La construction de la défense européenne est un processus long, qui a connu des hauts et des bas. C’est aussi un processus complexe, qui est une création née de l’harmonisation des volontés des différents États-membres qui constituent l’Union européenne, mais qui est aussi le fruit de l’influence des institutions de l’UE qui œuvrent auprès des États-membres pour sa réalisation. La défense européenne doit être distinguée de la défense de l’Europe, car elle implique la défense des États de l’Union européenne (UE) par leurs propres moyens, et non simplement la défense du continent européen. Ainsi, dans la construction d’une défense européenne, l’Union européenne est amenée à assurer, au-travers de l’action des États-membres, les moyens de sa défense contre les menaces extérieures. Il s’agit d’empêcher que celles-ci portent atteinte à la sécurité des citoyens de l’Union et l’intégrité des États-membres. La construction de la défense européenne, qui est un processus encore loin d’être achevé, vivait probablement dans la décennie 2010 des moments qui l’ont rendue plus forte mais aussi d’autres qui l’ont particulièrement chamboulée. Entre pas en avant et pas en arrière, où en est la défense européenne aujourd’hui ?
Une défense européenne qui a subi plusieurs revers
Le choc du Brexit
Prononcé le 23 juin 2016 à la suite d’un référendum populaire, le Brexit a acté la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Si depuis, les discussions ont surtout porté sur le marché intérieur et les libertés économiques et de circulation, domaines les plus aboutis de la construction européenne, le Brexit assène un fort coup aux problématiques de défense. En effet, en quittant l’Union, le Royaume-Uni quitte ses structures, dont la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC), mais aussi et surtout la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC), qui est la branche opérationnelle et militaire de la PESC. On en observe principalement trois conséquences pour l’Union européenne.
Tout d’abord, cela signifie le retrait des contingents britanniques des missions et opérations de la PSDC. Le Royaume-Uni engageait 150 personnes au début de l’année 2017, pour une participation aux 15 missions et opérations en vigueur à l’époque [1]. Cela signifie aussi le retrait du Royaume-Uni des postes de commandement qu’elle occupait. Ainsi, le poste de commandement de EU-NAVFOR ATALANTA (opération de l’UE visant à lutter contre la piraterie aux abords de la Somalie), situé sur la base britannique de Northwood, a été transféré à l’Espagne en mars 2019. Le Royaume-Uni était aussi l’un des principaux contributeurs de l’opération SOPHIA; qui assurait une surveillance maritime en Méditerranée, un navire britannique était présent en permanence, et le Royaume-Uni apportait un solide financement pour l’entraînement des garde-côtes libyens. Londres était aussi fortement engagée dans l’opération ALTHEA en Bosnie-Herzégovine [2]. L’apport du Royaume-Uni en Operational Headquarters [OHQ] dans les exercices des Battlegroups devra également trouver repreneur [3]. En plus du retrait de personnel et de postes de commandement, on observe également le retrait des capacités militaires britanniques. Celles-ci représentaient entre 25 et 30% des capacités militaires des États-membres bénéficiant à l’UE, selon Wolfgang Ischinger et Stefano Stefanini, soit « trop peu pour le Royaume-Uni pour agir seul ; […] trop nombreuses pour que l’UE agisse sans [4] ». Si le retrait du Royaume-Uni de la PSDC a des conséquences humaines et matérielles directes sur les missions et opérations de l’UE, il est légitime de se questionner sur l’avenir de l’intervention de l’UE. Les 26 autres Etats (le Danemark ne prenant part ni à la PESC ni à la PSDC) assureront-ils un renforcement de leurs effectifs pour combler le départ des britanniques ? Risque-t-on d’assister à une diminution des moyens, et donc de l’ambition des missions et opérations de PSDC ? Le Royaume-Uni peut-il être remplacé comme étant le seul autre État-membre – avec la France – à pouvoir mener des opérations et missions et déployer des Operational Headquarters (OHQ) [5]? Ces questions se posent surtout pour un avenir proche, car les britanniques sont tenus de contribuer aux opérations et missions de PSDC pendant toute la durée de la période de transition ; soit jusqu’au 31 décembre 2020, si elle n’est pas prolongée. En revanche, il ne sera plus possible pour eux de participer au-delà de cette date tant qu’un accord n’aura pas été trouvé avec l’UE. En effet, si les États tiers peuvent participer aux opérations et missions de PSDC, ils doivent au préalable avoir signé un accord-cadre avec l’UE à cet effet. La question est donc bien plutôt de savoir si, à plus long terme, le Royaume-Uni sera mis au même niveau que ces partenaires tiers, ou bien si la relation avec les britanniques en matière de défense et de sécurité relèvera plutôt d’un accord unique qui faciliterait une coopération opérationnelle.
