La Syrie vue du Terrain

La Syrie vue du Terrain

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De gauche à droite : Hala Halabdalla, Zakaria Abdelkafi, Marie-Claude Slick, Joseph Daher, Arthur Quesnay ©Classe_Intern

 

Plus de cinq ans après le début de la révolution syrienne, aucune perspective de sortie de crise ne semble se profiler. Au contraire, nous assistons à une escalade de la violence, notamment du fait des bombardements d’Alep par les forces russes et l’armée du régime. Pourtant, les manifestations de 2011 étaient pacifistes, cherchant avant tout à défendre les droits de la population syrienne. Mais la forte répression du régime a entraîné la militarisation du mouvement avant que le conflit ne soit complexifié par l’intervention de l’Etat islamique et du PKK, mouvement transnational.


Cette conférence s’est déroulée au centre Panthéon à Paris le 25 novembre 2016. Elle était organisée par Classe internationale, en collaboration avec le think tank Noria, et l’association Souria Houria, créée en 2011 pour informer et sensibiliser la société française sur le conflit syrien. Marie-Claude Slick, médiatrice de ces débats, a été grand reporter pour TF1 et correspondante à Jérusalem et Moscou. Elle est également membre de l’association Souria Houria. L’objectif de cette conférence était de suspendre le temps médiatique afin d’apporter de nouveaux éléments de réflexion, venus directement du terrain.

  • Arthur Quesnay : la complexité du conflit et l’organisation de la population civile dans les zones insurgées
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©Classe_Intern

Arthur Quesnay est doctorant à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, co-auteur du livre Syrie, Anatomie d’une guerre civile (Voir notre compte-rendu ci-joint)

Au départ, la révolution syrienne ne concernait que deux acteurs : le régime et les insurgés. Progressivement le conflit s’est complexifié, notamment avec l’intervention du PKK, mouvement indépendantiste kurde, qui a créé un mouvement kurde syrien très centralisé, avec un modèle de gouvernement propre, faisant sa « révolution dans la révolution ». De plus, le PKK dispose d’une gouvernance efficace qui repose sur la création d’une situation de dépendance des populations locales faisant face à des pénuries, tandis que l’économie de la zone est dirigée par le parti. Tout au long de son histoire, le PKK a mis en œuvre diverses stratégies d’alliance en Syrie. A la fin des années 1970, il s’est en partie allié au régime, les Syriens ayant depuis eu la possibilité d’effectuer leur service militaire dans les rangs du PKK. Après s’être rapproché de la Turquie dans les années 1990, le gouvernement avait expulsé le PKK avant de se rendre compte de l’intérêt de s’allier à de tels partenaires locaux pour fracturer la population. Depuis, il existe donc une sorte de « deal implicite » entre le PKK et le régime syrien, le mouvement kurde devant mâter la rébellion au nord du pays. En échange, il peut prendre le contrôle de la zone et des bâtiments du régime sur place pour y établir sa propre administration. Une vraie distance entre le régime et le PKK n’a pu être prise qu’à partir de 2014, l’attaque de Kobané par l’Etat islamique ayant contribué à rapprocher le mouvement kurde des Etats-Unis. Les alliances du PKK sont donc extrêmement complexes. A l’Ouest, le mouvement combat avec l’aide du régime et de la Russie. A l’Est, à proximité des bases américaines du nord de la Syrie, onze camps d’entraînement ont été établis par le PKK grâce au soutien étasunien. Néanmoins, cette alliance n’est pas durable, le PKK étant considéré comme un groupe terroriste par les Etats-Unis et étant l’ennemi de la Turquie, membre de l’OTAN.

Malgré l’alliance de facto passée entre le PKK et le régime syrien, Joseph Daher, second intervenant, rappelle quant à lui que le gouvernement de Bachar al-Assad a toujours rejeté les demandes politiques kurdes et n’a jamais condamné fermement les attaques de la Turquie contre cette tranche de la population. De même, dans toutes les déclarations des mouvements d’opposition syriens ou du Conseil national syrien, aucune référence n’est faite au peuple kurde, seule une Syrie « arabe et musulmane » étant évoquée. Or, pour Joseph Daher, il sera impossible de construire une Syrie démocratique sans résoudre la question kurde.

