L’Ukraine vue du terrain : quelles perspectives deux ans après Minsk?

L’Ukraine vue du terrain : quelles perspectives deux ans après Minsk?

 

Le 14 janvier dernier Amnesty International et Noria organisaient, en partenariat avec Classe Internationale, une conférence sur les perspectives du conflit en Ukraine, deux ans après les Accords de Minsk.

1ère conférence : Quel bilan deux ans après les accords de Minsk ? 

Les intervenants étaient Guillaume Herbaut, Olivier Talles, Alexandra Goujon et Ioulia Shukan.

Guillaume Herbaut est photographe. C’est en se rendant à Tchernobyl en 2001 qu’il découvre l’Ukraine. Il couvre la « révolution orange » en 2004, raconte la vie des mineurs dans le Donbass, suit le retour des Cosaques et du sentiment national. En 2008, il photographie les tensions intercommunautaires en Crimée et poursuit son long travail dans les zones contaminées de Tchernobyl, pour lequel il sera récompensé en 2011 en recevant le Prix Niépce puis le prix France 24-RFI du web-documentaire. Depuis 2013, il suit la crise ukrainienne. Il a reçu le Visa d’or 2014 Magazine pour sa série « Ukraine : de Maïdan au Donbass » et a sorti un livre du même nom. En 2016, il reçoit le Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre Catégorie web journalisme-Jury International pour son carnet de route en Ukraine produit par Arte Info. Lors de la conférence, il a projeté une série de reportages vidéo réalisés dans le Donbass pour Arte Info. Ces reportages sont visibles ici.

Crédit photo : Arte
Crédit photo : Arte

Le second intervenant, Olivier Talles, est adjoint au service monde pour La Croix. Il est chargé des pays post-soviétiques depuis Octobre 2013. Il a couvert la révolution ukrainienne durant l’hiver 2013-2014, l’annexion de la Crimée, et le début du conflit à l’Est de l’Ukraine. Voyageant souvent dans le Donbass, il a effectué plusieurs reportages, notamment sur les victimes du conflit et les bénévoles. Il s’est rendu dans l’Est de l’Ukraine avec le photographe James de Caupenne-Keogh, dont les photos sont disponibles ici. Durant son intervention il a notamment souligné que deux ans après les accords de Minsk, une guerre « de basse intensité » continue, avec une ligne de front traversant les régions de Donetsk et de Louhansk relativement stable et près d’une dizaine de victimes chaque semaine depuis la signature des accords. Ceux-ci se déclinent en treize points et aucun aspect du volet politique ni militaire n’a été mis en œuvre bien que les accords précisaient que leurs modalités devaient être entérinées d’ici fin 2015. Faisant part dans son introduction d’une observation menée le 12 février 2015, jour de la signature de la deuxième version des accords de Minsk, à Schastya, les témoignages recueillis auprès des soldats mobilisés du côté ukrainien soulignaient l’impossibilité de la mise en place du processus de démilitarisation notamment en raison des offensives régulières du côté prorusse. Depuis leur signature, on assiste à des échanges de tirs quotidiens de part et d’autre de la ligne de front et le retour de l’artillerie lourde contrairement aux accords.

Vous retrouverez ici le reportage-photo de l’une de nos contributrices, dans la ville de Schastya.

En juin 2015, il se rend dans les territoires tenus par les séparatistes prorusses, dans la « république populaire de Donetsk ». Il décrit avoir rencontré « des pères de famille de trente ou quarante ans », se disant tous volontaires bien qu’ils soient rémunérés. Il souligne l’existence d’une forme de « professionnalisation » des armées d’un côté comme de l’autre. Les « bataillons de volontaires » formés au début du conflit en 2014 du côté ukrainien furent intégrés à l’armée régulière, par la mise en place d’un processus de contractualisation intervenu depuis la signature des accords de Minsk. Quatre mois après la signature des accords, il constate une intensité moindre dans les combats, mais le cessez-le-feu n’est toujours pas appliqué. Le point des accords de Minsk prévoyant le retrait des armes lourdes à 30 km de la ligne de front n’a pas été respecté, et les relations économiques entre l’Ukraine et les territoires tenus par les séparatistes pro-russes n’ont pas repris. Il décrit s’être également rendu dans la ville de Piskii, dans la banlieue de Donetsk, qui constitue un avant-poste des l’armée ukrainienne aujourd’hui en proie à de violents bombardements. Sous la coupe d’une interdiction d’ouvrir le feu par l’Etat major, les soldats ukrainiens décrivent « une guerre de lâches », dont l’artillerie fait entre quatre et sept blessés par jour du côté des forces ukrainiennes selon les informations officielles.

