Vie et mort d’un État, retour sur la disparition pacifique de la Tchécoslovaquie (II)

Vie et mort d’un État, retour sur la disparition pacifique de la Tchécoslovaquie (II)

Classe Internationale a décidé de se pencher sur un épisode pacifique de dissolution étatique, celui de la Tchécoslovaquie. Deuxième article d’une série qui souhaite étudier les différentes composantes du « divorce de velours », celui-ci s’intéresse aux inégalités politiques et économiques qui ont marqué la vie du pays.

Premier article disponible : Considérations historiques derrière la fondation de l’État tchécoslovaque

 Le 1er janvier 1993 a vu la disparition de la Tchécoslovaquie au profit de la République tchèque et de la Slovaquie. Elle vécut 74 ans. Contrairement à la Yougoslavie, elle disparut sans violence en dépit d’une opinion publique divisée. D’après les sondages d’époque, seulement 36 % des Slovaques et 37 % des Tchèques souhaitaient l’indépendance, toutefois 80 % de la population considéraient une séparation « inévitable ». Le cas de la Tchécoslovaquie se distingue enfin par son mode de dissolution : les citoyens tchécoslovaques ne furent pas invités à se prononcer sur la fin de leur propre État. Le Parlement la décida.

La fin de la Tchécoslovaquie n’est cependant pas la conséquence d’une dégradation continue du climat politique du pays, plutôt celle d’un mélange de facteurs historiques, économiques et politiques. Ce deuxième article revient sur les défis politiques et économiques auxquels la République fit face. Ces inégalités, vectrices de divisions, jouèrent un rôle important dans les débats qui suivirent la révolution de velours de 1989.

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1ère République Tchécoslovaque et Centralisme praguois

« Nous avons reçu un un mandat international pour créer une nation tchécoslovaque avec l’entrée des Slovaques dans la nation politique tchèque. La nation politique tchécoslovaque est désormais le principe » [1]

 Cette déclaration, prononcée pendant la conférence de la paix de 1919 par un député tchèque illustre l’opinion des politiciens d’époque. La république est organisée autour de la capitale Prague, la Tchécoslovaquie doit dépasser les nationalismes du passé.

Alors que la déclaration de Pittsburgh avait énoncé une autonomie politique et culturelle slovaque de principe,  la constitution de 1920 fait du château de Prague le centre décisionnel du pays. La centralisation politique est institutionnalisée.

Certes, en 1927, la Slovaquie devient une entité administrative à part entière. Malheureusement, toute autonomie politique lui est refusée. Trois projets de loi furent déposés (1921, 1930 et 1938) mais aucun n’aboutit. Au cours de la 1ère République, un seul des neuf Premiers ministres est d’origine slovaque [2].

Cette centralisation s’explique partiellement par la nature instable de la nouvelle république. La présence de différentes nationalités sur le territoire et l’existence de fortes disparités régionales ont poussé les politiciens à privilégier la centralisation. La constitution fait prévaloir l’unité et la stabilité sur le respect du pluralisme régional.

La domination tchèque est aussi le résultat d’une situation pratique, il existe un vrai manque de personnel qualifié slovaque. Dans les années 20, seulement 6 des 1300 fonctionnaires du ministère de la Défense sont Slovaques [3]. Assurer un minimum de proportionnalité est donc impossible, les fonctionnaires tchèques gèrent les affaires administratives du pays.

Enfin, les considérations nationalistes et psychologiques d’époque ne peuvent être mises de côté. Beaucoup de politiciens continuent à nier l’existence d’une spécificité nationale slovaque.

« Il n’y a pas de nation slovaque… les Tchèques et les Slovaques sont frères… seul un niveau de développement culturel les séparent […] en une génération, il n’y aura plus aucune différence entre les deux branches de notre famille nationale » – Président Tomáš Masaryk [4]

« Vous ne me ferez jamais reconnaître une nation slovaque. C’est ma conviction scientifique, je ne changerai pas… je maintiens que les Slovaques sont des Tchèques et que la langue slovaque n’est qu’un dialecte du tchèque… je n’essaierai pas d’interrompre quelqu’un qui déclare lui-même être slovaque, mais je ne permettrai pas qu’il déclare qu’il existe une nation slovaque » –  Président Edvard Beneš [5]

L’annexion des Sudètes de 1938 constitue la première crise d’existence de l’État tchécoslovaque. La région des sudètes est conquise par les Nazis et la Slovaquie vote son indépendance à l’unanimité le 14 mars 1939. Cette indépendance n’en est pas une cependant. Le gouvernement slovaque signe dès le 23 mars 1939 un traité de « protection » qui subordonne ses politiques économiques, militaires et diplomatiques au troisième Reich, ce qui revient à annexer de facto la Slovaquie à l’Allemagne de Hitler. Le gouvernement tchécoslovaque est en exil durant la Seconde guerre mondiale.

