La diaspora coréenne au Kazakhstan : une construction identitaire multidimensionnelle

La diaspora coréenne au Kazakhstan : une construction identitaire multidimensionnelle

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Coréens de l’Extrême Orient russe, 1930. © Young Pioneer Tours

Par souci de neutralité entre les systèmes sud-coréen et nord-coréen, la méthode de romanisation des termes coréens utilisée dans cet article est la méthode McCune-Reischauer de 19371

En 2020, le nombre de Coréens résidant en Asie centrale atteint approximativement 500 000 personnes. Ces populations sont réparties dans les États de l’ancienne Union des républiques socialistes soviétiques : l’Ouzbékistan (181 000 Coréens), le Kazakhstan (109 000), le Kirghizistan (19 000) et la Russie (170 000). Ces différentes populations coréennes bien que désormais éparpillées en Asie centrale partagent une histoire et des problématiques communes dont la situation de la minorité coréenne du Kazakhstan en constitue un exemple édifiant. Dépossédées de leurs terres et intrinsèquement de leur identité au cours du XXème siècle, sous la dictature de Staline, ces populations tentent désormais de reconstruire leur histoire et leur identité. Cette reconstruction se fait cependant de plusieurs manières et à plusieurs niveaux. D’abord, elle s’opère à une échelle nationale : depuis 1991, les nouveaux États ayant déclaré leur indépendance suite à la dislocation de l’URSS font face au besoin de réaffirmer leur culture nationale, qui avait pu être largement atténuée par le système de « russification », assimilation identitaire accélérée à la culture russe, sous le contrôle soviétique. Ces jeunes nations possèdent également la caractéristique d’être composées d’une population multi-ethnique et multilingue. Elles sont ainsi le locus, dès les années 1980 et la période de la Perestroïka, de nombreuses mobilisations collectives et manifestations « nationales ». Ces populations revendiquent généralement leur droit à l’enseignement de leur langue maternelle au sein des institutions du pays. Dans le cas du Kazakhstan, la descente dans la rue de nombreux citoyens issus des minorités turque, allemande, tchétchène ou coréenne du pays a résulté en des réformes du gouvernement à l’égard des droits de ces minorités nationales. Cependant la question reste encore aujourd’hui difficile à aborder : la langue kazakh n’est considérée comme la langue officielle de jure du pays que depuis 1995 est n’est parlée que par environ 65% des Kazakhs contre 95% de locuteurs pour le russe. La réaffirmation de la culture kazakh par rapport à la culture russe constitue dès lors une problématique majeure pour le Kazakhstan et ses citoyens. La reconstruction identitaire des populations coréennes d’Asie centrale s’opère ensuite selon leur statut diasporique. Si ce chemin vers la redécouverte de leur culture, leur langue et leurs traditions est extrêmement complexe, il est d’autant moins facilité par le caractère singulier de la péninsule coréenne. En effet la séparation tant physique que politique, structurelle et surtout idéologique des deux Corées rend compliquée l’assimilation à une identité définie et officielle à cette « troisième Corée », celle d’outre-mer. 

Coréens d’Extrême Orient russe et d’Asie Centrale : la genèse 

Au XIXème siècle, une étroite portion de familles coréennes, vivant alors dans les régions frontalières entre ce qui constitue aujourd’hui la Corée du Nord et la Russie, décident de fuir la misère dans leur pays natal. Elles s’installent à Vladivostok, dans l’Extrême-Orient russe. La plupart de ces Coréens ayant fui leur terre mère sont des paysans empreints à une forte paupérisation et désireux de meilleures conditions de vie. En 1863, on recense 13 familles de Coréens ayant émigré de la Corée vers la Russie. 