Malgré son départ, Londres affiche clairement une volonté de s’impliquer à l’avenir dans la sécurité et la défense de l’UE. Au regard de l’importance de la contribution du Royaume-Uni à la PSDC avant son départ, la poursuite de cette coopération en matière de défense européenne constitue un réel enjeu. En attendant qu’un éventuel accord en la matière voie le jour, une nouvelle initiative a été prise par le président français Emmanuel Macron. Il s’agit de l’Initiative Européenne d’Intervention [IEI], pour laquelle des lettres d’intention ont déjà été signées par les ministres de la défense de 13 États européens. Cette initiative permet, par son ancrage en dehors du cadre de l’UE, un partenariat opérationnel incluant le Royaume-Uni. L’IEI a pour vocation de faciliter l’intervention conjointe des forces armées des pays participant, grâce à la création d’un noyau dur de forces entraînées et prêtes à intervenir au besoin.
Par ailleurs, le Royaume-Uni étant un acteur militaire et diplomatique d’envergure, son départ pourrait se caractériser globalement par une perte d’influence de l’Union dans ces domaines. En effet, sans Londres, Paris devient l’unique puissance nucléaire et l’unique membre permanent du Conseil de Sécurité dans l’UE. Ainsi, en comparaison avec l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) on pourrait y voir un recul du poids de la défense et de la puissance diplomatique européenne. Cependant, si le départ du Royaume-Uni affaiblit l’UE par rapport à l’OTAN, Londres ne cherche pas à prouver à l’Union que sa participation à sa propre défense est accessoire. Si Londres maintient clairement que l’OTAN reste la pierre angulaire de sa défense [7], elle démontre par ailleurs sa volonté de continuer à participer à la défense européenne au travers des missions et opérations dans le cadre de la PSDC, des projets et initiatives de l’Agence Européenne de Défense ou encore du Fonds Européen de Défense. Le Royaume-Uni semble même appeler à une coopération encore plus approfondie qu’auparavant [8]. Cela montre l’importance de cette problématique et sa nécessité aux yeux des britanniques. Un rapprochement entre les deux acteurs dans ce domaine est probable si l’on regarde leurs intérêts mutuels. Par exemple, les zones d’intérêt de l’UE et de Londres en matière de PSDC se retrouvent particulièrement en Méditerranée, dans les Balkans et dans la corne de l’Afrique [9]. Ces espaces ne sont que partiellement pris en compte par l’OTAN, dont l’opération Sea Guardian en Méditerranée est l’une des seules initiatives couvrant une partie de ces zones. Certains pensent que l’imprévisibilité du Président des États-Unis Donald Trump, qui semble se détourner de la sécurité de l’Europe, motive Londres dans sa recherche de participation à la défense européenne.
Enfin, le départ du Royaume-Uni de l’Union a un impact financier non négligeable sur la défense européenne. Pendant toute la période de transition, Londres continue de contribuer financièrement au budget de PESC. Cependant, après le 31 décembre 2020, la Politique Étrangère et de Sécurité Commune risque d’en souffrir. Son budget finance notamment le Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE), les missions civiles de PSDC ou encore l’Agence Européenne de Défense (AED). Le prochain Cadre Financier Pluriannuel, document servant de base à la décision du montant total du budget de l’UE et sa répartition, décidera du montant attribué à la PESC. Concernant les opérations militaires menées dans le cadre de la PSDC, qui ne sont pas financées par le budget de PESC mais par les États-membres, ces derniers devront peut-être combler le manque de moyens humains et capacitaires en augmentant leurs propres contributions financières à ces missions et opérations [11].
