La dégradation de la situation sécuritaire dans l’ère postrévolutionnaire. L’embrasement : des contestations qui se muent en révolutions (2/3)
À la veille des soulèvements populaires, les régimes tunisien, égyptien et syrien sont autoritaires et impopulaires. Le pluralisme de façade ne dupe personne, le ralentissement des économies et le chômage issu de la crise financière de 2008 mettent à mal l’emprise des régimes autoritaires. Face à des contestations qui montent, et des revendications qui d’économiques en deviennent politiques, les dirigeants peu enclins au dialogue radicalisent leur discours, et sèment ainsi les graines des « Printemps arabe ».
La montée de la contestation
Le climat socio-économique inflexible et prédéterminant explique la révolte des humiliés et des défavorisés contre les systèmes répressifs. Le chômage élevé des jeunes et le peu d’opportunités qui leur sont offertes, en forcent beaucoup à travailler illégalement — à l’instar de Mohamed Bouazizi. Or, si le jeune homme n’est ni le premier ni le dernier à mettre fin à ses jours, son geste intervient à un moment où le pouvoir à Tunis s’affaiblit. Par ailleurs, son image circule vite sur les téléphones et les réseaux sociaux. Face aux émeutes et aux menaces de grèves, M. Ben Ali lui rend visite à l’hôpital, ce qui démontre en réalité la faiblesse d’un Président qui en d’autres temps n’aurait probablement pas fait le déplacement. Mais la mort de Bouazizi marque le début des révoltes populaires, menées jusqu’à la chute du régime. La révolte est poussée par les syndicalistes locaux de l’Union générale des travailleurs tunisiens (U.G.T.T.). Les cadres intermédiaires de l’U.G.T.T. décrètent en effet une grève générale tournante, et reprennent à leur compte la mobilisation. Matraques et gaz lacrymogènes répondent aux manifestants. À partir du 24 décembre, la police, puis l’armée, tirent sur les manifestants, mobilisés par les réseaux sociaux, les partis d’opposition et les organisations des droits de l’homme. Le 12 janvier, une manifestation gigantesque rassemble 100 000 personnes à Sfax. Les slogans ne réfèrent alors pas encore à l’islam, mais au chômage et à la dignité. Petit à petit, ils visent tous le régime et le Président, chose inouïe quelques temps plus tôt. La mise en réseau et les slogans enflamment la contestation et la transforment, devenant politique et nationale. Totalement en décalage, le Président s’enfonce dans une réponse sécuritaire qui lui fait perdre ses derniers soutiens populaires. Le 28 décembre, M. Ben Ali propose, trop tard, des réformes. Le 12 janvier, un général refuse de tirer, et fraternise avec les manifestants. C’est le début d’un important mouvement d’abandon du régime chez les forces armées et de police. Or, M. Ben Ali n’est toujours pas conscient de l’ampleur de la révolte. Il libère des prisonniers et demande des rapports d’enquête. Mais, dès le 14 janvier, ses efforts tardifs sont rejetés : la population, issue d’horizons sociaux très divers, refuse catégoriquement ses propositions. Dans la plus grande discrétion, M. Ben Ali est forcé de s’envoler pour l’Arabie saoudite. Il réside toujours à Djeddah, rejetant son extradition. L’exemple de la Révolution tunisienne va avoir une influence colossale dans le monde arabe, et notamment en Égypte et en Syrie.
Après les révoltes de Tunisie et d’Égypte, des premiers mouvements apparaissent en Syrie. Tout commence lorsque des collégiens de quinze ans inscrivent des slogans hostiles au régime sur les murs de Deraa, au Sud. En réaction, les autorités arrêtent et torturent les adolescents. En conséquence, la population de Deraa se mobilise pour récupérer ses enfants. Le régime, face à ces demandes, réprime violemment les premières manifestations, tout en en provoquant d’autres. La libération des prisonniers politiques et la levée de l’état d’urgence deviennent peu à peu les principales exigences des mobilisations qui éclosent dans toute la Syrie, et plus généralement la dignité et la liberté. Ces demandes ne sont alors pas dirigées par un courant politique. Elles ne sont pas sectorielles non plus. Elles sont coordonnées localement en s’appuyant sur les réseaux sociaux. Comme en Tunisie et en Égypte, la catégorie des chômeurs diplômés était très présente en Syrie. Les structures économiques y sont relativement semblables. Or, Bachar al-Assad est lui très proche de son armée et de sa police et, contrairement à la Tunisie, l’armée dispose de matériel important, en particulier dans le domaine de l’aviation. Craignant un scénario tunisien ou égyptien, M. Assad va très vite faire appel à des unités d’élite pour réprimer la contestation. Toutefois, les divisions entre le Président et son peuple deviennent de plus en plus graves, laissant présager l’éclatement d’un conflit d’une ampleur supérieure, instrumentalisé par des tensions confessionnelles.