Carte de l’Asie du Nord-Est. © Wikipedia

Cet exode s’accentue à partir de 1876, année de la signature des premiers traités inégaux entre la Corée et le Japon qui marque le début de la domination japonaise sur la péninsule coréenne.  L’un d’eux, intitulé le Traité de Kanghwa, accorde notamment aux Japonais le droit d’extraterritorialité et l’ouverture de plusieurs ports coréens au commerce. Il ouvre la porte à la signature de nombreux traités inégaux, négociés entre divers pays occidentaux et la Corée, qui avait jusqu’à cette période mené une politique strictement isolationniste. Cette mainmise japonaise sur la Corée se confirme par la signature d’un protectorat en 1905, puis par la complète annexion de la péninsule en 1910, qui engendrera 35 ans de colonisation et dont le terme aura des conséquences tragiques sur la Corée et les Coréens. Cette période représente la principale phase de migration des Coréens vers la Russie, tentant d’échapper au joug japonais. La population coréenne de l’Extrême-Orient russe se distingue alors entre communautés rurales qui se réunissent autour de cultures agricoles traditionnelles dont la pratique est rendue possible par des conditions climatiques similaires à celles de leur pays natal, et une communauté d’élites qui vouent leurs activités à la lutte contre l’envahisseur japonais. Cette vie en communauté à cette période permet la perpétuation de traditions coréennes au-delà des frontières du pays. La pérennité de la langue constituant également un élément important aux yeux des Coréens, le nombre d’écoles privées coréennes à Vladivostok augmente rapidement. La publication du journal Sôngbong, entièrement en langue coréenne et l’établissement du « Théâtre coréen du karj de Dal’nyi Vostok » témoignent eux aussi d’une volonté de maintien de la langue et de la culture coréennes dans le pays d’accueil. 

Les changements politiques, économiques et sociaux internes à la Russie, générés notamment par la Révolution de 1917, bouleversent cependant la structure de cette vie communautaire et la pratique des mœurs et traditions coréennes. Ces changements se traduisent d’abord par la mise en place d’une économie planifiée et par l’établissement du principe de collectivisation. Cette politique, impliquant une restructuration agraire et un contrôle de la distribution agricole, engendre une modification radicale de la vie communautaire des Coréens de Russie, qui s’organise désormais autour des kolkhozes. Le changement des méthodes de vie des Coréens et leur intégration à présent institutionnalisée dans la société soviétique leur octroient une nouvelle identité sociale, qui se développe parallèlement au processus de stalinisation et de construction du socialisme soviétique. Cette implication progressive des Coréens dans le système soviétique, outre leur travail ardu dans les kolkhozes, s’illustre par l’ascension de certains à des postes souvent haut placés au sein des institutions du pays et même auprès du Parti communiste. En effet depuis le XIXème siècle, l’établissement de nombreuses écoles coréennes dans la région de l’extrême orient russe a permis à la minorité, outre la conservation de leur langue maternelle, de bénéficier d’une éducation de qualité et de ce fait d’accéder à des postes à responsabilité. De plus, certains membres de l’élite coréenne ayant fui la domination japonaise et s’étant installés en URSS adhèrent eux aussi à l’idéologie soviétique et rejoignent le Parti communiste dont ils gravissent progressivement les échelons. Si ces mutations du début des années 1920 permettent à la minorité coréenne d’améliorer ses conditions sociales, elles ont aussi des conséquences sur l’essence même des identités, soviétique comme coréenne. 

Coréens de Russie, membres du Parti communiste soviétique.  © koryo-saram.ru

Le tournant des années 1920

Le début des années 1920 en URSS est marqué par une cohabitation des nations soviétiques, toutes considérées comme égales. Elle permet l’intégration de non-russes dans les institutions de l’Union et au Parti communiste. Par ce biais, l’idéologie communiste se diffuse progressivement à travers les républiques socialistes. Cependant le développement du stalinisme implique, dès le milieu des années 1930, la mise en place du centralisme en URSS, c’est-à-dire son organisation autour d’un centre unique, celui du Parti communiste voire de la personne même de Staline. Se développe alors une idée de nationalisme, selon laquelle les Soviétiques dans leur totalité devraient adhérer à toutes les composantes de la culture russe notamment la langue, les croyances, les valeurs, et se réunir autour de ces dernières. Cette politique est motivée par la volonté de Staline et du Parti communiste d’exercer une autorité totale sur les aspects de la société soviétique, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux et idéologiques. Elle est également pensée dans l’objectif de contrer les éventuels mouvements politiques nationalistes et/ou identitaires, tels que le panislamisme ou le panslavisme, qui pourraient surgir au sein de l’URSS et qui menaceraient alors l’ordre établi. On attend désormais des populations non-russes qu’elles obéissent à un idéal fortement influencé par la culture russe. À cet idéal est donné le nom, par certains chercheurs, journalistes et sociologues, d’Homo sovieticus. Le terme désignerait un homme nouveau, l’homme soviétique, russophone et empreint de la culture et des valeurs russes, qui à la fois témoignerait des changements élaborés par la Révolution de 1917 et œuvrerait pour la construction d’une société socialiste soviétique idéale. Cette inculcation idéologique s’exerce notamment dans les établissements d’éducation publics, dans les journaux et dans d’autres médiums culturels, préférant souvent l’endoctrinement dès le plus jeune âge. Les établissements privés coréens enseignant la culture et la langue coréennes voient alors leur nombre radicalement baisser. Les organes culturels coréens tels que les journaux et théâtres entièrement en langue coréenne deviennent progressivement des outils de propagande de l’idéologie soviétique et de transmission des directives étatiques. 