On voit encore ici l’importance du contexte sécuritaire dans la politique tchécoslovaque. La Tchécoslovaquie est née par la nécessité d’assurer la survie des nations tchèques et slovaques. La Slovaquie veut « exploiter » la sécurité offerte par le 3ème Reich pour déclarer son indépendance.

L’occasion manquée du Printemps de Prague ?

 La restauration de la République après la guerre aboutit à la mise en place d’une nouvelle constitution en mai 1948. Cette dernière transfère peu de pouvoirs législatifs aux régions, elle n’accède pas aux demandes d’autonomie de la communauté slovaque. Surtout, la domination du parti communiste fait disparaître toute marge d’action, le « praguo-centrisme » reste de facto la norme [6]. La constitution de 1960, qui institutionnalise le caractère socialiste de la Tchécoslovaquie, ne change pas cette logique.

L’année 1968 est une année charnière car elle voit apparaître un nouveau projet politique. Les réformateurs communistes mettent sur la touche le secrétaire Antonín Novotný et le remplacent par Alexandar Dubček. C’est le début d’une période appelée le « socialisme à visage humain », une tentative de conjuguer socialisme et démocratie. Dubček abolit la censure, réintroduit des principes économiques tels que la croissance et la politique de l’offre et de la demande. Surtout, il tente d’apporter une réponse à la question de l’autonomie slovaque.

Le programme du parti communiste adopté le 5 avril 1968 fait son autocritique [7]. Le parti reconnaît de « graves insuffisances » et l’existence d’un « système asymétrique » :

« Cette différence s’est manifestée notamment par le fait que les fonctions des organes nationaux tchèques ont été exercées par les organes centraux qui étaient placés au-dessus des organes nationaux slovaques, refusant ainsi à la nation slovaque une participation égale à la création et à la réalisation de la politique nationale ».

Pour aboutir à un « tournant de principe dans le règlement des rapports entre tchèques et slovaques » [8], le PC tchécoslovaque propose une fédéralisation de la République.

Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les armées des États membres du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. C’est la fin de l’expérience du socialisme à visage humain. Dubček réussit toutefois à amender la constitution, la Tchécoslovaquie devient fédérale par la réforme du 27 octobre 1968.

Il faut néanmoins nuancer les effets de cette réforme. La « normalisation » des années 70 vide le fédéralisme de toute substance, le contrôle du parti communiste inhibe les logiques fédéralistes. Le centralisme praguois reste la norme. À la chute du communisme, la solution fédéraliste se trouve décrédibilisée car elle n’a pas résolu la question des rapports entre Tchèques et Slovaques. L’État fédéral ne fut qu’« un cadre sans tableau » [9].

« Si la fédération avait résolu le problème de l’égalité des droits entre Slovaques et Tchèques, elle n’a pas résolu l’égalité de droits des slovaques et des Tchèques face au communisme. En fait, elle a peu apporté aux Slovaques, et même pratiquement rien » [10]

Ján Čarnogurský  – Premier Ministre slovaque entre mai 1991 et juin 1992

La fédéralisation n’est cependant pas restée sans conséquence car la création de deux républiques a segmenté la direction de l’appareil étatique. Elle a mis en place un cadre où l’appartenance nationale peut se développer et où les élites personnifient la défense des intérêts nationaux [11].

Le défi des inégalités économiques

 La Tchécoslovaquie fait aussi face à de fortes disparités régionales. Avant la Première guerre mondiale, la Bohème constitue la moitié du potentiel industriel de l’Autriche. La Slovaquie, elle, n’est qu’une région rurale de la Hongrie. Elle contribue seulement à hauteur de 8 % dans la production nationale. À cela s’ajoutent aussi des inégalités de développement humain. En 1921, 15 % de la population slovaque de plus de 15 ans est analphabète [12].

Pour répondre à ce défi, les dirigeants mettent en place des politiques de redistribution des revenus et d’éducation. Elles se traduisent par des investissements qui aboutissent à un rééquilibrage progressif entre les régions. En 1948, la contribution de la Slovaquie à la création du revenu national est de 14,2 % puis de 24,64 % en 1964 [13]. En 1989, elle est de 31,8 % alors que la population slovaque ne constitue que 33,7 % de la population tchécoslovaque [14]. L’égalité est presque atteinte.