La troisième intervenante, Ioulia Shukan est chercheuse en sociologie politique et maître de conférences à l’Université de Nanterre. Elle s’est rendue de nombreuses fois en Ukraine pendant la révolution, et est l’auteur du livre Génération Maidan sur l’implication des citoyens ordinaires dans la révolution de l’hiver 2013-2014. Elle parle d’une société bouleversée et fatiguée par un conflit armé, au lourd bilan humain (plus de dix mille pertes civiles et militaires). La société ukrainienne s’est habituée à la guerre, décrite, selon les termes employés par le gouvernement, comme une « opération anti-terroriste. » Selon Ioulia Shukan, la société est majoritairement contre la mise en place des accords de Minsk dans leurs modalités actuelles :

– 50% de l’opinion publique est contre le statut spécifique du Donbass [1]
– 50,6% est contre des élections dans un contexte d’insécurité
– 18,6% soutiennent « l’opération antiterroriste » et parmi eux, elle observe des militaires, des anciens combattants, mais aussi des bénévoles, qui souhaitent une intransigeance face à la réconciliation.

Son travail décrit l’engagement des gens ordinaires qui avant le conflit n’étaient pas des activistes, mais se retrouvent aujourd’hui touchés directement ou indirectement par le conflit. Dès le début du conflit, durant l’été 2014, de nombreux citoyens ont mis en place des initiatives bénévoles de soutien aux victimes, aux militaires et aux déplacés. Ils bénéficient aujourd’hui d’une grande légitimité aux yeux de la population (60% d’opinion favorable). Seuls les bataillons de volontaires intégrés ou non aux instances gouvernementales bénéficient d’une telle légitimité et confiance de la part de la population. Ioulia Shukan estime que le président et le parlement n’obtiennent quant-à-eux que 11% d’opinions favorables dans les sondages.

Ioulia Shukan s’est ensuite attelée ensuite à déconstruire le phénomène du bénévolat. La première activité, et la plus importante, est la solidarité envers l’armée. Il s’agit d’une prise en charge quasi totale des besoins des militaires par des organisations de la société civile ou par des mouvements de bénévoles civils : approvisionnement en nourriture ainsi qu’en produits d’hygiène et de première nécessité, et approvisionnement militaire sur de l’équipement non létal (casques, gilets pare-balles). Les bénévoles mettent en place des plateformes de collecte de fonds pour acheter l’équipement nécessaire. Un autre aspect est l’assistance aux soldats blessés. Le bénévolat médical consiste en l’évacuation des blessés, l’achat de médicaments, la réhabilitation sociale des combattants, voire l’échange de prisonniers. La deuxième activité est l’aide au déplacement interne caractérisée par une aide aux civils qui fuient les zones de conflit. On dénombre au moins 1,7 millions de personnes déplacées depuis le début du conflit. Cette aide se traduit également par une aide à la réinstallation. La troisième activité est l’assistance aux civils toujours présents dans les zones de conflits. Certains bénévoles sont financés par des dons, principalement destinés à l’aide aux militaires, et par des organisations internationales telles que l’UNICEF ou l’UNHCR (le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés), ainsi que des ONG qui s’appuient sur les bénévoles ukrainiens pour la distribution de l’aide humanitaire. Certains bénévoles sont donc devenus salariés de ces organisations.

Ioulia Shukan parle ensuite du rapport entre les bénévoles et l’État et s’interroge sur un remplacement ou non des fonctions étatiques par ces initiatives au sein de la société civile. Il existe bien une coopération sur le terrain, avec un appui sur les institutions étatiques, notamment pour les hôpitaux. Mais cette coopération est ponctuelle. Pour la question des déplacés internes, il existe également un appui ponctuel de l’État, mais les bénévoles exercent surtout un important lobbying afin de changer la loi. Cela s’est notamment illustré par un grand nombre de bénévoles devenus fonctionnaires au sein du « Bureau des Réformes » du Ministère de la défense. Cela leur permet notamment d’agir pour définir légalement le périmètre économique de l’action des bénévoles. Elle remarque que l’implication des bénévoles dans l’appareil étatique pourrait éventuellement permettre à la population d’avoir davantage confiance en ces institutions.

Crédit photo : Libération.fr
Crédit photo : Libération.fr

La dernière intervenante, Alexandra Goujon, est une politologue française spécialiste de l’Ukraine et de la Biélorussie. Elle est maître de conférence à l’université de Bourgogne ainsi qu’à Sciences Po. Ses recherches récentes se concentrent sur les transformations politiques et sociales dans le Donbass et notamment à Slaviansk.