Écoliers coréens du Kazakhstan.  © koryo-saram.ru

Les relations conflictuelles entre l’URSS et le Japon trouvent leur origine dans une guerre d’influence territoriale. À l’issue de la guerre sino-japonaise qui s’était déroulée entre 1904 et 1905, la Russie se retrouve humiliée : elle a pour obligation de céder au Japon l’Île de Sakhaline et la péninsule du Liaodong, située en Chine et qui comprend le stratégique Port Arthur. Elle voit également ses espoirs d’élargir son pouvoir à la péninsule coréenne s’effacer, suivant l’annonce du protectorat japonais sur la région. Ainsi, la conquête de la Mandchourie, située au sud-est de la Chine, par le Japon en 1932 inquiète particulièrement Staline, qui craint une avancée japonaise sur le territoire russe. Cette situation marque un changement irréversible dans les relations entre le dirigeant et la minorité coréenne. En effet, dans les années 1930, la Corée est sous l’emprise du colon japonais. De nombreux Coréens à cette époque rejoignent l’URSS dans l’objectif de fuir l’envahisseur, certains organisent même, depuis Vladivostok, un réseau de résistance. Seulement, Staline voit d’un mauvais œil la présence coréenne sur le territoire soviétique, et soupçonne désormais les Coréens d’être des espions envoyés par l’État japonais pour le surveiller. Les Coréens sont stigmatisés, représentés comme des ennemis du système et comme faisant partie des « nations hostiles » au régime soviétique. Ils sont petit à petit exclus de la société, les Coréens exerçant au sein des institutions de l’État et du Parti communiste sont exécutés dans le cadre des purges staliniennes. 

Déportation et acclimatation 

Mais c’est en 1937 que le sort des Coréens d’URSS prend un tournant réellement tragique. Staline prend la décision pour « le bien de l’État soviétique », de déporter la minorité coréenne de Russie vers l’Asie centrale. Les Coréens ne sont alors prévenus seulement que quelques jours à l’avance qu’ils doivent réunir leurs biens et quitter leur lieu de résidence. Ils sont entassés dans les wagons des trains de marchandises puis acheminés vers les plaines d’Asie centrale, principalement en Ouzbékistan et au Kazakhstan. Beaucoup de Coréens ne survivront pas au voyage, dont les conditions atroces auront raison des plus faibles : les personnes âgées, les femmes enceintes et les plus jeunes. Leurs proches sont de plus incapables de les enterrer, les corps sans vie sont jetés en dehors du train encore en marche. Dans la culture coréenne, les corps qui n’ont pas été enterrés n’ont pas la possibilité de « rejoindre l’au-delà » et leurs esprits sont donc condamnés à errer. Ces trains seront plus tard appelés « Trains des fantômes » par les survivants de la déportation. La situation des Coréens déportés ne s’améliore pas à leur arrivée. Ils sont amenés et laissés au milieu de plaines, qui, une fois l’hiver venu, subissent une chute drastique de températures. Les déportés sont forcés de survivre sous des conditions climatiques extrêmement rudes. Une grande partie d’entre eux ne survivra pas. Cet « épisode » tragique de l’histoire des Coréens soviétiques constitue encore de nos jours la cause de nombreux traumatismes, chez les derniers survivants de la déportation, et chez leurs descendants ayant hérité de cette histoire, qui se transmet de génération en génération. 