En parallèle des revendications du PKK, le mouvement terroriste al-Nosra est devenu l’Etat islamique en Irak et en Syrie, suite à une scission interne. Daech se caractérise également par une forte autonomie et un modèle de gouvernance propre. Face à ces deux groupes se trouve le régime syrien, affaibli et n’ayant quasiment plus d’armée mais bénéficiant de l’aide iranienne et du soutien militaire russe. L’insurrection, quant à elle, est fragmentée mais dispose de diverses milices bien organisées et ayant de bons rapports avec les populations locales. Elles sont principalement présentes dans la région d’Idlib et à l’ouest d’Alep. Le front au sud du pays est gelé, le régime cherchant à y reprendre des forces tandis que la Jordanie maîtrise la frontière. Enfin, le Nord d’Alep est contrôlé par les forces kurdes. En août 2014, la Turquie a lancé l’opération « Bouclier de l’Euphrate », visant à empêcher la création d’une continuité territoriale entre sa frontière et d’autres positions du PKK. En trois mois, les forces turques ont perdu une vingtaine de chars, preuve de l’importance de leur engagement.

Arthur Quesnay s’est ensuite questionné sur la situation de la population syrienne dans la révolution. Au départ, les syriens ont tenté de se regrouper au sein de mouvements pacifistes. Face à la répression, les insurgés se sont concentrés dans des poches territoriales où il était facile de se protéger du régime. De son côté, ce dernier a choisi de se regrouper sur une partie du territoire national jugée « utile ». Le pays a donc été progressivement divisé en deux zones, puis en quatre après l’intervention de nouveaux acteurs. Dans cette situation, l’insurrection a peu à peu créé ses propres institutions et des administrations. Plusieurs conseils municipaux et gouvernorats ont ainsi été créés dans les zones contrôlées par les rebelles. C’est notamment le cas dans la ville d’Alep, qui s’est aussi dotée de tribunaux, de polices locales et où ces nouvelles institutions assurent la distribution de l’eau, de l’électricité… Ainsi, à l’été 2013, la localité présentait un bilan convenable et une réduction du nombre d’épidémies. Néanmoins, ce phénomène de création d’institutions par le bas a été concurrencé par un mouvement contraire. En effet, le Conseil national syrien, composé de divers partis, dont les Frères musulmans, a été reconnu comme seul représentant international de la Syrie. Or, son organisation et son fonctionnement sont totalement indépendants des institutions créées par les populations civiles. De plus, ce modèle initié par le bas n’a pu se développer que jusqu’à l’été 2013, date à laquelle les Etats-Unis sont restés passifs suite à l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad. Cette atteinte au droit international avait pourtant été présentée comme une ligne rouge à ne pas franchir par Barack Obama. L’absence de réaction américaine a alors porté un coup quasi définitif aux efforts de l’insurrection syrienne. Son dernier acte coordonné remonte à janvier 2014, lorsque les attaques conjointes de divers fronts rebelles ont permis de reprendre temporairement Raqqa à l’Etat islamique.

  • Zakaria Abdelkafi : A Alep, la répression d’un mouvement pacifique
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Zakaria Abdelkafi était photographe de guerre pour le compte de l’AFP, présent à Alep entre 2011 et 2015. Blessé à l’œil par un sniper, il a rejoint la France en 2015 pour être opéré. Ses propos étaient traduits par Hala Alabdalla, réalisatrice syrienne membre de l’association Souria Houria.