Paradoxalement, il est aussi important de relever que le départ du Royaume-Uni n’a pas empêché certaines initiatives de fleurir en matière de défense européenne. La Coopération Structurée Permanente (CSP) a été activée en 2017 par 25 Etats Membres (outre le Danemark, le Royaume-Uni et Malte, tous les États-membres en font partie). Le Fonds Européen de Défense (FEDef) a été annoncé par l’ancien président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker en juin 2017. Le FEDef est doté de deux volets précurseurs. Le premier est le Programme européen de Développement Industriel de la Défense (PEDID), qui vise à financer le développement de capacités militaires. Le deuxième est l’Action Préparatoire de Recherche et de Défense (APRD), qui accorde des subventions aux projets de recherche et technologie. Il est possible que le départ du Royaume-Uni ait facilité certaines discussions, ayant notamment permis au Conseil européen de se réunir pour la première fois à 27 au sommet informel de Bratislava, pour annoncer la volonté de lancement de la CSP. Cependant, le Fonds Européen de Défense étant un instrument communautaire émanant de la Commission européenne et du Parlement, il n’est pas possible d’appliquer ce raisonnement pour cette initiative.
Les conséquences du Covid-19 sur la défense européenne
La crise sanitaire causée par la propagation mondiale du virus Covid-19 a eu de fortes répercussions en Europe. Si la défense européenne n’est pas le secteur au centre de l’attention, elle n’en reste pas moins touchée et risque d’être affaiblie pour les prochaines années. En effet, selon les chercheurs du German Council on Foreign Relations (DGAP) Becker, Mölling et Schütz, les conséquences de la crise financière du Covid-19 sur la défense européenne seront probablement beaucoup plus importantes que celles de la crise économique de 2008. En effet, l’industrie de défense européenne a déjà souffert de la crise de 2008 [12], ayant mené à une diminution du nombres de capacités militaires. De plus, les finances des États-membres devront subir un choc plus fort avec une perte de croissance supérieure à celle de 2008 à cause des mesures de confinement. Pour essayer de limiter au maximum cet affaiblissement de la défense européenne, le DGAP appelle à ne pas refaire les mêmes erreurs que pour la crise de 2008, c’est-à-dire à éviter des politiques non coordonnées de coupes des budgets nationaux de défense.
Outre le besoin d’une base financière solide, la coopération est une autre donnée essentielle au maintien d’une défense européenne. Jiry Sedivy, Chef Exécutif de l’Agence Européenne de Défense, insistait en avril 2019 sur ce point précis : « L’actuelle pandémie mondiale de Covid-19 et ses répercussions économiques, budgétaires et sécuritaires rendent la coopération européenne en matière de défense encore plus indispensable ».
Les missions et opérations de PSDC ont déjà commencé à ressentir les ondes de choc de la pandémie. Si les missions civiles et les opérations ont été ralenties, du fait de la mise en place de mesures sanitaires sur place et de l’évacuation de certains militaires européens touchés par le Covid-19, elles ont toutes été maintenues. L’UE semble donc capable, sur le court terme, d’assurer des missions et opérations tout en gérant une crise sanitaire. Selon le Professeur Daniel Fiott, analyste des politiques de défense à l’EUISS (European Union Institute for Security Studies), les armées des États-membres pourraient être confrontées à l’enjeu de maintenir leur engagement dans les missions et opérations récemment créées en Méditerranée et en Afrique, où la crise n’a pas encore atteint ses plus hauts sommets. L’enjeu sera donc bien d’assurer la pérennité de ces nouvelles missions et opérations, tout en assurant une certaine solidité face aux évolutions possibles de la crise sanitaire. Au-delà des conséquences immédiates, la résorption des finances des États-membres pourrait réduire le budget qu’ils accordent aux opérations et missions de PSDC à l’avenir. Concrètement, les mandats des missions et opérations pourraient ne pas être renouvelés. À plus long terme, la situation pourrait peut-être même se caractériser par un désengagement des États-membres et une diminution du nombre de missions et opérations menées conjointement par les armées des États-membres, par un investissement dans la défense européenne plus limité au profit des défenses nationales. Le budget consacré à la défense pourrait lui aussi être diminué au profit de politiques sociales et économiques nécessaires.