Les Coréens s’acclimatent au fur et à mesure à la vie dans ces régions et sont aidés par des populations nomades. Cependant cette période empreinte d’une forte collectivisation oblige ces populations à se sédentariser et à participer au système socialiste soviétique. Depuis leur installation, les Coréens sont considérés, aux yeux des autorités soviétiques, comme de très bons agriculteurs. Ils sont de ce fait encouragés à participer au développement des structures agricoles kazakhs, notamment à la culture du riz. Les Coréens sont « déplacés » dans l’objectif d’élaborer la mise en culture de terres vierges en Asie centrale. Chacun d’eux possède à présent un passeport particulier faisant état de leur statut exceptionnel de « déplacés spéciaux », qui implique de nombreuses restrictions et la privation de droits civiques. Parmi elles, on compte d’abord la libre circulation. En effet, les Coréens sont assignés à une région particulière et n’ont pas l’autorisation de voyager en dehors de celle-ci. L’accès à certaines catégories socio-professionnelles leur est également restreint. De plus, la participation au service militaire leur est interdite, bien que certains d’entre eux aient combattu au sein de l’Armée Rouge au cours de la Première Guerre mondiale. Les Coréens sont à présent jugés comme pas assez « dignes de confiance » pour rejoindre les rangs de l’armée. Cette situation paradoxale entre l’aliénation en raison de leurs origines et l’assimilation forcée à la culture russe génère un sentiment d’infériorité voire d’« identité honteuse » chez la minorité coréenne en URSS. Elle renforce leur volonté de devenir de bons patriotes russes tout en dissimulant toute caractéristique qui s’apparenterait à leur identité coréenne. 

Les années Khrouchtchev : une vie sous la censure

Agriculteurs coréens au Kazakhstan.  © koryo-saram.ru

La situation de la minorité coréenne en URSS prend encore une fois un nouveau tournant à la mort de Staline en 1953. L’arrivée de Nikita Khrouchtchev à la présidence du parti unique marque tout d’abord la reconnaissance du caractère criminel de la déportation des Coréens en 1937, puis la restitution de certains droits et la levée de la limitation de résidence. Les Coréens peuvent également de nouveau accéder à des postes à responsabilité au sein de l’État soviétique. On assiste alors à un exode rural de ces Coréens qui s’installent dans les villes et y pratiquent les professions d’ingénieur, de médecin ou de membres éminents du Parti communiste. Mais c’est sur ceux qui ont poursuivi leurs activités dans le milieu agricole qu’est réellement mis l’accent. Les Coréens des kolkhozes, qui ont su développer les terres agricoles, sont représentés en symboles de réussite du système socialiste. Leur réussite sociale est diffusée à travers  des journaux de propagande, certaines fermes sont même filmées. Les Coréens acquièrent en quelque sorte un statut de minorité modèle, fruit d’un État soviétique prospère. Cette célébration de la réussite influe indéniablement sur la construction de l’identité des Coréens soviétiques. La persévérance et le travail acharné seraient des caractéristiques propres à cette identité, et leur réalisation aurait été permise par les politiques socialistes soviétiques. Ces spécificités restent cependant des stéréotypes et leur mise en avant par l’État s’inscrit toujours dans un processus d’assimilation des minorités nationales à la culture russe, processus renforcé sous le pouvoir de Khrouchtchev. En effet, si les Coréens profitent de plus grandes libertés au sein de la société, leur vie reste tout de même rythmée par un fort contrôle de l’autorité soviétique et sous une importante censure. Pour prendre l’exemple du Théâtre coréen, la plupart des représentations, lorsqu’elles ne sont pas faites en langue russe, servent à louer le dirigeant et la grandeur de l’État soviétique. Les programmes sont soumis à une ferme surveillance. Les journaux en langue coréenne n’échappent pas non plus à ce traitement : ils constituent des outils de propagande de l’État et diffusent ses directives. Leur portée peut toutefois être questionnée puisque leur audience ne fait que diminuer : l’enseignement de la langue coréenne a été prohibé dans les écoles au profit de celui de la langue russe, et une majeure partie des livres d’apprentissage de la langue ont été brûlés par les autorités à la veille de la déportation. 

Les Coréens sont donc privés d’une des caractéristiques principales de leur identité : leur langue maternelle, du moins celle de leurs ancêtres. Ils parviennent cependant à pérenniser des aspects de leur culture à travers la pratique, dans la sphère privée de la communauté, de coutumes et traditions coréennes. L’organisation hiérarchique de la famille, les rites associés aux quatre cérémonies les plus importantes de la vie des Coréens : le premier anniversaire de l’enfant, le mariage, le soixantième anniversaire les funérailles, mais aussi la cuisine et en particulier le Kimch’i 2, constituent des exemples édifiants de ces traditions. Ils permettent aux Coréens d’URSS, malgré la distance physique (et progressivement culturelle et linguistique), de conserver cette identité ethnique rattachée à celle du pays de leurs ancêtres. Seulement, l’intensification du processus de russification des populations minoritaires et la volonté des Coréens de s’adapter au système soviétique ne peuvent que résulter en la construction d’une identité singulière et multiple, dont les caractéristiques, si elles sont influencées par leurs origines, restent propres aux Coréens soviétiques. Cette particularité se révélera constituer un important obstacle au processus de « réappropriation » de leur « coréanité ». 

