Malaisie : d’hier à aujourd’hui, une société multiethnique en paix ?

Malaisie : d’hier à aujourd’hui, une société multiethnique en paix ?

Bahasa melayu, mandarin, tamoul, anglais : lorsque j’ai foulé le sol malaisien pour la première fois, j’ai été marquée par les diverses langues que j’y entendais parler. Dans la capitale, Kuala Lumpur, temples taoïstes, hindouistes, mosquées et quelques églises se côtoient dans les rues et forment une mosaïque culturelle et religieuse étonnante. Les trois ethnies dont sont issus la plupart des citoyens du pays semblent, d’un point de vue extérieur, se mélanger et former une société harmonieuse. Le pays offre ainsi aux touristes de plus en plus nombreux [1] la vitrine d’un pays à la multiculturalité exemplaire. Cependant, l’histoire de la Malaisie et les politiques qui y sont menées révèlent l’existence de tensions intercommunautaires.

Les élections législatives de 2008 et 2013 semblent indiquer que des divisions ethniques persistent dans la société malaisienne. Que penser alors de la multiculturalité du pays ? Retour en arrière et état des lieux.

Selon le Département des statistiques de Malaisie, le pays comptait une population de 31.6 millions d’habitants en 2016, et les estimations pour 2017 s’élèvent à 32 millions d’habitants, ce qui représenterait une augmentation de 1.3 %. Sa caractéristique la plus frappante est sa diversité. En 2010, le groupe ethnique formé par les Bumiputera (littéralement « fils du sol » en malais, ce terme désigne les peuples indigènes et l’ethnie malaise) représentait 67.4 % de la population, il s’agit donc du groupe majoritaire. Les groupes minoritaires sont les Chinois (24 .6 % des habitants) et les Indiens (7.3 %). Il est très important de dissocier, pour comprendre les questions ethniques en Malaisie, que le terme “malais” désigne l’ethnie et “malaisien” la nationalité de l’Etat.

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Carte de la Malaisie. Source : Eric Gaba d’après une carte du gouvernement Fédéral des Etats-Unis, disponible sur Wikimedias.

Géographiquement, la Malaisie est séparée en deux, ce qui s’explique par son histoire. Les Britanniques ont colonisé des Etats de la péninsule malaise à partir du 18ème siècle, et les ont rassemblés en 1946 en une Union malaise. Puis, le système d’administration de la colonie rencontrant une forte opposition de la part de la population locale, ils fondèrent en 1948 la Fédération de Malaisie, comprenant onze Etats. Ceux-ci sont : Perlis, Kedah, Pulau Penang (littéralement île de Penang), Perak, Kelantan, Terengganu, Pahang, Selangor, Johor, Melakka (ou Malacca, occupant une place centrale dans le commerce à l’époque de la colonisation) et Negeri Sembilan.

Cette Fédération de Malaisie ne comprenait pas Singapour, le Sarawak et le Sabah (la partie nord de Bornéo) avant l’indépendance en août 1957, obtenue à la suite d’une guérilla menée par le Parti communiste. Ils furent intégrés en 1963, puis Singapour fut expulsé de la Fédération en 1965. C’est ainsi que naquit la Malaisie actuelle, composée de treize Etats sans unité géographique.  Du côté occidental, sur la péninsule, se trouvent les onze états fondateurs de la fédération de Malaisie. A cela s’ajoutent deux territoires fédéraux : Kuala Lumpur, la capitale, et Putra Jaya, la capitale administrative depuis 1995. De l’autre côté de la mer de Chine du Sud se trouvent Sabah et le Sarawak.

 

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Putra Jaya, la capitale administrative, construite ex-nihilo à 20km de Kuala Lumpur, 2017. Crédit photo : Marie Mognard

L’histoire coloniale explique également la diversité de la population malaisienne. Au début du 20ème siècle, les Britanniques, faisaient face à un besoin accru de main d’œuvre du fait de l’expansion des mines d’étain, de la construction de chemins de fer et de routes, l’exploitation du caoutchouc et des plantations de café et de cocotiers. Ils ont donc favorisé l’immigration massive de Chinois, d’Indiens et, dans une moindre mesure, d’Indonésiens : pour ces trois groupes, l’entrée sur le territoire était complètement libre entre 1900 et 1927.

