La « création » géopolitique d’une langue africaine nationale : le cas du swahili

La « création » géopolitique d’une langue africaine nationale : le cas du swahili

« L’une des tâches fondamentales de la géographie est l’étude des interactions spatiales entre des phénomènes qui sont analysés par des sciences très différentes les unes des autres » écrit Yves Lacoste dans La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (2014). En conjuguant linguistique, anthropologie et sociologie politique, cet article met en évidence une dynamique de formation du national en s’appuyant sur l’exemple des langues africaines.


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En vert, l’aire de répartition du swahili en Afrique de l’Est

Le swahili est très parlant à cet égard puisqu’il est la première langue d’une petite minorité de personnes (autour des côtes kényanes et tanzaniennes et à Zanzibar) mais aussi une langue véhiculaire extrêmement répandue en Afrique de l’Est (entre 100 et 150 millions de locuteurs). Sa reconnaissance en tant que langue officielle en Tanzanie et au Kenya est néanmoins récente et reste peu discutée.
Comment l’analyse géopolitique éclaire-t-elle cette « création » d’une langue africaine nationale ?
Parce qu’il est soumis à une tension double à l’échelle locale et à celle internationale, le swahili devient un instrument légitime d’exercice du pouvoir, permettant son imposition comme langue nationale.

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Dans les pays où il fait office de lingua franca, le swahili côtoie une multiplicité de langues locales : la Tanzanie compte près de 131 langues, le Kenya 61, l’Ouganda 47, la République démocratique du Congo 22. La multiplication récente des écoles secondaires véhicule l’idéologie linguistique dominante des centres urbains dans les villages, créant ainsi un décalage linguistique. Le swahili s’impose dès lors comme langue nationale, et apparaît dans l’éducation primaire et dans les interactions quotidiennes. Dans cette configuration, les langues locales sont parlées au sein du foyer et dans les endroits de socialisation du village (bars, commerces). Cela ne signifie pas pour autant que le swahili est totalement absent de ces sphères. Une alternance codique s’opère : sur la langue locale employée (langue matricielle) viennent se greffer des termes ou expressions tirés du swahili (langue incorporée). Cette alternance varie en fonction des sujets de conversation : une discussion sur les travaux agricoles ou sur le quotidien du village se fera plutôt dans une langue ethnique locale (par exemple le hehe en Tanzanie), alors que pour parler de politique ou faire du commerce on emploiera davantage le swahili.

On peut reprendre ici l’observation que fait Nathaniel Gernez dans une école en Tanzanie : lors d’une réunion parents-professeurs, les enseignants parlent swahili pour affirmer leur légitimité et imposer leur autorité. Leur discours est ponctué de termes anglais, visant à prouver leur prestige, peu importe si la majorité des parents ne peut pas les comprendre. Le swahili incarne ici les institutions et permet la communication, l’anglais est la langue des élites, alors que le hehe est totalement exclu car perçu négativement, bien que ce soit la langue majoritairement parlée par les parents d’élèves.

Le swahili s’impose alors en tant que langue prépondérante ; les millions d’Africains de l’Est qui l’emploient dépassent de beaucoup le nombre des locuteurs natifs, très minoritaires. Elle s’intègre dès lors autant dans le champ institutionnel que, par le biais d’une alternance codique avec les langues ethniques locales, dans le cadre privé.

Si le swahili a bénéficié d’une large diffusion régionale par les réseaux de traite arabe à partir de Zanzibar, l’anglais, imposé durant la colonisation, est demeuré une langue de prestige en Afrique de l’Est. Il a par exemple été introduit dans les écoles de formation des instituteurs, et en règle générale la formation des élites y est associée. Il est ainsi présent dans le secondaire et le supérieur, et dans les hautes sphères de la vie politique et sociale.