La nouvelle « ère » de la politique soviétique envers la minorité coréenne permet aux Coréens du Kazakhstan de se concentrer à nouveau sur leurs racines. Ces derniers expriment de plus en plus le désir de renouer avec la terre de leurs ancêtres et ceci par le biais de la culture et surtout de la langue, dont un nombre restreint de la population connaît les bases et encore moins la pratiquent régulièrement. 

L’apparition de nouveaux acteurs identitaires dans la région

Au sortir du conflit mondial de 1939-1945, la péninsule coréenne est libérée du joug japonais. La Corée est alors divisée en deux au niveau du 38ème parallèle. Les deux Corées, situées au nord et au sud de la péninsule, se développent de manière drastiquement différente. L’une est dirigée par un gouvernement pro-américain, l’autre par un gouvernement communiste pro-soviétique. Dans les premières décennies faisant suite à la libération de la péninsule, la Corée du Nord, dirigée par le « Leader suprême » Kim Il-Sung, connaît une croissance économique fortement supérieure à sa voisine, qui a subi la destruction d’une grande partie de son territoire lors de la Guerre de Corée entre 1950 et 1953. De plus, le pays a tissé de bonnes relations avec l’État soviétique au cours de son histoire de par leur idéologie commune. La Corée du Nord possède, à cette époque, un statut privilégié auprès de la minorité coréenne du Kazakhstan comparé à sa voisine du sud, dépeinte en URSS comme le résultat de l’influence néfaste du géant capitaliste américain.  

La demande croissante de la part des Coréens du Kazakhstan de réaffirmer leur identité coréenne et de renouer les liens avec leur « patrie historique » sans un contrôle sévère de l’État soviétique ouvre la porte, selon Eun-sil Yim 3, à de nouveaux « entrepreneurs identitaires ». D’abord, le rayonnement économique de la Corée du Nord à cette période et sa relation étroite avec l’URSS génèrent une présence monopolistique des représentations culturelles nord-coréennes auprès des Coréens du Kazakhstan. En effet, le gouvernement nord-coréen investit dès les années 1950 dans la diaspora coréenne. Mais à travers l’enseignement de la langue coréenne (ou plutôt nord-coréenne, on y reviendra) et quelques voyages organisés dans le pays dans l’objectif de faire « découvrir aux Coréens soviétiques leur terre natale », la Corée du Nord entend avant tout véhiculer son idéologie 4 auprès des populations de la diaspora. 

Au début des années 1990, le monde assiste à la dislocation de l’URSS. L’idéologie communiste bat alors de l’aile et les récentes anciennes républiques socialistes tentent de se reconstruire après des décennies d’incorporation au régime soviétique. Cette période se présente aux multiples nationalités de l’espace soviétique comme l’opportunité d’enfin revendiquer et de réaffirmer leur identité. La Corée du Sud, quant à elle, a connu un boom économique dans les années 1970. Elle se place désormais au sein des nouvelles nations émergentes d’Asie. Cette arrivée de la Corée du Sud sur la scène internationale et la normalisation de ses relations avec l’URSS en 1990 sont catalyseurs de l’influence sud-coréenne sur les Coréens du Kazakhstan, ce qui n’est pas sans conséquence sur le caractère jusqu’ici monopolistique de la Corée du Nord sur cet espace social. On assiste en effet, au début des années 1990, à une lutte d’influence entre les deux nations voisines sur leur diaspora kazakh. 