La crise économique qui s’annonce laisse planer un grand doute quant au prochain Cadre Financier Pluriannuel (CFP) 2021-2027 actuellement en cours de négociation au niveau européen. En matière de défense, le CFP est cette année censé définir le montant à allouer au Fonds Européen de Défense (FEDef) pour la durée 2021-2027. En effet, le budget du FEDef n’a pas encore été acté, et reste l’un des derniers points toujours en négociation dans le règlement du Fonds Européen de Défense. Initialement prévue à 13 milliards d’euros, la dernière proposition de Charles Michel, président du Conseil Européen, planait sur une enveloppe budgétaire réduite de moitié. La crise économique découlant de l’épidémie pourrait rendre les États-membres moins enclins à augmenter le budget du FEDef.
Cependant, ce fonds peut jouer un rôle important pour éviter la fragilisation des industriels européens de la défense et pour maintenir un certain degré de coopération entre les États-membres. Le Fonds Européen de Défense a vocation à financer le développement de capacités de défense, à toutes les phases du processus. Il accorde des subventions aux projets sur une base compétitive. Ainsi, en participant au financement de capacités par les industriels européens (condition d’éligibilité des projets aux subventions), le fonds a vocation à soutenir tous les industriels européens de la défense, y compris les petites et moyennes européenne Jean-Claude Juncker en juin 2017. Le FEDef est doté de deux volets précurseurs. Le premier est le Programme Européen de Développement Industriel de la Défense (PEDID), qui vise à financer le développement de capacités militaires. Le deuxième est l’Action Préparatoire de Recherche et de Défense (APRD), qui accorde des subventions aux projets de recherche et technologie. Il est possible que le départ du Royaume-Uni ait facilité certaines discussions, ayant notamment permis au Conseil européen de se réunir pour la première fois à 27 au sommet informel de Bratislava, pour annoncer la volonté de lancement de la CSP. Cependant, le Fonds Européen de Défense étant un instrument communautaire émanant de la Commission européenne et du Parlement, il n’est pas possible d’appliquer ce raisonnement pour cette initiative.
Les conséquences du Covid-19 sur la défense européenne
La crise sanitaire causée par la propagation mondiale du virus Covid-19 a eu de fortes répercussions en Europe. Si la défense européenne n’est pas le secteur au centre de l’attention, elle n’en reste pas moins touchée et risque d’être affaiblie pour les prochaines années. En effet, selon les chercheurs du German Council on Foreign Relations (DGAP) Becker, Mölling et Schütz, les conséquences de la crise financière du Covid-19 sur la défense européenne seront probablement beaucoup plus importantes que celles de la crise économique de 2008. En effet, l’industrie de défense européenne a déjà souffert de la crise de 2008, ayant mené à une diminution du nombres de capacités militaires. De plus, les finances des États-membres devront subir un choc plus fort avec une perte de croissance supérieure à celle de 2008 à cause des mesures de confinement. Pour essayer de limiter au maximum cet affaiblissement de la défense européenne, le DGAP appelle à ne pas refaire les mêmes erreurs que pour la crise de 2008, c’est-à-dire à éviter des politiques non coordonnées de coupes des budgets nationaux de défense.
Outre le besoin d’une base financière solide, la coopération est une autre donnée essentielle au maintien d’une défense européenne. Jiry Sedivy, Chef Exécutif de l’Agence Européenne de Défense, insistait en avril 2019 sur ce point précis : « L’actuelle pandémie mondiale de entreprises par un octroi de financements supplémentaires aux projets auxquelles elles prennent part [13]. Le critère de coopération est important pour la sélection des projets qui bénéficieront des subventions. En effet, il importe que le consortium présenté rassemble au moins trois entreprises établies dans au moins trois États-membres différents. Ainsi, la diversité étant favorisée, le FEDef milite aussi pour une plus grande coopération entre États-membres pour soutenir la Base Industrielle et Technologique de Défense Européenne (BITDE). Enfin, le FEDef va permettre le développement de capacités nécessaires aux États-membres à plus long terme pour faire face à l’évolution des menaces. Le budget de PESC, risque d’être lui aussi affaibli par les négociations autour du CFP. Ainsi, c’est tout l’instrument européen de sécurité et de défense qui risque d’être affaibli. Or, l’investissement dans le domaine de la défense porte ses fruits sur le long terme. C’est la défense future de l’Union Européenne dont il est question lorsque l’on parle des financements d’aujourd’hui. Il est difficile de prévoir quelles seront les menaces auxquelles l’Europe fera face d’ici une dizaine d’années. C’est pourquoi il semble important que les Etats Membres se concertent sur la gestion financière de la défense européenne des prochaines années.