En tant que photographe, Zakaria Adbdelkafi a fait part de la souffrance des civils face au régime, notamment à Alep. Contrairement à ce qu’a pu faire penser le manque de médiatisation, la ville s’est très rapidement soulevée contre les troupes de Bachar al-Assad. Au mois d’avril 2011, 500 personnes ont manifesté pacifiquement au sein de l’université d’Alep. Les violences et les arrestations du régime ont été immédiates, de nombreux étudiants ont été chassés et interdit de poursuivre leurs études. Certains sont donc partis à l’étranger pour pouvoir étudier. A Alep, le premier « martyre » de la ville a d’ailleurs été un étudiant qui, arrêté pendant une manifestation, a été battu à mort sur place. De même, en juin 2012, trois étudiants de la faculté de médecine, amis de Zakaria Abdelkafi, ont été arrêtés pour avoir tenté de sauver des manifestants blessés. Morts sous la torture, leurs corps ont été retrouvés brûlés huit jours plus tard dans les rues d’Alep. Janvier 2013 aura été le théâtre d’un véritable massacre, 100 corps ayant été retrouvés dans une rivière, tous ayant les mains enchaînées dans le dos et une balle dans la tête. Dès que les civils ont sollicité l’aide de l’Armée syrienne libre, le régime a bombardé la ville et a fini par détruire l’Est d’Alep en 2014. Par la suite, l’année 2015 a été marquée par la continuité des batailles, faisant beaucoup de pertes humaines chez les insurgés. De plus, dans les zones rebelles, il n’y a quasiment plus d’écoles, le régime ayant visé ces établissements en priorité.

Actuellement, Alep subit un siège depuis trois mois ainsi que les bombardements du régime et de l’armée russe qui utilisent également des armes interdites par le droit international. 73% de la ville ancienne sont entièrement détruits et la localité ne compte plus que 271 000 habitants contre 1,3 à 1,5 millions avant la révolution.

  • Joseph Daher : militarisation et confessionnalisme
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Joseph Daher est doctorant, auteur du livre Hezbollah : the political economy of Lebanon’s Party of God, et créateur du site Syria Freedom forever.

Certains réduisent le conflit syrien à une opposition entre majorité et minorités religieuses, sous-entendant parfois qu’un dictateur permet au moins d’assurer un maintien de l’ordre. A cela s’ajoute souvent l’idée qu’il existe un exceptionnalisme du Moyen-Orient, région qui ne pourrait pas être étudiée de la même manière que les autres en raison du confessionnalisme.

Ce terme est né au milieu du XIXème siècle, avec les premières formes de confessionnalisme politique au Mont Liban, où l’appartenance religieuse a pris la place des appartenances féodales face à l’empire Ottoman et aux puissances occidentales. Il deviendra encore plus important au cours du XXème siècle, en raison des échecs militaires des mouvements du nationalisme arabe. Mais cette notion de confessionnalisme est surtout devenue une arme pour les régimes et les mouvements relevant de l’islam fondamentaliste au Moyen-Orient et en Afrique afin d’exercer leur domination. En Syrie, le confessionnalisme est une construction de l’Etat, entamée sous la présidence d’Hafez al-Assad (1971-2000), père de l’actuel dictateur. Ce confessionnalisme vise uniquement à diviser la population. D’ailleurs, le régime ne peut pas être qualifié d’alaouite dans la mesure où les membres de cette communauté ne bénéficient d’aucun avantage de sa part. Au contraire, avant les soulèvements, les alaouites constituaient la deuxième communauté la plus pauvre du pays derrière les kurdes. L’impression qu’un conflit confessionnel existe a également été renforcée par les politiques néo-libérales menées précédemment par Bachar al-Assad. En effet, le retrait de l’État de la sphère sociale avait provoqué son remplacement par l’action des divers clergés du pays, la population s’étant alors regroupée autour des groupes religieux.

La question religieuse n’a en réalité pas d’impact sur les choix militaires du régime qui cherche avant tout à éliminer toute tentative d’alternance politique en s’en prenant en priorité à des villes contrôlées par des organisations civiles locales. Le cas d’Alep est à ce titre significatif. La création sur place de conseils municipaux civils a été sanctionnée par des bombardements quasi quotidiens et un état de siège visant à porter un coup d’arrêt à la vie de ces institutions. La stratégie du régime vise également à se présenter comme un moindre mal. Pour cela, le gouvernement syrien a depuis longtemps laissé s’étendre les groupes terroristes, notamment en libérant certains de leurs leaders emprisonnés.