La lutte d’influence inter-coréenne

La lutte d’influence s’opère auprès des Coréens du Kazakhstan à travers une logique de concurrence dans les représentations culturelles coréennes. Chaque pays se prétend l’unique représentant de l’identité coréenne et donc le seul compétent à inculquer les valeurs coréennes et à en enseigner la langue à la diaspora. Les associations de Coréens du Kazakhstan, et surtout les Centres culturels coréens qui s’installent dans la région, deviennent de réels vecteurs d’idéologie et d’assimilation identitaire. Bien qu’ils permettent à la minorité de renouer avec ses racines et de se connecter à un réseau d’individus partageant traditions et mémoire, ils constituent également les premiers champs de bataille culturelle entre les deux Corées. Si la langue coréenne avait jusque-là été employée comme vecteur de l’idéologie soviétique et comme moyen de russification de la minorité, elle devient à ce moment un outil majeur dans cette lutte identitaire. La langue coréenne est un symbole de l’identité coréenne et constitue une très grande fierté chez les Coréens. C’est donc naturellement vers l’apprentissage de la langue que les Coréens du Kazakhstan se tournent, dans l’objectif de réaffirmer leur identité et se réapproprier leur « coréanité ». Seulement, depuis la partition de la péninsule en 1945, la langue coréenne a subi de nombreuses réformes, divergentes selon si l’on se trouve au nord ou au sud du parallèle 38 5. Alors que la version nord-coréenne de la langue reste l’unique version enseignée aux Coréens soviétiques jusqu’aux années 1990, le nouvel intérêt de la Corée du Sud pour cette diaspora engendre l’apparition d’une réelle « guerre des langues » au sein de l’espace. Les « entrepreneurs »6 sud-coréens, par la production de livres d’apprentissage de la langue coréenne et par l’envoi au Kazakhstan d’enseignants sud-coréens, souhaitent effacer la présence nord-coréenne dans la région et acquérir l’apanage de la représentation identitaire coréenne auprès des Coréens de la diaspora. Cette accentuation de la volonté sud-coréenne d’imposer sa propre définition de l’identité coréenne n’est pas sans conséquence sur la minorité du Kazakhstan dans son processus de reconstruction identitaire. 

L’ethnie coréenne est très souvent représentée comme pure, caractérisée par la « nation coréenne » dont le peuple habite la péninsule qui s’étend du Mont Paektu aux côtes de l’Île de Cheju. Cette définition exclusive de l’identité coréenne pousse les Coréens du Kazakhstan à remettre en question leur propre coréanité. Ne seraient-ils, pour la simple raison qu’ils ne parlent pas la langue et qu’ils ne résident pas en Corée, pas légitimes à revendiquer cette identité coréenne ? Se crée, outre un sentiment de confusion engendré par les bouleversements dans les représentations culturelles et linguistiques inhérents à la lutte d’influence inter-coréenne, un sentiment d’infériorité chez la minorité coréenne. Alors que les particularités linguistiques et culturelles qu’ils ont développées en raison de l’éloignement géographique et du processus de russification qu’ils ont subi au cours de la dictature communiste sont dévalorisées par des acteurs jugés plus « légitimes », certains Coréens du Kazakhstan sont découragés dans leur quête d’identité et honteux de ces divergences avec leur « patrie historique ». 

Une nouvelle vie en Corée du Sud : des espoirs déchus ?