Une autorité étatique affaiblie
Avec une telle montée des contestations, l’État en Tunisie, en Égypte et en Syrie est largement affaibli. Une large portion de la population ne croit plus dans l’autorité légitime des gouvernements. En dépit des tentatives de réformes et d’apaisement, seul l’abandon du système politique précédant peut satisfaire les contestataires. Notamment, les partis islamistes attirent une foule croissante de sympathisants, eux qui réclament un État respectant la Charia, la loi islamique, mais également des mesures sociales. Ce n’est pas la première fois que les gouvernements séculaires de la Tunisie, de l’Égypte et de la Syrie affrontent les islamistes ; mais la contagion des révolutions dans le Monde arabe rend difficile pour les autorités d’éteindre la flamme islamiste.
Après la chute de M. Ben Ali, un pouvoir intérimaire se met en place. Or, il n’est pas considéré comme légitime, car il n’a pas été élu. Béji Caïd Essebsi, l’ancien ministre d’Habib Bourguiba, est appelé à diriger. S’inspirant de ce dernier, il reprend la politique séculaire du passé, sans se laisser impressionner par les manifestations : il faut restaurer l’autorité de l’État. La « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique », définie comme une institution publique et indépendante, cristallise une nouvelle opposition. Elle est finalement réformée, pour inclure cent cinquante personnalités d’horizons sociaux divers. Dans le même temps, la société civile explose. Le nombre de médias, de partis et d’associations augmente fortement. L’expression citoyenne se forme alors dans le conflit avec les autorités de transition. En outre, une rupture éclate entre les « modernistes » et les « islamistes » du parti Ennahda — qui pourtant se présente comme un parti à référence religieuse et non comme un parti religieux. Pendant ce temps, les questions économiques et sociales sont éclipsées. Les acteurs de la Révolution ont donc le sentiment que leur Révolution a été confisquée par les partis. Et pour cause, le chômage ne baisse pas, la paupérisation croît, et les projets de développement sont au point mort. Malgré la victoire des islamistes aux législatives, Ennahda ne dispose pas de majorité et est contraint de former une coalition, la « Troïka », aux côtés du Congrès pour la République (gauche socialiste), et d’Ettakatol (centre-gauche). La Troïka a un an pour régler les affaires courantes, et rédiger une nouvelle Constitution. Or les islamistes, pour beaucoup d’anciens prisonniers et exilés, se distinguent dès 2012 par leur manque de vision politique. Pendant ce temps, les demandes sociales restent insatisfaites et la rédaction de la Constitution piétine. Le partage du pouvoir entre islamistes et laïcs, pourtant opposés, suscite l’incompréhension. La population est alors excédée : le despotisme prend d’autres figures, la corruption n’a pas disparue et les avancées sociales sont ralenties. En fin de compte, la situation est explosive, car la Troïka n’a pas su changer l’atmosphère politique. Tous les éléments sont présents pour dégrader la nouvelle autorité politique, et favoriser des groupes islamistes alternatifs.
Dès 2005, la parole publique s’est libérée en Égypte, comme le démontre le Kifaya (« Ça suffit ! ») d’opposition à M. Moubarak, qui est toléré. Outre ce mouvement, une nouvelle presse émerge, ainsi que des chaînes de télévision privées indépendantes. La croissance est alors de 5 %, et le tourisme et la consommation prennent leur essor. Toutefois, les classes populaires voient leur niveau de vie se détériorer, car les réformes n’enrichissent que les chefs d’entreprises et les élites. Les manifestations ne vont pas faiblir, jusqu’à ce que l’armée ne fasse basculer le pouvoir. Avec la chute du Président, une « régence » militaire se met en place, qui organise des législatives en vue de former un gouvernement. Les Frères musulmans sont les grands vainqueurs des élections, portant à la présidence Mohamed Morsi en juin 2012. Or, ses tentatives de gouvernement par décret et d’intervention dans les affaires de la justice font craindre un retour à une forme d’autoritarisme. Comme en Tunisie, M. Morsi est vite contesté, notamment par le mouvement Tamarrud (« Rébellion »), qui rassemble des mécontents de tous bords. Par ailleurs l’armée, « garante de la révolution », réalise qu’elle perd le contrôle de M. Morsi. Lorsqu’en avril 2013, une pétition signée par vingt-deux millions de personnes réclame son départ, Les militaires lui intiment un ultimatum. Le Président Morsi s’accroche, mettant en avant sa légitimité électorale. Or, il est également lâché par les salafistes d’an-Nour (le « Parti de la lumière »), qui en appel le 2 juillet 2013 à des élections anticipées, à la mise en place d’un gouvernement technocratique, et à la formation d’un comité chargé de l’examen des amendements constitutionnels. Certes islamistes, les salafistes ne sont pas solidaires des Frères musulmans, et désirent jouer le jeu électoral sans s’opposer à l’armée. Le 3 juillet, un coup d’État dépose M. Morsi et place peu de temps après à la tête du pays le Général (puis, Maréchal) Abdel Fattah al-Sissi. C’est le retour aux pratiques autoritaires des militaires d’autrefois, alors que les Frères musulmans sont interdits et massivement réprimés, et entrent en clandestinité. Plus de quinze mille d’entre eux sont emprisonnés, et des milliers sont tués. Dès lors, on comprend bien comment, directement attaqués, salafistes et Frères musulmans ont été tentés de prendre les armes contre un régime désirant leur destruction.