Comprendre la révolution syrienne ne peut donc pas se faire uniquement par le prisme du confessionnalisme qui est avant tout une arme utilisée par les régimes autoritaires. La Syrie étant constituée d’une majorité sunnite et de seulement 10 à 15% d’alaouites ou autres minorités, force est de constater que, mathématiquement, le conflit aurait été rapidement achevé s’il ne s’agissait que d’une opposition entre communautés religieuses. D’ailleurs, la brève trêve de février 2016 en est le parfait exemple : les manifestations alors organisées ont réuni de nombreuses personnes avec des slogans communs, indépendamment des appartenances religieuses.

  • Conclusion : les scénarios possibles de sorties de crise

Selon Arthur Quesnay, une transition politique est inenvisageable au sein du régime syrien. Il s’agit en effet d’un parti-Etat, ce qui suppose une cohésion interne extrêmement ferme rappelant celle de l’ex-URSS. La moindre ouverture pourrait être interprétée comme une faiblesse et pourrait provoquer des tentatives de renversements au sommet du régime.  Le système tient donc par la répression et par l’élimination ou la marginalisation de ceux qui proposent des changements internes.

Les frontières sont-elles viables au Moyen-Orient ? Pour Arthur Quesnay, l’Etat syrien est loin d’être en faillite, tout comme l’Etat irakien, l’Irak n’ayant pas été effacée par l’Etat islamique. A l’inverse, Bagdad parvient progressivement à reconstruire un Etat autour de l’identité chiite et face à Daech. De plus, en Syrie, l’objectif reste pour chaque partie la prise de Damas. Les frontières actuelles ne sont donc pas réellement remises en question, les stratégies visant toujours à reprendre l’ensemble d’un territoire donné.

Le régime a-t-il les moyens de continuer ? Pour Zakaria Abdelkafi cela ne fait aucun doute, d’autant plus que les soutiens militaires russes et de diverses milices ne souffrent d’aucune concurrence devant le silence du monde entier. A l’inverse, personne ne soutient l’Armée syrienne libre alors qu’elle a déjà réussi à repousser les forces du régime au nord d’Alep et combat désormais Daech. De plus, comme le souligne Joseph Daher, l’armée du régime ne combat pratiquement pas. Les soldats se contentent souvent de rester présents auprès de check points où ils proposent de laisser passer la population civile en échange de compensations monétaires. Entre 6000 et 8000 soldats à la solde du régime sont présents à Alep mais il s’agit essentiellement de combattants étrangers. Le gouvernement de Bachar al-Assad est d’autant moins inquiété que de nombreux syriens, notamment retraités, reçoivent leurs salaires et indemnités directement du régime. Il existe donc un intérêt pour eux à le voir se maintenir en place. De plus, en cherchant à détruire en priorité les écoles et les hôpitaux, le régime empêche l’avènement de toute alternative dans le domaine social.

Pour Joseph Daher, la résolution du conflit devra in fine passer par la mise en place d’une justice transitionnelle forçant les auteurs d’atrocités à rendre des comptes aux civils. Une redistribution sociale entre les différentes régions syriennes sera également indispensable, afin d’éviter le retour à un système féodal. Un régime séculier devra être instauré, avec une stricte séparation entre l’Etat et la sphère religieuse. « On ne construit pas la paix avec ce qui est à la source de la guerre ». Le gouvernement de Bachar al-Assad devra donc être renversé, l’origine de la guerre ne se trouvant pas dans un quelconque confessionnalisme mais dans les comportements du régime autoritaire.

Pour Arthur Quesnay, aucun retour en arrière n’est désormais possible. Celui qui parviendra à remporter Damas gagnera la guerre. Mais même dans l’hypothèse où le régime l’emporterait, il n’a désormais plus les moyens de se maintenir ce qui causera une profonde instabilité. Après qu’il ait déclaré qu’aucune transition ne semble actuellement possible, Marie-Claude Slick a demandé à Arthur Quesnay s’il pensait que le conflit allait durer. Réponse : oui.

Camille Savelli

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Toute l’équipe de Classe Internationale vous remercie pour votre soutien et votre fidélité. Nous restons motivés, prêts à vous fournir des articles toujours plus élaborés et incisifs sur l’actualité ! En espérant vous revoir très vite pour une nouvelle conférence !

Pour aller plus loin, lire nos articles :
– Alep, ou l’enterrement de la dignité humaine
– Décrypter le mot Djihad

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