Retour sur les relations somali-kényanes : comment expliquer les attentats de Garissa au Kenya ?

Retour sur les relations somali-kényanes : comment expliquer les attentats de Garissa au Kenya ?

 Depuis le 2 avril, le Kenya est un pays meurtri : 148 personnes, dont 142 étudiants de l’Université de Garissa, dans le Nord-Est du pays, ont été abattus en quelques heures par un commando djihadiste. En s’attaquant à des jeunes, le groupe terroriste s’attaque au cœur de la population kényane. Dans la nuit, les étudiants ont été surpris dans leur sommeil, chassés impitoyablement et triés en fonction de leur religion avant d’être abattus ou épargnés.

L’attentat a été revendiqué par l’organisation radicale islamiste somalienne Harakat Al-Chabab Al-Mujahidine, communément appelé Al-Chabab. Cet attentat d’un groupe somalien sur le sol kényan a pour raison l’engagement des forces armées kényanes dans la guerre civile somalienne en 2011 pour soutenir le gouvernement de transition somalien (GTS) contre ses opposants. Pour mieux comprendre les enjeux géopolitiques et le rapport de force entre la Somalie et le Kenya, un petit retour en arrière aux origines de la guerre en Somalie et la naissance du groupe Al-Chabab s’impose.

 

crédit : Le Monde infographie © 2015
crédit : Le Monde infographie © 2015


La Somalie, foyer de chaos dans la Corne de l’Afrique

 

Créée en 1960 par l’unification du Somaliland britannique et de la Somalia italienne, la Somalie est dès sa naissance un État complexe, basé sur une société fragmentée en un système clanique composé de six branches principales. Après des années de dictature sous Mohamed Siad Barre (au pouvoir après un coup d’Etat de 1969 à 1991), une guerre civile éclate en 1988 au nord du pays et se propage rapidement vers le sud. Suite à l’effondrement du pouvoir central, les deux provinces du nord, le Somaliland et le Puntland, déclarent leurs indépendances respectivement en 1991 et 1998. Celles-ci ne sont toujours pas reconnues par la communauté internationale (1).

A partir de 1991 la situation dégénère. Siad Barre tombe et la guerre s’étend à tout le pays, provoquant des milliers de victimes mais surtout une immense famine qui multiplie les pertes civiles. Les Nations Unies adoptent alors une résolution en 1992, qui impose un embargo sur les armes et déclenche une assistance humanitaire. Sous l’égide de George Bush (1988-1992) et de son opération « Restore Hope », une coalition internationale de 24 pays déploie 36 000 hommes en Somalie dans le cadre d’une mission de maintien de la paix des Nations-Unies.  Cette mission s’achève par un échec cuisant avec le retrait des casques bleus en 1995. Après quelques années de chaos dans le pays, un nouveau gouvernement transitoire est nommé lors de la Conférence d’Arta en 2000. Abdiqasim Salad Hassan en est nommé président. Aussitôt le nouveau pouvoir en place, il est immédiatement contesté, et les affrontements entre milices reprennent. Le gouvernement commence alors à s’appuyer sur des mouvements islamiques pour soutenir son régime.

Les mouvances islamiques, réprimées sous la dictature, apportent en effet en pleine guerre civile des normes morales et judiciaires auxquelles beaucoup peuvent s’identifier. Dans un effort pour reconstruire les institutions de l’Etat, le pouvoir en place s’appuie lourdement sur ses éléments religieux. C’est ainsi que le système judiciaire est confié à des tribunaux islamiques qui réussissent à ramener un semblant d’ordre dans une société complètement chaotique.  Toutefois, parmi ces mouvances politiques religieuses se trouvent certaines branches plus agressives, comme le mouvement al-Ittihad al-Islami, fondé en 1992, qui se caractérise par ses prises de positions politiques anti-éthiopiennes et son discours violent.

Les attentats de septembre 2001 du World Trade Center bouleversent le fragile équilibre somalien. Les organisations islamiques, hier piliers du régime, sont désormais considérées avec méfiance et deviennent des cibles. Les États-Unis prennent l’initiative de réarmer les milices claniques qui avaient été évincées avec la fin de la dictature car leurs chefs se présentent comme des remparts contre le terrorisme. Des affrontements ont lieu dans la capitale et la situation se dégrade à nouveau.