L’épidémie du Covid-19 a montré et continuera de révéler l’importance de l’action des armées des États-membres dans le domaine de la crise sanitaire, et notamment le besoin d’une Europe qui protège. Les armées sont intervenues principalement sur la base d’initiatives nationales pour des opérations de rapatriement, de transfert de patients ou pour apporter des soins. Il faut cependant noter la mobilisation conjointe des armées des États-membres de l’European Air Transport Command dans des opérations d’évacuation et de rapatriement. L’engagement des armées dans cette crise pourrait partiellement donner un sens aux paroles du Président français Emmanuel Macron lorsqu’il déclarait le 16 mars 2020 que le pays était en guerre. Pour Daniel Fiott [14], la contribution des armées européennes à une crise sanitaire est devenue indispensable. Si la crise s’étend en Afrique, ou bien si le virus revient par cycles, leur participation à la gestion de ces crises sera à nouveau précieuse. De plus, contrairement à l’OTAN, l’Union européenne dispose déjà de cette coopération mêlant civil et militaire dans la gestion des crises. L’expérience de la gestion du Covid-19 est aussi une force qui lui permettrait de mieux faire face que l’Alliance à une éventuelle épidémie future.
L’un des dangers principaux pourrait être le manque de financement, qui pourrait entacher la capacité des armées européennes à réagir à nouveau face à cette crise : il faut donc, en prévision d’une nouvelle crise sanitaire future, apporter suffisamment de ressources financières aux armées européennes. La crise doit aussi permettre, afin d’utiliser efficacement ces financements, une meilleure coopération de manière à faire des économies d’échelle. De plus, selon lui, l’UE avait déjà construit avant la crise tous ses outils pertinents en matière de défense : ne reste plus qu’à les utiliser. Cependant, il ne faudrait pas que les aspects sécuritaires deviennent prioritaires par rapport aux aspects de défense. On aperçoit ainsi le risque que les futurs projets européens en matière de défense prennent une orientation plus sanitaire, au détriment du domaine de la défense pure. Cette possibilité est renforcée par les critiques qui ont été formulées sur le manque d’intervention de l’UE dans la crise. En effet, certains projets CSP à vocation de gestion de crise ou de soutien médical n’ont pas pu être utilisés ces derniers mois car encore trop peu matures. Daniel Fiott [15] envisage aussi la possibilité que les projets CSP ne soient pas tous mis en œuvre, à cause de la réduction des budgets nationaux, ce qui pourrait affaiblir l’initiative née en 2017.
Enfin, l’histoire montre que les crises de cette ampleur (et même de plus petite ampleur) peuvent mener à des replis nationalistes. L’Union européenne pourrait en faire les frais dans tous les domaines. Dans celui de la défense européenne, on aperçoit plusieurs scénarios : un manque de coordination dans la réduction des budgets de défense, un affaiblissement du soutien aux industriels européens pour des achats standardisés moins coûteux et plus rapides, une diminution du nombre de projets en coopération, etc. Le risque principal serait peut-être que les États-membres soient appelés à rabaisser le niveau d’ambition de l’Union européenne en matière de défense : qui dit moins de moyens dit aussi relativisation des objectifs. Ces discussions interviendront un moment où chaque État-membre présentera ses propres préoccupations. Le risque d’une cacophonie européenne n’est pas à exclure si les États-membres éprouvent des difficultés à se mettre d’accord sur les domaines de la défense à soutenir en priorité.