Pour autant, ces politiques ne donnent pas entière satisfaction, elles n’ont pas répondu  à certaines différences structurelles. Les Tchèques se spécialisent dans les produits manufacturés que l’économie slovaque peine à développer de son côté, car elle se cantonne à l’industrie lourde, la production de matières premières et l’agriculture [15].  Dans les faits, les Tchèques sont toujours perçus comme ceux qui tiennent les rênes de l’économie. Dans le même temps, les politiques de redistribution se basent sur un transfert de fonds de l’économie tchèque vers l’économie slovaque. Sans surprise, les représentations de l’autre s’en trouvent affectées. D’après un sondage réalisé en 1990, 65 % des Tchèques considéraient « entretenir » la République Slovaque quand 58 % des Slovaques avaient l’opinion inverse [16].

Malgré le rattrapage économique, la Tchécoslovaquie n’a pas réussi à réduire les  inégalités économiques. Surtout, la chute du communisme et le changement de régime politique redéfinissent les champs politiques du possible. Les différences structurelles vont cliver le débat quant à la manière de mener la transition vers le capitalisme.

Stéréotypes et « représentations » de l’autre en Tchécoslovaquie

 Dans son ouvrage « l’imaginaire des Balkans », Maria Todorova analyse les rapports entretenus par l’Europe et la région ottomane des Balkans [17]. En prenant un axe Europe-Balkans, elle démontre comment certaines « perceptions de l’autre » peuvent aboutir à l’« essentialisation » des différences culturelles [18]. Elle décrit comment les différences de développement firent émerger l’image d’un centre européen « civilisé » en opposition aux Balkans « limités » et périphériques. Appliquer cette grille de lecture à la Tchécoslovaquie est révélateur d’incompréhensions qui illustrent « le malentendu tchécoslovaque » de Frédéric Werlhé.

Les Tchèques se considèrent plus avancés que les Slovaques par leur histoire, leur culture et leur développement économique. Ils jugent la période communiste comme un temps de « démodernisation »[19] qui a vu l’économie nationale régresser. Ils voient les Slovaques comme de simples ruraux (le secteur agricole est prépondérant) souffrant de retard économique.

La condescendance, si ce n’est le mépris, de nombreux Tchèques vis-à-vis des Slovaques se retrouve dans la presse et dans les déclarations politiques [20 infra]. Le journal Cesky Denik décrit en 1971 le secrétaire général communiste Gustáv Husák dans ces termes :    « un homme sophistiqué et en contradiction avec le stéréotype qui fait du slovaque un goujat des campagnes ».

L’opposition entre centre et périphérie trouve aussi écho dans la société tchécoslovaque. Prague domine Bratislava d’un point de vue économique, historique et architectural. Elle est un carrefour commercial où de nombreuses populations se rencontrent. Bratislava, elle, n’est plus la capitale du royaume de Hongrie depuis 1784 et son déménagement à Buda (plus tard Budapest). Son statut de « petite » capitale, située à 60 kilomètres de Vienne, l’empêche de jouer un rôle de contrepoids symbolique et politique. Les accusations de praguo-centrisme sont donc une dénonciation de l’opposition entre « centre » riche et prestigieux et « périphérie » pauvre et rurale. Les demandes d’autonomie slovaque sont une réponse politique face à cette « périphérie » ressentie.

La Première République slovaque, porteuse de ces inégalités entre les Tchèques et les Slovaques, est opportuniste pour les uns, légitimée par le contexte praguo-centriste pour les  autres. Elle illustre l’impact du politique dans les « perceptions de l’autre » [21]. Les Slovaques furent accusés de ne pas jouer le jeu de l’utopie nationale tchécoslovaque et de faire preuve d’ingratitude au vu, des transferts de fonds en leur faveur.

La dictature communiste et l’expérience fédérale mettent en suspens ces demandes d’autonomie sans toutefois les faire disparaître. La chute du communisme fait sauter le plafond de verre :

Il y a vingt ans, nous avons obtenu une organisation fédérative. Je serai très heureux et je crois et espère fermement que le totalitarisme fédéralisé va se transformer en fédération démocratique, que nous allons vivre comme deux peuple fraternels jouissant de leurs droits, dans l’esprit de leurs traditions et dans une amitié véritablement authentique [22]

Vaclav Havel (1989)

Cette citation illustre le caractère inachevé de l’État tchécoslovaque. Il n’y a pas eu dilution du nationalisme slovaque dans la nation tchécoslovaque. Le communisme n’a pas répondu à la tension entre le centre et la périphérie. Les inégalités de développement économique et culturel demeurent, générant dans les populations condescendance et ressentiment. La révolution de 1989 remettra le sujet sur la table, cette fois-ci d’égal à égal.

