Fiche de lecture : Tushaar Shah, « Taming the Anarchy : Groundwater Governance in South Asia »

Fiche de lecture : Tushaar Shah, « Taming the Anarchy : Groundwater Governance in South Asia »

Tushaar Shah est né en 1961 et est chercheur principal à l’International Water Management Institute à Anand en Inde. Économiste de formation et spécialiste en politique publique, les institutions et les politiques de l’eau sont au cœur de ses recherches. Sa maîtrise de l’anglais, en plus du hindi et du gujarati, lui a permis de publier de nombreuses et riches analyses comparatives de la gouvernance des eaux souterraines en Inde, en Asie du Sud et dans le reste du monde. En 2002, il reçoit le Outstanding Scientist Award du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR).

Shah traite de l’épuisement actuel des eaux souterraines en Asie du Sud, et plus spécifiquement en Inde, au Pakistan et au Bangladesh. Pour comprendre l’évolution du problème, il retrace l’histoire de l’irrigation depuis l’empire Moghol jusqu’à l’avènement des nouvelles technologies d’irrigation dans les années 1970 en passant par la période coloniale. L’auteur parcourt les enjeux de la pauvreté rurale aggravée par l’explosion démographique au XXème siècle. Il explore ensuite l’atomisation conséquente de l’irrigation pour permettre aux agriculteurs de redresser leur niveau de vie en assurant leur indépendance par rapport à cette ressource rare et inégalement répartie. Enfin, Shah se penche sur les comportements des utilisateurs de l’eau et sur le rôle effacé de l’État, ayant mené à une situation anarchique de l’irrigation, dont les conséquences environnementales l’enjoint à répondre par des politiques publiques adaptées.

Puisque le livre porte sur les enjeux sociaux et écologiques de l’eau en Asie du sud, d’un point de vue historique, politique et économique, l’auteur mobilise un nombre et une variété très large de sources. En tant que scientifique, Shah utilise majoritairement des sources primaires : rapports d’hydrologistes, d’environnementalistes, d’ingénieurs et de centres de recherche, dont l’IWMI, pour lequel il travaille. Puisque l’auteur cherche en bout de ligne à influencer les politiques publiques, il s’appuie également sur des rapports gouvernementaux, sur des forums publics ainsi que sur des sondages émis auprès d’agriculteurs. Enfin, pour enrichir son étude du point de vue des sciences humaines, il utilise des sources secondaires en puisant dans des revues telles que Journal of Development Studies ou Journal of South Asian Studies, dans des ouvrages d’histoire (sur l’ère Moghol et la période coloniale notamment), et dans des théories économiques et politiques.

L’auteur défend l’idée que pour être efficaces et durables, les politiques d’irrigation en Asie du Sud doivent répondre aux caractéristiques sociologiques uniques à la région et à ses habitants. Le premier argument étant que l’irrigation par pompage a été une révolution nécessaire qui a participé à une augmentation des revenus des agriculteurs. Le développement d’un marché de l’eau a permis aux agriculteurs de périphérie d’y avoir un accès direct. Petits et grands agriculteurs ont bénéficié de la diversification et de l’intensification agricole, avec des récoltes à haute valeur ajoutée. La création d’emplois agricoles ou complémentaires ont également contribué à réduire la pauvreté rurale. Shah soulève même une certaine libéralisation des mœurs incarnée par une multiplication des échanges inter-castes. Ce marché est supporté par l’urbanisation mais aussi par les subventions de l’État.

Cette révolution de l’irrigation a toutefois débouché sur une situation qu’il qualifie d’anarchique. L’auteur passe à la loupe les comportements problématiques des acteurs de l’irrigation, où on retrouve des éléments de la théorie des jeux. L’intensification des récoltes et donc de l’irrigation est une compétition que les plus gros agriculteurs ont fini par gagner au détriment des plus petits, tout en accélérant l’épuisement des sols : c’est la tragédie des communaux de Hardin. La salinisation et la fluorisation des eaux causent aussi des maladies chez les individus dont la diète manque de calcium, ce qui touche donc majoritairement les plus pauvres. En l’absence d’investissements en recharge d’aquifères, un exode rural est imminent. Par ailleurs, les subventions à l’électricité ont eu un effet pervers en devenant un outil électoral et en renforçant les comportements irresponsables. Quelques conséquences sont l’érosion de la base sociale, le développement de villages fantômes, la surpopulation des villes et la baisse du niveau des nappes phréatiques. Ainsi, comment dompter cette anarchie ? Certaines solutions sont inapplicables : Shah observe une dichotomie entre le discours des organisations internationales et la réalité de l’Asie du Sud. Il incite ainsi à l’amélioration du dialogue entre l’agriculteur et le chercheur. Il existe des villages où on est passé du dilemme du prisonnier au théorème de Coase (1), où la sauvegarde d’eau de pluie et la construction de petites structures de contrôle ont fait toute la différence. Il enjoint l’État à mieux comprendre le marché informel qui s’est créé pour mieux l’accompagner. Somme toute, il faut trouver un compromis entre deux priorités conflictuelles de l’Asie du Sud : offrir du support aux classes rurales pauvres tout en protégeant ses ressources naturelles et son environnement.

L’auteur vient apporter des précisions à un certain nombre de théories avancées au sujet de la gestion des eaux souterraines, dont notamment celle de Grey et Sadoff sur la sécurité de l’eau, selon laquelle les institutions et les investissements publics en infrastructure favorisent la croissance économique. Or, Shah démontre que cela ne s’applique pas à l’Asie du Sud, où l’État a vocation à supporter les investissements privés en raison de la nature atomistique de l’irrigation. C’est ce chemin alternatif des pays à hydrologie variable qui a échappé à la théorie Grey et Sadoff car aucun pays développé n’a connu ce problème. Shah questionne également le rôle de l’autorité dans la gestion des ressources (Wittfogel, 1957 et Hunt, 1986). Un deuxième apport de cet ouvrage est de venir nuancer les critiques issues de la littérature scientifique et de la presse sur les traitant des excès de l’irrigation des eaux souterraines, pour rappeler que celle-ci a toutefois eu des répercussions socio-économiques bénéfiques et qu’il faut préserver ces acquis à travers la réforme de l’économie sud-asiatique de l’irrigation.

Bien que très technique à certains égards, puisqu’il s’adresse à une multitude de lecteurs dont des scientifiques et des ingénieurs, il est fort pertinent pour les historiens et les chercheurs qui s’intéressent au futur des ressources en eau et de l’agriculture en Asie. L’ouvrage est très éclairant du point de vue des sciences politiques et sociales en ce qu’il illustre de nombreuses théories (dilemme du prisonnier, asymétrie d’information, théories néoclassiques) à travers le comportement des irrigateurs. Aussi l’étudiant des relations internationales est-il amené à comprendre l’importance de l’histoire et de la sociologie lorsqu’il s’agit d’apporter des éléments de réponse à un enjeu géopolitique, afin d’éviter de calquer des modèles inefficacement et en tirant plutôt de ceux-ci des leçons applicables au contexte donné.

Estelle Ménard

  1. Théorème de Coase : si les coûts de transaction sont nuls et si les droits de propriété sont bien définis, il en résultera une allocation efficace.

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