En février 2006, les différents tribunaux islamiques du pays se fédèrent pour former l’Union des tribunaux islamiques (UTI), alors perçue alors comme l’acteur providentiel pour rétablir l’ordre. L’UTI prend le pouvoir en juin 2006 et s’installe à Mogadiscio. En décembre de la même année, l’Ethiopie, soutenue par les Etats-Unis et l’Union Africaine, intervient militairement en Somalie et renverse le pouvoir de l’UTI. Un nouveau gouvernement fédéral de transition est mis en place, appelé GFS – Gouvernement Férédal de Somalie. Une mission de maintien de la paix, l’AMISOM (African Union Mission in Somalia), est déployée par l’Union Africaine en 2007 soutenir le GFS. De nouvelles luttes s’engagent alors, menées notamment par une branche ultra-violente de l’UTI, le mouvement Al-Chabab.

 

Al-Chabab : d’un mouvement politique à un groupe de guérilla

 

La force du mouvement Al-Chabab tient avant tout à sa durabilité. Fondé dans des circonstances assez obscures en 2003, sous le patronage du tribunal d’Ifka Halane Sharia dirigé par un ancien leader d’ al-Ittihaad al-Islami, le groupe s’est rapidement étendu mais le cœur du mouvement et ses têtes pensantes sont restées remarquablement stables (un élément à souligner dans le paysage changeant des alliances et des hiérarchies terroristes) jusqu’au putsh de 2013. Ce dernier a vu choir deux des figures centrales du mouvement. D’autre part, son objectif (instaurer la loi islamique) n’a pas changé non plus, même s’il existe des dissensions au sein du groupe entre les partisans d’un objectif national – une Somalie islamique – et les partisans de la lutte pour un Califat international. C’est cette dernière tendance qui l’a emporté lorsque Al-Chabab a déclaré son allégeance à Al-Qaida en 2009.

En 2005, le groupe ouvre un centre d’entraînement à Mogadiscio. Al-Chabab apparaît en même temps que l’Union des Tribunaux Islamiques et gagne en pouvoir et en importance en même temps que cette dernière. Lors de la prise de pouvoir de l’UTI en 2006, le groupe se voit accorder des positions prestigieuses au gouvernement ; un des membres fondateurs est nommé secrétaire général du conseil exécutif.

Al-Chabab peut donc se targuer d’avoir des armes en politiques et apparaît aujourd’hui comme un vétéran sur la scène politico-guerrière somalienne. Lors du retrait des troupes éthiopiennes, en 2007, Al-Chabab prend le contrôle d’une bonne partie du sud du pays. Le groupe est bien organisé, divise sa zone de contrôle en 5 zones administratives et militaires et crée un état-major de combat. Forts de leur expérience dans les hautes sphères du gouvernement, les chefs du groupe instaurent une véritable administration des territoires sous leur contrôle, ce qui explique les difficultés rencontrées aujourd’hui pour éliminer le mouvement car il a eu le temps d’établir des relations solides avec la population. La force d’Al-Chabab semble être entre autres une force économique. Le groupe parait être moins corrompu que le gouvernement somalien et paie généreusement ses soldats, accordant même une pension aux vétérans et aux familles des morts.

La situation se retourne en 2011. C’est l’année de toutes les défaites pour Al-Chabab qui perd successivement ses places fortes jusqu’à Brava, en 2014, le dernier port important qu’il tenait. Une nouvelle Constitution et un nouveau gouvernement sont mis en place en Somalie. L’élection du président Hassan Cheikh Mohamoud, le 10 septembre 2012, achève le processus de transition entamé sous l’égide de l’ONU. Le groupe Al-Chabab adopte alors une stratégie de guérilla de plus en plus violente contre ses ennemis et leurs soutiens, notamment le Kenya. Le pays a en effet commencé à soutenir les troupes du gouvernement somalien en 2011, au même titre que l’Union Africaine.

© All Rights Reserved 2015 AMISOM - African Union Mission In Somalia | Peacekeeping Mission | Somalia
© All Rights Reserved 2015 AMISOM – African Union Mission In Somalia | Peacekeeping Mission | Somalia

Les raisons de l’intervention kényane

Frontalier de la Somalie, le Kenya a subi de plein fouet les conséquences de la guerre civile qui déchire son voisin. Depuis le début du conflit de nombreux affrontements ont eu lieu à la frontière somali-kéniane. La Somalie représente une double menace, via la piraterie et via le terrorisme. Aujourd’hui, si le problème de la piraterie a diminué (notamment grâce à l’opération Atalante déployée par l’Union Européenne), une série d’attaques terroristes ont été menées au Kenya par des groupes somaliens. A partir de 2011 quand le Kenya a apporté son soutien militaire au GTS, plusieurs attentats revendiqués par Al-Chabab ont eu lieu, notamment deux attentats meurtriers à Nairobi dans un complexe ministériel et dans une discothèque. Le plus tristement célèbre demeure néanmoins l’attentat du Westgate Mall, en septembre 2013, lors duquel 68 personnes avaient trouvé la mort.