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“Merdeka !” (“l’indépendance !”) proclamée par Tunku Abdul Rahman, le 31 août 1957. Source : Gouvernement du Royaume-Uni. Disponible sur Wikimédias

Depuis l’indépendance en 1957, la cohabitation ethnique a traversé plusieurs périodes plus ou moins pacifiques. L’ethnicité est constituée de trois dimensions distinctes : la “race” [2], la religion, et la langue. L’identité liée à l’ethnie est donc plus forte que celle liée à la seule religion, langue ou “race” : elle rassemble des personnes partageant plusieurs facteurs d’identité plutôt qu’un seul. Ainsi, deux peuples peuvent partager la même langue mais ne pas ressentir d’appartenance à une même communauté du fait de différences fondamentales de religion, par exemple. Dans le cas des ethnies présentes en Malaisie, les Malais parlent bahasa melayu et pratiquent en général l’islam, tandis que les Chinois parlent mandarin ou un autre dialecte chinois, par exemple cantonnais ou hokkien selon leur région d’origine, et pratiquent beaucoup le taoïsme [3]. Les Indiens tamouls, originaires du sud de l’Inde, parlent tamoul et pratiquent l’hindouisme. Dans les pays multiethniques, l’Etat représente souvent l’ethnie majoritaire de la société qu’il gouverne, et la Malaisie ne fait pas exception.

La Constitution qui fonde l’Etat malaisien n’est pas égalitaire et accorde des droits spéciaux aux Malais. Ces droits concernent les seuls Malais : les peuples indigènes, bien que classés dans la même catégorie des Bumiputera, n’en bénéficient pas.  Dès 1946, avant l’indépendance, la formation de l’Organisation Nationale des Malais Unis (UMNO, United Malays National Organization), une formation politique militant pour une limitation des droits accordés aux non Malais, a mené en 1948 à une Fédération de Malaisie qui n’accordait que des droits très limités aux non Malais. Cette vision a été reprise en 1957 lors de la rédaction de la Constitution de l’Etat malaisien. Dans l’article 153, celle-ci fait état de « droits spéciaux » dans de nombreux domaines, dont l’éducation, l’industrie, les services publics, etc. Par exemple, dans le domaine de l’éducation, les Malais recevaient des bourses plus généreuses, bénéficiaient de quotas d’admission plus larges et d’exigences de niveau moindres que ceux s’appliquant aux non Malais. Ce volontarisme politique avait pour but de réduire les écarts de revenus et de chances entre les différentes ethnies présentes dans le pays, les malais étant désavantagés économiquement par rapport aux Chinois. En effet, la période coloniale avait créé une répartition du travail artificielle entre les ethnies : les Malais travaillaient dans l’agriculture, les Chinois dans l’industrie et les Indiens dans les plantations.

D’un point de vue politique, le premier gouvernement du nouvel Etat malaisien indépendant était formé d’une coalition appelée l’Alliance (aujourd’hui le Barisan Nasional, en français « Front National »). Celle-ci était composée de l’UMNO ainsi que de l’Association des Chinois Malaisiens (MCA, Malayan Chinese Association) et du Congrès des Indiens Malaisiens (MIC, Malayan Indian Congress). La coalition ayant toujours été dominée par l’UMNO, qui défend les « droits spéciaux » des Malais et une vision malaise de la nation, et le Premier Ministre de l’époque, Tunku Abdul Rahman, appartenait à l’UMNO. C’est aussi cet homme politique qui est à l’origine de l’expulsion de Singapour de la Fédération en 1965 : en effet, la forte majorité chinoise de la cité faisait que les Malais n’étaient plus majoritaires en Malaisie. La sortie de Singapour de la Fédération en 1965, contre la volonté de son Premier Ministre, Lee Kuan Yew, illustre donc le caractère hautement politique de la question ethnique en Malaisie.