En dépit de la crise, des avancées en matière de défense européenne ont pu être menées. On a pu par exemple observer au mois de mars 2020 le lancement de l’opération IRINI. Cette opération remplace l’opération SOPHIA, son objectif étant de faire respecter l’embargo sur les armes en Libye. Elle a cependant souffert, depuis son lancement, de véritables difficultés extérieures (contestations libyennes) mais aussi de cohésion intérieure avec les menaces de retrait de Malte. Une autre avancée concerne la mission d’entraînement des forces armées maliennes: les États-membres se sont notamment mis d’accord pour lancer le cinquième mandat d’EUTM Mali, qui permet de renforcer la mission.
Ainsi, les principaux défis pour la construction de la défense européenne actuellement sont l’absence d’aisance financière et une diminution de la propension à coopérer. La crise liée au Covid-19 est venue rajouter de la difficulté à l’Union européenne, au moment où elle perdait l’un des plus gros contributeurs en matière de défense.
Le mûrissement de la défense européenne pose la question de l’autonomie stratégique
Malgré le pessimisme des deux sujets précédents, ces derniers ne masquent pas entièrement le progrès réalisé en matière de défense européenne. Tout d’abord, de nombreuses initiatives ont vu le jour ces dernières années, qui ont renforcé les structures de la défense européenne mais aussi son ambition. Par ailleurs, ces deux coups durs subis par la politique de sécurité et de défense européenne ont confirmé le besoin d’autonomie stratégique, notion qui a été particulièrement mise en avant ces dernières années.
En effet, la notion d’autonomie stratégique, si elle a pris naissance du côté du Livre Blanc français de la défense de 1994, a fait l’objet d’une appropriation croissante par les institutions européennes à partir de 2010 : la Stratégie Global de l’Union européenne [EU Global Strategy – EUGS] de 2016 s’intéressait déjà à cette notion. La Commission européenne s’est emparée du sujet dans son papier Reflection Paper on the Future of European Defence (2017) et plus récemment dans sa Stratégie Industrielle publiée en mars 2020. Par autonomie stratégique de l’Union européenne, il faut entendre l’Union comme acteur. L’UE a beau être une construction des États-membres qui la constituent, notamment pour les sujets de PESC et encore plus de PSDC, c’est aussi une institution dotée d’une personnalité juridique, de volontés et de moyens. Par conséquent, si l’autonomie stratégique résulte in fine d’une volonté des États-membres, elle ne peut se faire que si l’Union peut agir sous son nom propre, et pas seulement sous couvert de certaines États. D’ailleurs, c’est au nom de l’Union que sont engagées les opérations et missions PSDC. L’autonomie stratégique de l’UE, c’est une Union qui possède la volonté et les capacités d’agir sans dépendre d’acteurs extérieurs. Dans le concept de la défense, l’UE doit être en mesure d’assurer la défense de ses citoyens, de ses frontières, de ses valeurs, de sa souveraineté. Ainsi, l’Union ne devrait pas se reposer sur des tiers pour la fourniture de biens critiques. Au niveau opérationnel, il faut que l’UE puisse mener effectivement des opérations sans l’aide d’une puissance extérieure, dans ses zones d’intérêt. La notion d’autonomie stratégique n’est cependant pas unanimement acceptée, les définitions varient d’un État-membre à l’autre [18].
Quoi qu’il en soit, nous sommes encore loin d’une souveraineté européenne en matière de sécurité et de défense, car les États-membres de l’UE dépendent parfois d’autres États pour la fourniture de certaines capacités militaires. Au niveau opérationnel, les forces allouées sont encore trop peu nombreuses pour assurer une réelle capacité d’intervention. L’autonomie stratégique est la condition de la crédibilité de la souveraineté, soit la capacité pour l’UE à évaluer de manière autonome les situations, à avoir la volonté d’agir et à réussir effectivement ses interventions sans dépendre d’autres acteurs. Si l’UE se repose au moins partiellement sur des acteurs extérieurs (en témoigne la récente volonté allemande d’achat de 45 avions F-18 américains), le Brexit a aussi fait comprendre à l’UE qu’elle dépendait éminemment des apports financiers et opérationnels de chacun de ses États-membres, et que nous sommes encore loin d’une réelle politique européenne en matière de défense. La crise du Coronavirus a montré, mais non pas révélé, que le cyber devenait un enjeu important que l’UE devait pouvoir maîtriser pour garantir sa sécurité, en raison des différentes attaques informatiques subies sur les systèmes de défense européens. Plus que jamais, pour éviter son affaiblissement des répercussions de la crise sanitaire, il semble important de renforcer une base industrielle de défense européenne.
