports de l’ouvrage de Labanca, il existait dans les colonies italiennes un racisme institutionnalisé, qui précède de peu l’établissement des lois raciales fascistes promulguées dans la péninsule en 1938. Ce racisme, dont l’auteur nous livre une typologie éclairante (p. 459-469), nous montre que si l’Italie souscrivait aux préjugés raciaux largement répandus de l’époque, elle ne l’a pas moins fait sien en exaltant les vertus supposées de la « race italique ». Blancs et Noirs étaient concrètement séparés dans l’espace public dans des villes coloniales pensées selon un zonage racial. Le nouveau palais du gouverneur italien d’Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie, prévoyait des entrées pour les Blancs et pour les Noirs ! Phobique du métissage, l’Italie fasciste prohibait bien entendu les relations sexuelles entre Blancs et Noires, des rapports entre Blanches et Noirs semblant tout bonnement inimaginables. On conçoit aisément que le respect de cette cynique « politique des races » n’aurait pu se faire sans son lot de tortures et d’exécutions sommaires, jusqu’à l’usage massif de gaz qui a présidé à l’invasion de l’Éthiopie. Devant de tels agissements, on ne s’étonnera guère de la très faible imprégnation culturelle qu’ont laissée les Italiens aux autochtones, la langue italienne n’ayant jamais été parlée que par un nombre de personnes très réduit. Mais que reste-t-il de l’empire chez les Italiens d’aujourd’hui ?

Fervent instrument de l’italianité en Tunisie, l’Unione du 31 octobre 1938 célèbre l’avènement d’un fascisme qui entre dans sa dix-septième année et qui est synonyme « d’ascension impériale ». Collection privée. (© Wikipédia)

Mémoire et mystique coloniales

La question mémorielle est assurément l’un des grands chantiers de la recherche italienne quand paraît le livre de Labanca en 2002. En dépit des efforts d’une très tardive décolonisation de l’historiographie à l’université, les enjeux mémoriaux restent tabous sinon ignorés par nombre d’Italiens. Un retour aux premières années de l’Italie nouvellement républicaine – régime choisi en 1946 pour succéder à une dictature fasciste qui n’a jamais aboli une monarchie qui présidait aux destinées du pays depuis l’Unité – est nécessaire pour comprendre cet état de fait. 

Alors que la vague de décolonisation mondiale est chaque jour plus évidente dans l’immédiat après-guerre, l’Italie va une nouvelle fois prendre le contrepied de la communauté internationale. La nouvelle diplomatie transalpine soutient en effet que la restitution de ses colonies est le meilleur des remparts à la résurgence d’un nationalisme délétère qui avait permis l’avènement du fascime au lendemain du traité de Versailles (1919). Rome avance qu’à la différence d’une Allemagne nazie murée dans son extrémisme suicidaire,  sa capitulation comme sa déclaration de guerre à l’Allemagne en 1943 la placent dans le camp des Alliés. Ce positionnement, aussi habile que maladroit – Rome ne retrouvera jamais des colonies dont les errements des États actuels ont en partie à voir avec ce passé désastreux3 – lui permet d’éviter la tenue d’un « Nuremberg italien » qui l’aurait contrainte à juger les crimes de guerre de l’Italie fasciste et à ouvrir par la même occasion un douloureux débat sur son passé colonial. Il n’y aura pas d’avantage d’épuration de l’administration coloniale. L’absence volontaire de tout devoir de mémoire ne permettra cependant pas de recouvrer des colonies qui sont définitivement perdues au traité de Paris de 1947.