Fabien Segnarbieux

Troisième article disponible : Chute du communisme et défis posés lors de la transition politique du pays

[1] KIRSCHBAUM, Stanislav, Slovaques et Tchèques, essai sur un nouvel apercu de leur histoire politique, Lausanne, Éditions l’Age d’Homme, 1987, p.120

[2] Milan Hodža (1878-1944)

[3] RHOADS Cannon, The dissolution of Czechoslovakia: an historical analysis of the breakup of the federation, 2016

https://www.linkedin.com/pulse/dissolution-czechoslovakia-historical-analysis-breakup-rhoads-cannon

[4] WERLHÉ, Frédéric, Le divorce tchécoslovaque, Vie et mort de la Tchécoslovaquie, 1918-1992, Paris, Harmattan, p. 128

[5] Ibid p. 63

[6] KUKLIK Jan, Czech law in historical contexts, Prague, Karolinum Press, 2015, p.153

[7] adopté à l’issu de la session plénière du Comité Central le 5 avril 1968

[8] ÉDITION SPÉCIALE, Pourquoi Prague ?, Paris, Publications Premières & Tallandier, 1968, 699p.

Toutes les citations sont tirées de cet ouvrage journalistique sous la direction de Jacques Lanzmann

[9] ZATKULIAK JOSEF, « 1968 et la question nationale : Entre démocratisation et fédéralisation » in Jupnik Jacques & Fejtő François, Le printemps tchécoslovaque 1968, Bruxelles, Éditions Complexe, 1999, p. 109

[10] « Mouvement pour les libertés vicieuses », Documents, Prague, Académie de sciences de la République tchèque, Historia Nova – Maxdork, 1994, p.99

[11] CAROL SKALNIK LEFF, « Inevitability, Probability, Possibility : The legacies of the Czech-Slovak Relationship, 1918-1989, and the disintegration of the state » in Kraus Michael & Allison Stanger, Irreconcilable Differentes ?: Explaining Czechoslovakia’s Dissolution, Lanman, Rowman and Littlefield publishers, 2000, 368p.

[12] RUPNIK Jacques, Un bilan du divorce tchéco-slovaque [Transition démocratique et construction d’États-nations]. In: Critique internationale, vol. 2. 1999, La formation de l’Europe. pp. 91-115;

[13] ÉDITION SPÉCIALE, Pourquoi Prague ?, Paris, Publications Premières & Tallandier, 1968, p.156

[14] STRMISKA Zdenek. Quelques remarques sur « Le divorce tchéco-slovaque ». in: Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 26, 1995, no. 2, pp 183-194

[15] KIRSCHBAUM, Stanislav, Slovaques et Tchèques, essai sur un nouvel apercu de leur histoire politique, Lausanne, Éditions l’Age d’Homme, 1987, p.120

[16] WERLHÉ, Frédéric, Le divorce tchécoslovaque, Vie et mort de la Tchécoslovaquie, 1918-1992, Paris, Harmattan, p. 263

[17] Pour un résumé de l’ouvrage, se référer à l’article « Si les Balkans n’existaient pas, il faudrait les inventer » Maria Todorova et son « imaginaire des Balkans » publié le 1er août 2016 par Classe internationale

[18] TODOROVA Maria, Imagining the Balkans, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 59

[19] RUPNIK Jacques. Un bilan du divorce tchéco-slovaque [Transition démocratique et construction d’États-nations]. In: Critique internationale, vol. 2. 1999. La formation de l’Europe. pp. 91-115

[20] Voir les declarations de Masaryk et de Beneš

[21] KRAUS Michael & STANGER Alison, « Contending Views of Czechoslovakia’s Demise » in Kraus Michael & Allison Stanger, Irreconcilable Differentes ?: Explaining Czechoslovakia’s Dissolution, Lanman, Rowman and Littlefield publishers, 2000, 368p.

[22] ZATKULIAK Josef « 1968 et la question nationale : Entre démocratisation et fédéralisation » in Jupnik Jacques & Fejtő François, Le printemps tchécoslovaque 1968, Bruxelles, Éditions Complexe, 1999, p. 109

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