Ainsi, les États-membres ont pris conscience de la nécessité de se doter capacités militaires suffisantes pour réaliser les objectifs que l’UE s’est fixés en matière de PSDC dans l’EUGS de 2016. C’est là ce que vise le processus capacitaire européen. Sur la base d’un état des lieux des forces et d’une ambition militaire, ce processus en déduit une liste de capacités qu’il serait opportun de détenir, sur le modèle du processus de l’OTAN. Ce mécanisme permet aussi de mettre en avant une liste de missions prioritaires que l’UE se doit de pouvoir réaliser. Les produits de ce processus doivent servir de guide au développement capacitaire national ou en commun. Ainsi, chaque État-membre, en harmonie avec les autres Etats Membres puisqu’ils se basent sur les mêmes priorités, peut contribuer à renforcer l’autonomie capacitaire européenne. 47 initiatives en coopération ont ainsi vu le jour dans le cadre de la Coopération Structurée Permanente, et d’autres projets capacitaires majeurs ont été menés en coopération dans des cadres bilatéraux ou multilatéraux.
Or, l’autonomie capacitaire européenne ne pourra pas être atteinte si les États-membres se reposent sur des acteurs extérieurs pour la fourniture de capacités. L’un des problèmes dans ce domaine est par exemple celui des règles américaines ITAR, qui subordonnent la revente de produits américains à une autorisation des États-Unis. Ces règles ont notamment gêné la France dans l’exportation de ses Rafale à l’Égypte en 2018, car certains composants du Rafale étaient d’origine américaine. L’enjeu d’une autonomie industrielle européenne en matière de défense a été particulièrement compris dans la perspective du Fonds Européen de Défense, qui vise à stimuler les industriels européens de la défense mais aussi à assurer l’approvisionnement de certains composants, matériaux et capacités depuis le territoire européen lui-même. Un remaniement institutionnel au sein de la Commission a été effectué afin de pouvoir assurer la gestion des milliards d’euros que peut octroyer le Fonds Européen de Défense. Ainsi, une nouvelle direction générale a été créée, la DG DEFIS. C’est la première fois qu’un montant de cette ampleur pourrait être accordé, par le biais de l’Union européenne, au financement des capacités de défense.
Un autre instrument financier est en cours d’élaboration, cette fois-ci pour les missions et opérations. Il s’agit de la Facilité Européenne de Paix, un dispositif élargi de la Facilité Africaine de Paix, permettant de financer les opérations d’intervention et de stabilisation à l’étranger, au-delà du territoire africain. On observe également ces dernières années un renforcement de l’engagement opérationnel de l’UE, avec comme mentionné plus haut l’approbation du 5ème mandat pour EUTM Mali, ou encore la création du Military Planning and Conduct Capability (MPCC) [17] en 2017. Aujourd’hui, l’UE est engagée dans 6 opérations (d’intervention militaire) et 10 missions (civiles) de PSDC, grâce à l’engagement de 5000 militaires. L’UE semble donc actuellement pleinement investie dans la dimension opérationnelle de la PSDC.
Finalement, dans le cadre de la défense européenne, on observe aujourd’hui des mutations institutionnelles, une activation de leviers financiers et d’instruments de coopération, une volonté d’engagement plus forte sur le théâtre d’opérations, et des programmes capacitaires de long terme en coopération, qui se concrétiseront dans les prochaines années. Ces initiatives européennes ont été accueillies aux États-Unis par des critiques. C’est aussi, paradoxalement, ce jugement américain qui nourrit et justifie le débat sur l’autonomie stratégique de l’UE [18], tendance qui avait commencé plus tôt avec le Brexit et l’élection de Donald Trump [19]. Si la plupart des outils de la défense européenne semblent déjà faire partie du paysage européen, il faut relativiser l’avancée vers une autonomie stratégique européenne : beaucoup de ces outils sont récents, et il reste du chemin à parcourir. La construction de la défense européenne est peut-être plus poussée qu’elle ne l’a jamais été, motivée par les fragilités que les crises de ces dernières années ont révélées, faisant peu à peu prendre conscience aux acteurs de la défense européenne le besoin de son renforcement et de son autonomie.