En Syrie, la répression et la coercition vont déstabiliser l’armée et créer des cas de conscience du côté des officiers et des soldats de l’Armée arabe syrienne. Les désertions se multiplient. Ces déserteurs vont former l’Armée syrienne libre, dont l’objectif premier est de protéger les manifestants. Elle se lance dans des opérations militaires contre les positions du régime à partir de l’automne 2011. Dès le début de l’année 2012, les grandes villes de Damas et d’Alep connaissent des combats. La rébellion souhaite alors faire tomber les bastions du régime. En 2012, les comités locaux réclament une aide internationale, à l’instar de la coalition occidentale qui s’est formée pour renverser Mouammar Kadhafi en Libye. L’armée de M. Assad poursuit alors sa répression féroce, et entre pleinement dans une logique de guerre. Le nombre de victimes augmente rapidement. Des flux de Syriens fuient les combats et les zones dévastées, ceux qui restent manquent de vivres et craignent les bombes. La plupart se réfugie en Jordanie, au Liban et en Turquie. On le voit, la Révolution syrienne était avant tout un soulèvement politique et social maté sévèrement par un régime minoritaire qui s’accroche au pouvoir. En poussant à la guerre, ou en libérant de nombreux prisonniers islamistes des geôles du régime, M. Assad a instrumentalisé et confessionalisé avec succès une opposition armée désormais grandement islamiste. Il n’y a plus qu’à se faire passer pour le défenseur des minorités et de la laïcité face à une opposition réduite à l’appellation de « terroristes ». Après avoir fortement vacillé, l’État syrien tient désormais bon, grâce au soutien de la Russie et de l’Iran ; mais les espoirs pacifiques de tous les Syriens sont brisés.
En Tunisie, Égypte et Syrie, les mouvements révolutionnaires ont ouvert l’espoir d’un futur meilleur à travers la représentation et la redistribution, tout en affaiblissant grandement le pouvoir de l’État. Le vide créé par l’absence ou l’insuffisance du pouvoir, les doléances inécoutées, et l’opposition farouche des militaires aux islamistes, n’ont fait que donner des raisons supplémentaires aux salafistes et aux djihadistes de lutter bec et ongle contre l’oppression dont ils font l’objet, et notamment en élargissant leurs réseaux de recrutement. Face à ceux-ci, les États qui n’ont parfois pas effectué de transition politique peinent à étendre leur contrôle sur l’ensemble du territoire. C’est dans ces zones de non droit que des groupuscules et des organisations radicales vont s’organiser, et, à partir de celles-ci, qu’ils vont mener la lutte armée contre l’État, si ce n’est la population.
Charles de Jessé,
Nicolas Kandel,
Vincent Chéramie,
Xavier Toolo.
Pour aller plus loin :
- Tarek Amara & Andrew Hammond, « Tunisia Islamists Arrested After Clashes in Capital », Reuters, 28 juin 2011
- Kareem Fahim & Hwaida Saad, « A Faceless Teenage Refugee Who Helped Ignite Syria’s War », The New York Times, 8 février 2013
- Daveed Gartenstein-Ross & Aaron Zelin, « How the Arab Spring’s Prisoner Releases Have Helped the Jihadi Cause », The Atlantic, 11 octobre 2012 [en ligne : http://www.theatlantic.com/international/archive/2012/10/how-the-arab-springs-prisoner-releases-have-helped-the-jihadi-cause/263469/, consulté le 2 janvier 2016]
- The Guardian, « The Guardian view on Tunisia’s transition: a success story », 26 décembre 2014 [en ligne : http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/dec/26/guardian-view-tunisia-transition-success-story, consulté le 2 janvier 2016]
- Aaron Zelin, « The Rise of Salafists in Tunisia after the Fall of Ben Ali », Combating Terrorism Center, 1er août 2011
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