La discrimination positive envers les Malais n’a cependant pas eu pour effet d’apaiser les tensions ethniques. Au contraire : si les non Malais se sentaient discriminés par l’Etat, les Malais considéraient que leurs droits n’étaient pas suffisants. En effet, la répartition des gains économiques de la montée en puissance de l’économie malaisienne était à leur désavantage : les Malais ont vu leur revenu par tête diminuer entre 1957 et 1970 alors même que le revenu par tête moyen national connaissait une augmentation de 25% [4]. Les tensions se sont donc accrues dans la population jusqu’à l’éclatement d’émeutes ethniques en 1969, dans le contexte des élections législatives. Durant ces évènements, qui se sont déroulés dans la capitale, des militants malais s’en sont violemment pris aux Chinois, groupe qui détenait la majorité des richesses du pays du fait de leur place prépondérante dans le secteur industriel. Ces émeutes ont été extrêmement violentes, faisant selon les chiffres officiels 104 morts, majoritairement chinois (les sources occidentales estimaient, selon le Time, ce chiffre plus proche de 600).

Suite à ces émeutes, le Premier ministre de l’époque, Abdul Rahman, a démissionné et a été remplacé par Tun Abdul Razak, père de l’actuel Premier ministre, Najib A. Razak. Tun Razak a mis en place une politique nommée Nouvelle Politique Economique (NEP, New Economic Policy) en 1971. La NEP, en vigueur de 1971 à 1990, consistait en une politique économique de rééquilibrage de la répartition des revenus et des chances en faveur des Malais, sans léser les autres communautés ethniques. Pour ce faire, la NEP a été le moteur d’une politique volontariste de croissance et a fortement contribué à l’émergence du pays. L’Etat est devenu en partie planificateur, intervenant dans l’activité économique via les entreprises nationalisées où des mesures de discrimination politique envers les Malais étaient en vigueur. Encore une fois, la NEP utilisait des mesures de discrimination positive comme des quotas ou l’accès privilégié à la propriété.

Ce type de politique de développement a continué avec la Nouvelle Politique de Développement (NDP, New Development Policy) de 1991 à 2000, et  la Politique de Vision Nationale (NVP, National Vision Policy) de 2001 à 2010 .

En plus du décollage que la NEP a permis à la Malaisie, il est essentiel de noter qu’elle a en partie atteint ses objectifs de réduction des inégalités interethniques et réussi à faire évoluer le partage entre secteurs économiques des individus. De plus, les politiques préférentielles ont fait augmenter la part d’individus malais accédant aux études supérieures [5].

Le rétablissement d’un certain équilibre dans la répartition des revenus et des chances en termes d’éducation et d’emplois, associé à une situation économique favorable depuis les années 1970 (la crise asiatique de 1997 exclue, de laquelle la Malaisie s’est remise assez vite grâce à une politique protectionniste) ont abouti à une société où les tensions sont apaisées.

Depuis 1969, la cohabitation des différentes ethnies paraît être pacifique : aucune autre émeute ethnique n’a eu lieu. Faut-il en conclure que la Malaisie est aujourd’hui une société multiethnique en paix ? L’économie du pays est toujours planifiée dans la même veine que la NEP, et les Malais font toujours l’objet de mesures préférentielles de la part de l’Etat dans de nombreux domaines. Les deux dernières élections législatives, en 2008 et en 2013, ont révélé des tensions renaissantes. Les populations urbaines ne ressentent plus le besoin des politiques préférentielles envers les Malais, celles-ci sont donc remises en cause. Les autorités et certains cadres du Barisan Nasional sont accusés de complaisance envers les discriminations, notamment religieuses, faites aux ethnies minoritaires du pays. Les individus qui y appartiennent se sentent régulièrement traités comme des citoyens de second rang, et ont donc voté, en 2008 et 2013, de façon à affaiblir l’emprise du Barisan Nasional, au pouvoir depuis l’indépendance. Il y a plusieurs causes à cette remise en question du système. D’abord, la discrimination positive, notamment dans le domaine de l’éducation qui force les Indiens et les Chinois à payer plus cher leurs études (car ils n’ont que très peu accès aux universités publiques). Ils ressentent un manque de valorisation qui les pousse à quitter la Malaisie : il y a donc une fuite des cerveaux significative.