Cours de langue coréenne au Centre Culturel Coréen du Kazakhstan. © Wikipedia

D’autres Coréens du Kazakhstan, eux, décident de poursuivre cette reconstruction et poussent même le processus plus loin : certains prennent la décision de s’installer en Corée dès les années 1990. La Corée du Sud représente certes pour eux un exemple de réussite sociale et économique, « symbole » de l’identité coréenne, mais elle est avant tout la terre de leurs ancêtres. Cependant, l’installation en Corée pour ces populations n’est pas si simple. Dès 1999, la Corée du Sud instaure une loi sur l’immigration destinée aux Occidentaux qui possèdent la nationalité coréenne, facilitant la procédure dans l’objectif que ces derniers viennent travailler en Corée. Elle profite surtout aux compatriotes japonais ou américains, qui sont officieusement considérés comme plus « méritants » du fait de la place économique accordée à leur pays de résidence respectif dans l’échiquier mondial. La loi exclut donc les Chosŏnjok (appellation désignant la minorité coréenne résidant dans la province chinoise de Yianbian) et les Koryŏin (appellation qui désigne les Coréens de Russie et d’Asie centrale), dont les ancêtres ont émigré au XIXème siècle et qui ne possèdent pas la nationalité coréenne. La loi est révisée à la suite de polémiques notamment de la part des compatriotes chinois, qui eux ont eu l’opportunité de conserver une grande partie de la culture coréenne notamment la langue. Après une révision de la loi en 2003 qui fait toujours lieu d’une forte discrimination envers les Koryŏin, ces derniers obtiennent enfin la création d’un visa octroyant aux descendants de Coréens de plus de 25 ans un permis de visite et de travail sur le sol coréen pendant une durée limitée. Les travailleurs kazakhs d’origine coréenne sont toutefois victimes d’une importante stigmatisation et subissent les mêmes discriminations que les autres travailleurs étrangers, qui ne sont eux, pas d’origine coréenne. L’amélioration des conditions sociales et économiques de leur pays de résidence au cours des années 2010 permet finalement aux Koryŏin d’obtenir des visas F4, conçus pour les compatriotes coréens effectuant un « emploi qualifié » selon les critères sud-coréens. Ces cas restent toutefois peu nombreux et les espoirs des Coréens du Kazakhstan de retourner sur les terres de leurs ancêtres encore lointains. De plus, cette reconnaissance des « compatriotes » par l’État sud-coréen se limite à la quatrième génération de descendants. Les enfants de Koryŏin résidant sur le sol coréen sont, dès qu’ils atteignent la majorité, incités à retourner dans leur pays. Ces mesures sont employées par les autorités sud-coréennes dans le but de canaliser l’arrivée d’immigrés sur leur sol, bien qu’ils soient eux-aussi d’origine coréenne. On observe à travers ces politiques d’immigration une volonté de hiérarchisation des nationalités à l’intérieur de la diaspora coréenne. Ces politiques sont pensées de façon stratégique et sont inhérentes aux relations diplomatiques et surtout économiques qu’entretient la Corée du Sud avec ces pays. La situation particulière des Coréens d’Asie centrale qui ont été soumis à politique d’assimilation au régime soviétique et qui ont été de ce fait dépossédés d’une grande partie de leur identité et de leur « coréanité » implique désormais leur traitement discriminatoire au sein de la société coréenne par les acteurs coréens, qui s’estiment uniques représentants légitimes de l’identité coréenne. Cette approche sud-coréenne, qui apporte une vision homogène de la « nation coréenne » et donc de son identité, a reçu de nombreuses critiques et a été à plusieurs reprises qualifiée d’ethnocentrique et xénophobe envers certaines de ses diasporas. 

Un futur étroitement lié aux conditions économiques de la région

Rencontre entre le président kazakh Kassym-Jomart Tokayev et le président sud-coréen Moon Jae In dans le cadre d’un sommet bilatéral, le 22 avril 2019.  © koryo-saram.ru

Le cas des Coréens du Kazakhstan relève indéniablement d’une construction identitaire multidimensionnelle. D’abord, les tragiques événements de la fin des années 1930 ont été des facteurs de traumas générationnels et ont contribué à l’élaboration d’une mémoire collective propre aux Coréens d’URSS. L’assimilation au système soviétique et à la culture russe ont bouleversé les coutumes et traditions de la minorité qui a toutefois tenté de les conserver, convaincue de la légitimité de sa coréanité. L’éloignement physique a cependant suscité une « dérive » (le terme ne comprend aucun jugement de valeur) des comportements et des caractéristiques culturels et linguistiques des Coréens du Kazakhstan ainsi que du reste de l’espace soviétique, créant une identité singulière à cette partie de la population. La lutte d’influence des acteurs nord et sud-coréen qui s’en est suivie a certes pu remettre en question, chez la minorité, la légitimité de cette identité et a parfois provoqué le sentiment de ne pas en « être à la hauteur ». Cependant elle ne fait en réalité que témoigner du fait que la « coréanité » n’est pas homogène mais bien plurielle, et qu’elle s’exprime de manière différente suivant si l’on est nord-coréen, sud-coréen ou kazakh d’origine coréenne. La construction de l’identité des Coréens du Kazakhstan est d’autant plus complexe qu’elle se fait à plusieurs échelles. Elle s’opère dans sa qualité de diaspora, mais aussi dans sa qualité de minorité nationale à l’intérieur d’une jeune nation, elle-même en construction. En effet le Kazakhstan n’est indépendant que depuis 1995 et il tente lui aussi de se faire une place sur la scène internationale. Il n’est donc pas impossible que l’identité des Coréens du Kazakhstan soit encore amenée à changer, et ce d’autant plus que les anciennes générations ayant connu la déportation sont progressivement remplacées par les nouvelles générations, nées kazakhs, et dont le sentiment patriotique envers les terres coréennes tend à s’affaiblir. Aujourd’hui et à l’avenir, cette identité coréano-kazakh est au centre de l’attention, notamment pour les autorités sud-coréennes. La hausse de la croissance économique du Kazakhstan et l’importance de ses ressources naturelles attirent de potentiels nouveaux profils sud-coréens dans la région. Cet intérêt a notamment été illustré par la venue du Président sud-coréen Moon Jae-In 7 au Kazakhstan en avril 2019 et sa rencontre avec le Président Shavkat Mirziyoyev dans le cadre d’un sommet bilatéral. Les Coréens du Kazakhstan pourraient alors jouer un rôle central de connecteurs dans l’alliance entre les deux nations. Cette nouvelle place stratégique pourrait également se traduire par de potentiels nouveaux avantages sur les politiques d’immigration sud-coréennes pour les Coréens du Kazakhstan. L’avenir de la minorité reste très dépendante des relations diplomatiques et économiques entre les deux pays et sa situation influencée par les intérêts sud-coréens.