Pourtant, une valorisation du swahili à l’échelle internationale intervient. Tout d’abord au niveau régional : en 1986, l’ancienne Organisation de l’Unité africaine, devenue Union africaine en 2002, recommande d’utiliser le swahili comme langue de travail de l’organisation. La Communauté Est africaine, rétablie en 2000, compte parmi ses objectifs la promotion de l’unité en Afrique de l’Est, notamment à travers la diffusion du swahili.

Il est également important de souligner la présence du swahili au-delà du cadre régional : cette langue est enseignée dans des universités en dehors de l’Afrique de l’Est, mais aussi en-dehors du continent africain. Cette assise universitaire s’accompagne d’efforts pour développer un métalangage et une terminologie scientifique en swahili, qui peut désormais être employé dans des travaux de recherche. Par ailleurs, c’est la langue africaine la plus présente dans des radios internationales comme la BBC, ou encore Radio Beijing.

On peut alors considérer que, dans les pays de la région des Grands Lacs, le swahili s’insère au sein d’une triglossie, selon le schéma langues locales/swahili et swahili/langues impériales. Dans les villages, les langues locales sont utilisées pour les interactions du quotidien, avec des interventions du swahili. Mais l’idéologie dominante superpose un modèle où le swahili occupe la position de langue du quotidien, et l’anglais vient le concurrencer sur le terrain du prestige et de l’éducation supérieure, avec ainsi une évacuation des langues locales du champ sociolinguistique. De fait en Afrique de l’Est l’anglais et le swahili sont des langues influentes, et pour de nombreux habitants le swahili est indispensable dans la vie quotidienne, associant valeur instrumentale (de même que l’anglais) et valeur sentimentale en tant que langue africaine.

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Une géopolitique du swahili doit ainsi être comprise à l’aune d’une double tension : à l’échelle locale (swahili/langues locales) et à l’échelle internationale (swahili/anglais). Il s’agit donc d’isoler les conséquences de cette double tension  pour illustrer la « création d’une langue africaine nationale ».

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Claude Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage, illustre ainsi la différence entre les deux types de connaissance scientifique : « Nous avons distingué le savant [technicien] et le bricoleur par les fonctions inverses que, dans l’ordre instrumental et final, ils assignent à l’évènement et à la structure, l’un faisant des évènements (changer le monde) au moyen de la structure, l’autre des structures au moyen d’événements » [1]. Il nous apparaît que cette distinction est de toute première importance pour les langues que nous avons décrites plus haut.

Les langues ethniques répondent parfaitement à ce besoin de « toujours s’arranger avec les « moyens du bord » » [2] qui caractérise le type du bricoleur (pas de codification, peu de spécialisation). A l’inverse, l’utilisation faite de l’anglais en Afrique de l’Est (où elle est la langue « des concepts ») permet souvent de répondre à la nécessité d’une approche technique dans les domaines politiques, économiques et sociaux.

Les deux types lévi-straussiens semblent ainsi rejoindre les deux découpages géographiques précédemment établis. Le swahili, compris dans sa tension à la fois avec les langues ethniques et avec l’anglais, doit donc hériter de caractéristiques des deux types afin d’être un instrument efficace pour le foyer comme pour l’Union africaine. Cela est permis par la « neutralité linguistique » du swahili [3] : il s’agit d’une langue qui n’est associée à aucun groupe dominant et qui ressemble aux autres langues bantoues dans sa structure et une partie de son vocabulaire (le verbe « ku-la » signifiant manger se retrouve ainsi dans un très grand nombre de langues ethniques). Sa structure extrêmement flexible et prévisible fonctionnant par préfixes permet un apprentissage rapide mais aussi l’incorporation une terminologie conceptuelle : « ki-jana » signifie le jeune alors que « u-jana » signifie le concept de jeunesse. Enfin, le swahili est une langue qui présente beaucoup d’emprunts lexicaux, notamment à l’anglais (« manajimenti » traduit management).