Marie Dénoue
[1] Gouvernement de sa Majesté Septembre 2017
[2] Gouvernement de sa Majesté Septembre 2017
[3]“The UK’s role as the framework nation for the EU’s Battlegroup Roster – currently scheduled for the second semester of 2019 – would also have to be reallocated”, Jacobs et Vanhoonacker 2018.
[4] « […] too little for the UK to stand alone; (…) too much for the EU to do without it», Ischinger et Stefanini 2017.
[5] Jacobs et Vanhoonacker 2018
[6] Voir les différents documents publiés au nom du Gouvernement de sa Majesté.
[7] Voir les différents documents publiés au nom du Gouvernement de sa Majesté.
[8] “This future partnership should be unprecedented in its breadth”, Gouvernement de sa Majesté Septembre 2017.
[9] “Another reason for the UK to continue cooperating is its interest in many of the geographical and thematic areas of CSDP, where EU crisis management missions and operations can enhance UK national influence. For example, Britain and the EU share an interest in security developments in the Mediterranean, Ukraine, the Balkans, and off the Horn of Africa. The UK is as eager to combat piracy in Somalia and people smuggling across the Mediterranean as the EU, and this will not change after Brexit.”, Jacobs et Vanhoonacker 2018.
[10] Santopinto 2018.
[11] Tous les États-membres ne participent pas à l’ensemble des missions et opérations de l’UE, et seuls certains (dont l’Espagne pour EUNAVFOR Atalanta, l’Allemagne actuellement et bientôt l’Autriche pour EUTM Mali) prennent le commandement des opérations
[12] Becker, Mölling, et Schütz 2020
[13] Proposition de règlement du Parlement Européen et du Conseil établissant le Fonds européen de la défense-Résultat de la première lecture du Parlement européen(Strasbourg, du 15 au 18 avril 2019), Conseil de l’Union Européenne, 29 mai 2019, https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2019-0430_FR.html
[14] Fiott, Daniel, in Newsletter du CMUE n. 65, Mars-Avril 2020
[15] Fiott 2020
[16] Franke et Varma 2019.
[17] Le MPCC est le centre de commandement des missions et opérations de l’Union européenne. Il est basé à Bruxelles, et assure le lien avec les quartiers généraux des différentes missions et opérations sur place.
[18] Franke et Varna 2019
[19] “[…] since 2016, with Brexit and the election of Donald Trump, that studies on strategic autonomy have increased in number. Since that time, no fewer than six studies have been published”, Moro 2018.
Bibliographie
- Brexit
« Brexit et défense européenne, enjeux liés aux transferts de responsabilités britanniques », Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques, 16 avril 2019, http://fmes-france.org/brexit-et-defense-europeenne-enjeux-lies-aux-transferts-de-responsabilites-britanniques/
Ezerzer, Jérémie, « Les conséquences des différents scenarii du Brexit en matière de défense européenne », Nemrod – Enjeux Contemporains de Défense et de Sécurité, Janvier 2020, https://nemrod-ecds.com/?p=4400
Jacobs, An et Vanhoonacker, Sophie, EU–UK cooperation in CSDP after Brexit. Living apart together?, Dahrendorf Forum, 1er août 2018, https://www.dahrendorf-forum.eu/wp-content/uploads/2018/08/EU%E2%80%93UK-Cooperation-in-CSDP-After-Brexit.pdf
Chalmers, Malcolm, Brexit and European Security, Royal United Services Institute for Defence and Security Studies, Février 2018, https://rusi.org/sites/default/files/brexitsecurityimplications-rusi-wp-2018.pdf
Santopinto, Federico, Le Brexit et la défense européenne : un choix de fond pour l’Union, GRIP, 11 décembre 2018, https://www.grip.org/sites/grip.org/files/BREVES/2018/EC_2018-12-11_FR_F-SANTOPINTO.pdf
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- Covid-19
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- Autonomie Stratégique
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