L’amnésie initiale décrétée par la classe dirigeante est pour le moins lourde de conséquences. L’Italie n’a pas connu une crise de Suez, encore moins une guerre d’Algérie. Son expérience coloniale ne s’est pas non plus terminée sous l’onde de choc libératrice des mouvements de décolonisation qui ont changé le monde des années 1940 aux années 1970. L’humiliation « noire » d’Adoua de 1896 devant les armées du Négus comme la piteuse retraite « blanche » d’Éthiopie à partir de 1941 face aux Alliés coalisés scandent tout autant son histoire coloniale. Mais l’Italie peut-elle s’abriter derrière les contingences de l’Histoire pour mieux affirmer la « différence » de son colonialisme ? Les Italiens ont-ils toujours été de « braves gens », ces êtres civilisés, imperméables à toute forme de discrimination, « vaccinés » même contre le racisme et doués d’empathie devant l’étranger ? Nous savons par la recherche universitaire et les exactions commises que la ritournelle fasciste a fait long feu. Il n’empêche qu’il n’est pas toujours évident dans l’Italie contemporaine de reconnaître les torts d’un passé refoulé. Hier mythifié par les cercles coloniaux de l’immédiat après-guerre et quelques vétérans nostalgiques des campagnes africaines, aujourd’hui encore édulcoré par une classe politique conservatrice pour ne pas dire réactionnaire, quand ce n’est pas par la presse elle-même qui se charge de colporter de douteux clichés, le passé colonial de la péninsule n’a pas fini d’agiter les Italiens. Nuançons néanmoins tout de suite cette assertion. Pour nombre d’Italiens, happés dans une amnésie et une indifférence commode – voire plus que discutable si l’on songe au comportement de l’État italien qui n’a reconnu que tardivement ses torts lors d’une visite présidentielle en Éthiopie à la fin des années 1990 et qui n’a pas toujours été soucieux d’enseigner le fait colonial à l’école – à l’égard de leur histoire coloniale, Addis-Abeba, Asmara ou Mogadiscio ne sont plus que des noms obscurs qu’ils situent difficilement sur une carte. L’onomastique des rues et des places confirme cette ignorance tant le voyageur peine à trouver une quelconque trace des anciennes Libye et Afrique orientale italiennes dans les villes transalpines.   

Salutaire à plus d’un titre, l’ouvrage de Labanca ne comble pas toutes les lacunes d’une recherche en perpétuelle consolidation. On aurait par exemple aimé davantage de développements sur la relation mémorielle qu’entretiennent Érythréens, Éthiopiens, Libyens et Somaliens avec leur ancienne métropole. Gageons à l’avenir que des historiens africains et européens sauront dérouler ce fil d’Ariane prometteur.

Alexis Coquin

1Le poète et nationaliste italien Gabriele d’Annunzio (1863-1938) est à l’origine du mythe de la « victoire mutilée ». Vexés de ne pas avoir reçu les territoires promis par les Alliés en remerciement de l’engagement de l’Italie dans la Première Guerre mondiale, les arditi de D’Annunzio occupent la ville de Fiume (Istrie) où le poète exerce un bref pouvoir dictatorial de 1919 à 1920.

2Jeune État unifié, l’Italie se mesure d’emblée aux autres puissances pour mieux déterminer son rang dans la société internationale de l’époque. Il apparaît très vite que la possession de colonies est un instrument indissociable de la puissance en cette fin de XIXe siècle. L’Italie ne saurait donc faire l’économie d’un empire colonial, au risque d’être déconsidérée par son voisinage immédiat (France, Royaume-Uni mais aussi Allemagne).

3Après le départ des Italiens, l’Éthiopie, l’Érythrée, la Libye comme la Somalie ont dû faire face à de graves crises politiques dont la guerre civile somalienne depuis 2006, la guerre civile libyenne depuis 2011, le conflit du Tigré aux frontières de l’Éthiopie et de l’Érythrée depuis fin 2020 sont les derniers développements. 

La « carte de l’empire » (années 1930) est l’un des rares témoignages encore visibles de l’Italie coloniale. Palais du Podestat, Padoue, Vénétie. (© Wikipédia) 

Grandes dates de l’Italie coloniale

1869 : Le port d’Assab (sud de l’Érythrée actuelle) devient le premier établissement colonial italien.

1881 : Traité du Bardo. La Tunisie passe officiellement sous protectorat français. L’Italie s’offusque et intègre la Triplice de l’Allemagne bismarckienne et de l’Autriche-Hongrie. 

1890 : Le gouvernement de l’Italie libérale prend officiellement possession de l’Érythrée.