Il faut partir de ce lien qu’effectue le swahili entre l’échelle locale et celle internationale pour comprendre l’une des dynamiques de « création » d’un niveau national. La neutralité et la grande adaptabilité du swahili offrent une réponse :
–    A l’échelle locale aux carences de langues ethniques multiples et difficilement utilisables pour conceptualiser.
–    A l’échelle régionale (Afrique de l’Est) à la faible compréhension et utilisation de l’anglais et de ses règles syntaxiques, en s’appuyant sur un réseau de diffusion du swahili établi au cours de la traite arabe.

La double fonction d’une langue de « bricoleur savant » imposée par ces deux échelles permet au swahili d’être, au niveau national, la seule langue véritablement légitime (cela se vérifie au Kenya et en Tanzanie). Cette légitimité provient du fait qu’elle est compatible avec l’exercice du pouvoir tout en étant comprise aisément par la population.

Ce modèle de création d’un niveau national par la rencontre de tensions locale et régionale illustre ainsi une dynamique (qui n’en exclut évidemment pas d’autres) permettant de comprendre la volonté du premier président tanzanien, Julius Nyerere, d’arriver dans son pays à un bilinguisme swahili/anglais, ou la nécessaire diglossie aux parlements kenyans et tanzaniens. Enfin, il éclaire la diffusion de la culture swahilie, expliquant en un sens pourquoi, selon la phrase du romancier kényan Ngugi wa Thiong’o : « Alors que tout berger parlant swahili sait par cœur les poèmes politiques du grand guerrier anti-impérialiste somali Hassan, aucun paysan d’aucun pays d’Afrique n’est en mesure de réciter ne serait-ce qu’un vers des meilleurs poètes africains de langue européenne » [4].

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La perspective géopolitique nous aide alors à comprendre la création du swahili en tant que langue nationale, puisqu’elle permet de faire varier les échelles locale et internationale et d’analyser les tensions existant entre celles-ci. Cette analyse se veut ainsi une interprétation originale du modèle du diatope développé par Yves Lacoste : l’échelle nationale est structurée par les niveaux inférieur (échelle locale) et supérieur (échelle internationale). Le swahili comme langue nationale opère en effet un compromis entre langues ethniques locales et langue impériale. Celui-ci est rendu possible par la simplicité de sa structure et la possibilité de conceptualiser qui en découle, ainsi que par une dimension affective (en tant que langue africaine) dont les langues impériales sont dépourvues. Le swahili permet de ce fait de couvrir toutes les sphères sociolinguistiques, des interactions du quotidien à la communication politique, et de s’imposer comme l’une des seules véritables langues africaines nationales.

Pierre BONNET
Lea FONTAINE

Notes :

[1] LEVI-STRAUSS Claude, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, 1990, p.37
[2] Idem, p.33
[3] KISHE Anna M., « Kiswahili as Vehicle of Unity and Development in the Great Lakes Region », Language, Culture and Curriculum 2013 (Vol. 16), p. 218-230
[4] THIONG’O Ngugi (wa), Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique éditions, 2011, p. 137

Bibliographie :

  •  GERNEZ Nathaniel, « Langues locales et idéologie linguistique dominante (Tanzanie) », Autrepart 2015 (N° 73), p. 123-137
  • KISHE Anna M., « Kiswahili as Vehicle of Unity and Development in the Great Lakes Region », Language, Culture and Curriculum 2013 (Vol. 16), p. 218-230
  •     LACOSTE Yves, La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, La Découverte, 2014
  •     LEVI-STRAUSS Claude, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, 1990
  •    MAZRUI Alamin M., MAZRUI Ali A., « Dominant Languages in a Plural Society : English and Kiswahili in Post-Colonial East Africa », Revue internationale de science politique 1993 (Vol. 14, N° 3), Le système linguistique mondial en formation, p. 275-292
  •     THIONG’O Ngugi (wa), Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique éditions, 2011

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