Luhane CALLES CALLIONI

  1. La romanisation McCune-Reischauer est un système de retranscription phonétique de l’alphabet coréen “han’gŭl” créé en 1937 par les Américains George M. McCune et Edwin O. Reischauer.
  2. Le Kimch’i est une salade de chou coréenne traditionnelle consommée pratiquement à chaque repas. Elle constitue un élément de base de la cuisine coréenne. Ses origines remontent à la période préhistorique et sa préparation, bien qu’elle varie selon les régions, est caractéristique des coutumes coréennes. Le Kimch’i possède ainsi une place éminente dans la culture des trois Corées, qu’elle soit nord-coréenne, sud-coréenne ou diasporique. 
  3. YIM Eun-sil, « Être Coréens au Kazakhstan : Des entrepreneurs d’identité aux frontières du monde coréen »,  Collège de France, Institut d’études coréennes, collection « Kalp’i – Études coréennes », décembre 2016, 408 pages. 
  4. L’idéologie officielle du régime nord-coréen intitulée « Juche » se base sur l’idéologie du marxiste-léninisme. Elle a pour objectif de légitimer l’éternelle gouvernance de Kim Il-Sung et de ses descendants sur le pays et prône l’autosuffisance de la nation. 
  5. Ces réformes se traduisent entre autres par des mots de vocabulaires complètement différents entre le Nord, dont la politique linguistique est centrée sur la pérennité d’une langue « pure », et le Sud, qui a été fortement influencé par l’étranger notamment les États-Unis et qui présente donc de nombreux anglicismes. Par exemple, le mot « menu » en français se traduirait « menyu » en sud-coréen mais « ŭmshikp’yo » en nord-coréen. 
  6. YIM Eun-sil, « Être Coréens au Kazakhstan : Des entrepreneurs d’identité aux frontières du monde coréen »,  Collège de France, Institut d’études coréennes, collection « Kalp’i – Études coréennes », décembre 2016, 408 pages. 
  7. S’agissant d’un nom propre sud-coréen et de sa romanisation officielle, la méthode de romanisation utilisée ici est la romanisation révisée de Corée du Sud de 2000. 

Bibliographie

  • KHAN Valeriy S., « Métanation coréenne. Les Relations entre la Diaspora Coréenne et la Corée le Problème de Réunification », L’Esprit du Temps, 2014, No. 39, pp. 232 à 239. 
  • NÈVE Nicolas, « La Question des Nationalités au Kazakhstan » in Civilisations, Institut de Sociologie de l’Université de Bruxelles, 1994, Vol. 43, No. 1, de l’Asie Centrale à la Turquie : un avenir incertain, pp. 135 à 169.
  • YIM Eun-sil, « Les Migrations de la Corée Contemporaine : État(s) et Diaspora(s), Le Seuil, 2018, No. 167, pp. 121 à 132. 
  • YIM Eun-sil, « Être Coréens au Kazakhstan : Des entrepreneurs d’identité aux frontières du monde coréen »,  Collège de France, Institut d’études coréennes, collection « Kalp’i – Études coréennes », décembre 2016, 408 pages.

Filmographie

CHUNG David, DIBBLE Matt, “Kory Saram : The Unreliable People”, Documentaire, 2007, 60 minutes. Disponible sur : https://youtu.be/5jwsSTNVQwY

ClasseInternationale

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