En octobre 2011, une opération militaire est lancée par Nairobi vers le sud de la Somalie. L’objectif est de soutenir le gouvernement central et établir une zone-tampon pour prévenir de futures attaques et des enlèvements par Al-Chabab. Le Kenya reçoit dans ses efforts le soutien des Etats-Unis. Suite à l’annonce de l’opération, le groupe Al-Chabab a émis régulièrement des menaces contre le Kenya et a revendiqué de nombreux attentats à Nairobi mais aussi, comme il y a quelques jours, dans des villes plus petites moins susceptibles d’être protégées par les forces de l’ordre.

Le contexte est d’autant plus tendu que le Kenya se trouve dans un moment politiquement délicat de son histoire. Après les sanglantes élections de 2007, nombre de questions se posent encore quant aux responsables des massacres et le président, Uhuru Kenyatta, avait été mis en cause par la Cour Pénale Internationale et accusé de crime contre l’humanité jusqu’au retrait des charges en décembre dernier. La menace d’Al-Chabab pourrait constituer une source d’union nationale mais pourrait aussi faire exploser la confiance du peuple dans le gouvernement. De nombreuses voies s’étaient déjà élevées lors de l’attentat du Westgate Mall pour dénoncer la gestion catastrophique de la crise par les autorités. Aujourd’hui beaucoup s’interrogent sur la lenteur de la police pour intervenir : les étudiants ont été laissés seuls 12 heures avec les attaquants à l’intérieur de l’université.

 

La stratégie kényane face au défi sécuritaire somalien : quelles conséquences sur l’équilibre régional ?

 

En lançant son opération à Garissa, le commando terroriste bénéficiait d’un avantage : la lenteur des forces spéciales kényanes. Les attaquants ont pu consacrer douze heures à leur sinistre tâche avant une intervention armée. Cette attente insoutenable pour les quelques 800 étudiants de l’université est due au fait que les forces entraînées pour intervenir dans ce genre de situations ont dû venir par la route, alors que les responsables politiques kényans se déplacent en hélicoptère. Pointant du doigt la faiblesse du dispositif anti-terroriste kényan, cette attaque relance donc les débats concernant le rôle du Kenya dans la lutte contre le terrorisme et remet en cause sa stratégie d’intégration régionale.

Le Kenya est présenté depuis quelques années comme le garant de la stabilité de la région de la Corne africaine par ses partenaires internationaux. C’est un pays-clé dans la lutte contre l’expansion du terrorisme islamique. Toutefois, le pays peine à relever certains défis du fait de la situation chaotique qui règne en Somalie. Poussé dans cette voie par le Royaume-Uni et surtout les États-Unis, qui considèrent depuis 2008 le groupe Al-Chabab comme étant une organisation terroriste, le Kenya se dirige progressivement vers un rôle accru dans la stratégie internationale de lutte contre le terrorisme.

En raison des découpages territoriaux issus de la colonisation, le vaste territoire des Somalis s’étend sur plusieurs pays : Somalie,  Kenya, Ethiopie et  Djibouti. Depuis 2009 et le retrait des troupes éthiopiennes de la frontière entre le sud de la Somalie et le nord-est du Kenya, dans la région du Juba plus précisément, des affrontements réguliers entre le groupe islamiste Al Chabab et les forces gouvernementales ont entraîné de nombreux attentats et des centaines de morts. La frontière est donc le théâtre d’incursions fréquentes des groupes armés somaliens venant dans le pays pour perpétrer des actions de force.

 

Des réfugiés somaliens au camp de Dadaab, le 31 juillet 2011 au Kenya  // afp.com/Tony Karumba
Des réfugiés somaliens au camp de Dadaab, le 31 juillet 2011 au Kenya  // afp.com/Tony Karumba

 

Des centaines de milliers de réfugiés cohabitant avec des groupes armés se pressent à la frontière entre les deux pays, mais le Kenya peine désormais à trouver une solution pour accueillir de nouveaux réfugiés somaliens. Construit en 1991 pour accueillir 90 000 réfugiés, les camps de Dabaab en comptent aujourd’hui plus de 500 000. Ces flux massifs ont une conséquence sur le plan intérieur au Kenya : le pays est un refuge pour les populations civiles victimes des affrontements, mais sert aussi de base arrière pour les groupes armés somaliens, favorisant la circulation d’armes à feu et l’insécurité dans le nord-est, ainsi que la montée des tensions entre la communauté somalienne et le gouvernement kényan. En 2011 par exemple, des heurts lors d’une manifestation de réfugiés ont éclaté dans la capitale causant la mort de quatre somaliens. Al-Chabab avait alors menacé publiquement le pays de représailles.