D’un point de vue économique, la discrimination entre les ethnies fait souffrir la compétitivité du pays. Najib Razak, l’actuel Premier ministre, a tenté de réformer la politique préférentielle pour améliorer la méritocratie et la transparence. Mais cette volonté n’a pas pu être réalisée à cause de l’opposition de la frange droite de l’UMNO (le Perkasa), qui craignait que ces mesures ne causent préjudice aux Malais et ne porte atteinte à l’article 153 de la Constitution. Le chef du DAP, l’un des partis d’opposition, avait en 2008 lui aussi exprimé sa volonté d’abroger les mesures découlant de la NEP. D’origine chinoise, Lim Guan Eng avait reçu beaucoup de menaces par rapport à ce projet.

Finalement, il est indubitable que la Malaisie a connu une amélioration de la cohabitation des ethnies au sein de sa société. Les jeunes malaisiens urbains se sentent généralement appartenir à cette nation, qu’ils souhaitent partager avec les individus d’autres origines qu’eux, mais estiment de profondes réformes nécessaires. Néanmoins, les tensions sont aujourd’hui plus présentes qu’au lendemain des succès de la NEP, et les Malaisiens donnent parfois l’impression de vivre les uns à côté des autres plutôt que les uns avec les autres. Pourtant, à l’heure où l’islamisme radical perce en Asie du Sud-Est, la multiculturalité et la cohabitation au sein de la société malaisienne sont les meilleurs atouts du pays pour se protéger et faire barrière au djihadisme. Lors des prochaines élections législatives, prévues pour mai 2018, les responsables politiques devront montrer leur capacité à prendre en compte ces enjeux majeurs.

Marie Mognard

 

Notes

[1]        Les chiffres du tourisme sont en hausse constante depuis 2000. Voir http://www.veilleinfotourisme.fr/malaisie-malaysia-97233.kjsp

[2]        Le terme de « race » en anglais n’a pas de traduction littérale en français et ne revêt aucune signification raciste.

[3]        Une des religions pratiquées en Chine, voir http://www.chenmen.fr/?page_id=540

[4]       Chiffres issus de l’article de Faaland, Parkinson et Saniman (1990), voir bibliographie.

[5]             Chiffres issus de l’article de Mah (1985), voir bibliographie.

 

Bibliographie
Articles scientifiques

Faaland J., Parkinson J-R., Saniman R., « Growth and ethnic Inequality: Malaysia’s New Economic Policy », 1990, Londres, Hurst & Compagny.

Kaur A., « Labor crossings in Southeast Asia: Linking Historical and Contemporary Labor Migration », New Zealand Journal of Asian Studies, n° 11, Juin 2009. URL

Lafaye de Micheaux E., « Aux origines de l’émergence malaisienne : la Nouvelle politique économique », Revue Tiers Monde n°219, 2014. URL

Mah H.L., « Affirmative action, ethnicity and integration: the case of Malaysia », Ethnic and racial Studies, n°8, 1985.

Shamsul Haque M., « The Role of State in Managing Ethnic Tensions in Malaysia », American Behavioural Scientist, volume 47, 2003. URL

Sources institutionnelles

Département de Statistiques de Malaisie, « Selected Demographic Statistics Estimates, Malaysia 2017 », 2017 URL

Département de Statistiques de Malaisie, « Population Distribution and Basic Demographic Characteristic Report 2010 », 2010 URL

France Diplomatie, « Présentation de la Malaisie », dernière mise à jour le 11 août 2017. URL

Articles de presse en ligne

« Race war in Malaysia », Time ; 23 mai 1969. URL

« Malaisie : Putrajaya, nouvelle capitale artificielle », Le Journal International ; 30 septembre 2013. URL

« Élection en Malaisie sous tension ethnique, politique et religieuse », Le Journal International ; 25 Mai 2013. URL

« Tensions intercommunautaires au lendemain des élections », Courrier International ; 14 mars 2008. URL

« Élections : au-delà des clivages ethniques », Courrier international, 04 mai 2013. URL

« L’intolérance fait de gros dégâts », Courrier International, 17 mars 2011. URL

« Pourquoi le djihadisme ne perce pas en Malaisie (ou si peu) », Slate, 09 septembre 2017. URL

« Malaysia country profile », BBC, dernière mise à jour le 20 juillet 2017. URL

 

Photo en bannière : Les iconiques Petronas Towers, à Kuala Lumpur, symboles du décollage économique malaisien. Crédit Photo : Vlad Shapochnikov, disponible sur Unsplash it.

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