1884-1936 : Par une succession de protectorats, l’Italie s’adjuge la « Somalie italienne ».

1885-1896 : Première guerre italo-éthiopienne. Défaite cuisante d’Adoua (1896). L’Italie est chassée d’Éthiopie mais conserve l’Érythrée. 

1896 : Affaiblie politiquement, l’Italie reconnaît la souveraineté française sur la Tunisie en échange d’un statut privilégié pour ses ressortissants (maintien des écoles et de la presse italiennes). 

1900 : Dans l’espoir de détacher l’Italie de la Triplice, Théophile Delcassé conclut un accord secret avec Rome pour faciliter sa pénétration économique en Libye. Rome reconnaît en échange la souveraineté française sur le Maroc.

1901-1943 : À l’image d’autres pays européens, l’Italie ouvre une concession commerciale à Tianjin (Chine). L’occupant japonais récupère la concession après la signature de l’armistice entre le royaume d’Italie et les puissances alliées.

1911-1912 : Rome remporte la guerre italo-turque ou guerre de Libye qui l’oppose aux Ottomans. Les Italiens s’installent en Libye et dans l’archipel du Dodécanèse (Grèce, mer Égée).

1917-1920 : Le royaume d’Italie instaure un premier protectorat en Albanie.

1923-1932 : Longue campagne de « pacification » en Libye. Cantonnés jusqu’ici au littoral, les Italiens se rendent coupables de nombreux crimes de guerres (déportations, usage du gaz moutarde) et consolident leur domination vers l’intérieur. 

1935 : Accord Mussolini-Laval à Rome. La France cède des territoires dans le sud-libyen et en Somalie à l’Italie. Paris admet la participation de Rome à la ligne de chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba. Fin du statut des Italiens en Tunisie.

1935-1936 : Seconde guerre italo-éthiopienne. Avec l’Érythrée et la Somalie, l’Éthiopie est intégrée à la toute nouvelle Afrique orientale italienne (1936-1941) créée pour l’occasion. L’Italie scelle son rapprochement avec l’Allemagne hitlérienne et proclame l’Axe en novembre 1936. Elle se retire de la Société des Nations l’année suivante.

1939-1943 : L’Italie annexe l’Albanie et l’occupe jusqu’en 1943 année où Mussolini est mis en minorité par le Grand Conseil du fascisme et doit céder le pouvoir (juillet).

1940-1941 : Campagne d’Afrique de l’Est. Les troupes coalisées du Commonwealth défont l’armée italienne en Éthiopie. L’empire colonial italien amorce son déclin.

1943 : Les Italiens perdent la Libye sous l’action conjointe des Britanniques et des forces de la France libre. En septembre, l’Italie capitule devant les Alliés. L’Allemagne occupe l’Albanie, le Dodécanèse et la Yougoslavie.

1947 : L’Italie renonce à toutes ses possessions coloniales au traité de Paris. 

1950-1960 : L’ONU place la Somalie sous mandat italien en complément du Somaliland britannique. Les protectorats britannique et italien fusionnent pour former la République somalie en juillet 1960. 

Bibliographie additionnelle sur l’Italie fasciste

BERSTEIN Serge et MILZA PIerre, Le fascisme italien, 1919-1945, Paris, Points Seuil, 2018. Pour un premier panorama de la société italienne à l’ère fasciste.

GENTILE Emilio, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Paris, Folio, coll. « Histoire », 2004     Pour une étude approfondie des fondements idéologiques du fascisme. Par un éminent universitaire romain.

LABANCA Nicola, Outre-mer. Histoire de l’expansion coloniale italienne, Grenoble, ELLUG, coll. « Italie plurielle », 2014. Traduit de l’italien : Storia dell’espansione coloniale italiana, Bologne, Il Mulino, coll. « Biblioteca storica », 2002. L’ouvrage est disponible en version intégrale à l’adresse suivante :       https://books.openedition.org/ugaeditions/988 

MILZA Pierre, Mussolini, Paris, Fayard, 1999. La référence française sur la vie du Duce. Plusieurs chapitres sont consacrés à la politique étrangère du régime.

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