L’objectif de l’attaque du 2 avril pourrait être de créer une fracture entre les différentes ethnies peuplant le Kenya, mais aussi de recruter des kényans dans le groupe terroriste. En radicalisant ses relations avec la communauté somalienne, le gouvernement du président Kenyatta prend le risque de marginaliser une population de réfugiés déjà mal intégrée dans la société kényane. De plus, le nombre de sympathisants d’Al-Chabab pourrait aussi considérablement augmenter, à l’instar de l’homme qui a conçu l’opération. Mohamed Kuno « Gamadheere » était un Kényan somali, ancien enseignant à Garissa, avait rejoint les insurgés somaliens au début des années 2000 et avait occupé des fonctions dans l’administration de la région frontalière du Jubaland, en Somalie, lorsque celle-ci était sous contrôle des Chabab.

Le Kenya, au lendemain de l’attentat le plus meurtrier de son histoire depuis 1998 a donc comme principal défi de concilier la lutte contre le terrorisme avec une stratégie globale sur le long terme. Sur le plan intérieur, il s’agit désormais de mettre en œuvre des mesures socio-économiques d’intégration de la communauté somalienne. Enfin, sur le plan international, le Kenya doit favoriser une approche globale afin de stabiliser la Somalie, en contribuant à sa reconstruction, tant au point de vue politique qu’économique, pour garantir une paix durable.

Le président kényan, Uhuru Kenyatta, s’est exprimé samedi à la télévision kényane, pour tenter de rassurer son pays après une attaque terroriste majeure. Néanmoins, il a reconnu qu’il faudrait des « mesures exceptionnelles » pour lutter contre une « menace touchant à l’existence même » du Kenya.

Autrefois tiraillé entre la volonté de ne pas recourir à des moyens militaires face à l’instabilité croissante à sa frontière et celle de renforcer sa sécurité intérieure en surveillant l’avancée du terrorisme islamiste sur son sol, le gouvernement kényan a décidé le lundi 6 avril de répondre aux menaces des Chababs en bombardant deux camps d’entraînement des islamistes somaliens. « Les deux cibles ont été touchées » et « les deux camps ont été détruits », a déclaré le colonel David Obonyo, porte parole de l’armée. Néanmoins, la menace terroriste est toujours très présente, et risque de grandir de jour en jour, si le Kenya se lance dans une guerre contre les islamistes somaliens. Rappelons que depuis 2013, plus de 400 personnes ont perdu la vie au Kenya dans des attaques revendiquées par les Chababs ou qui leur ont été attribuées. Ils ont à nouveau menacé samedi le Kenya d’une « longue et épouvantable guerre » et d’un « nouveau bain de sang ».

 

L’attaque de Garissa a provoqué la mort de 148 personnes. En guise de conclusion, nous nous contenterons de souligner que la couverture médiatique mondiale n’a pas été à la hauteur de l’événement. Ces étudiants sont morts dans un silence assourdissant. Où sont les foules indignées des attentats de janvier à Paris ?

Flore Montoyat – Killian Tondu-Bataillard.

(1) : Aujourd’hui le Somaliland est un pays « fonctionnel », tandis que le reste de la Somalie n’est un Etat que par le nom. La non-reconnaissance de l’indépendance du Somaliland s’expliquerait par la volonté des acteurs régionaux et internationaux de préserver le principe d‘utis possidetis juris, d’intangibilité des frontières issues de la colonisation. Ce principe inscrit dans la charte de l’OUA a pourtant été violé par l’indépendance du Sud Soudan en 2011.

BIBLIOGRAPHIE / WEBOGRAPHIE

Éloi FICQUET, Alain GASCON, « SOMALIE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 6 avril 2015. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/somalie/

Gobillard Julie, « Les réponses du Kenya aux défis sécuritaires somaliens », Revue internationale et stratégique 3/2011 (n° 83) , p. 40-50

URL : www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2011-3-page-40.htm

International Crisis Group, Somalia : Al-Shabaab – It Will Be A Long War; Africa Briefing n°99, Nairobi/Brussels, 26 juin 2014

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