Selon elle, la fuite de Ianoukovitch puis l’occupation par les séparatistes a provoqué un effondrement politique local. Après la libération de la ville par l’armée ukrainienne, on assiste à une recomposition et à une démocratisation de la vie politique, avec l’apparition de groupes dits d’opposition, entraînant un pluralisme plus important qu’auparavant. Cependant, cette démocratisation est à nuancer avec un faible renouvellement des élites, certains conseillers municipaux ayant simplement changé de bord politique, ainsi que le maintien du clientélisme et une accointance entre le milieu des affaires et les élites politiques, certains profitant de la recomposition politique post-Maïdan pour asseoir leur pouvoir politique et économique.

Si le pouvoir local s’est faiblement renouvelé, il s’adapte aussi à ce qui se passe à Kiev : le changement de pouvoir n’a pas entraîné de changement de système, et l’administration reste corrompue. Les élites locales sont loyales au pouvoir central à Kiev, mais la municipalité de Slaviansk reste entre les mains de l’opposition au président Porochenko à travers la nouvelle alliance électorale, le Bloc d’opposition.

Son propos porte ensuite sur les transformations dans le domaine politique et dans le domaine de l’aide humanitaire. 
Sur le plan politique, plusieurs groupes de militants ont récupéré les idées de Maïdan, telles que l’exercice d’un certain contrôle sur l’élite politique locale ou la lutte contre la corruption. Les militants assistent notamment au Conseil municipal, où ils peuvent exercer une pression sur les dirigeants et leurs décisions. La pression passe aussi par la signature de pétitions en ligne, par l’organisation de manifestations ou de campagnes d’information afin d’alerter les citoyens sur les faibles avancées en matière de transparence budgétaire ou en matière de prise de décision.

En ce qui concerne l’aide humanitaire, les citoyens mobilisés constituent une sorte d’« État dans l’État », en formant un très large réseau au niveau national comme au niveau local. Les autorités locales renvoient souvent vers des ONG du fait des faibles ressources administratives dont elles disposent. Les citoyens se regroupent en comités ad hoc pour coordonner l’aide humanitaire entre les organisations internationales et les autorités notamment lorsque Slaviansk a du accueillir de nombreux réfugiés dans la deuxième moitié de l’année 2014. Alexandra Goujon cite en exemple le rôle des églises protestantes, qui collaborent avec la mairie de Slaviansk mais qui mènent également une multitude d’actions dans les villes et les villages proches du front, à Mironovsky par exemple : distribution de produits de première nécessité, reconstruction de maisons ou d’appartements, spectacles pour enfants. Une organisation humanitaire tchèque, People in Need, mène une action similaire d’envergure ; elle a également travaillé du côté séparatiste, en République populaire de Donetsk (DNR), mais s’est vu retirer son accréditation par les autorités de cette république fin novembre 2016.

Questions

Est-ce que la société civile pourrait intégrer la politique pour réduire la corruption ?
Ioulia Shukan : La principale coopération entre la population civile et les institutions étatiques se fait au niveau du Ministère de la Défense. Pour ce qui est des élections, la politique est discréditée aux yeux de la population, et les bénévoles auraient peur de se discréditer à leur tour en intégrant la politique. De plus, le pouvoir opère une récupération politique du bénévolat, provoquant une méfiance de la part de ces derniers. Ce sont surtout des journalistes, une quinzaine, qui se sont engagés en politique, au parlement, pour promouvoir les dossiers importants.

Quel est le rôle de la Russie dans le conflit ?
Olivier Talles : L’armée ukrainienne s’est reconstruite en deux ans, et on a aujourd’hui un équilibre des forces, sans compter l’intervention russe. Mais la présence russe est très importante, car les retraites et les salaires pour les militaires séparatistes sont versés en roubles. De plus, sans l’encadrement et l’approvisionnement militaire, la DNR s’effondrerait.

Que pense la société civile de la reprise de Slaviansk après l’occupation ?
Alexandra Goujon : La population ukrainienne est relativement passive, contrairement à ce que Maïdan a pu laisser penser. Il n’y a pas eu de mouvement de foule, ni d’adhésion massive au pouvoir séparatiste. Mais la population n’est pas non plus favorable à Kiev, elle ne se battrait pas pour le pouvoir contre les séparatistes, hormis quelques militants minoritaires très patriotiques.
Il faut faire la distinction entre les pro-russes et les pro-séparatistes, car la zone reste le lieu d’importants échanges avec la Russie.

Vous dites qu’il y a moins de bénévoles du fait de l’habitude à la guerre. Quelle est l’importance de la diaspora aujourd’hui ?
Ioulia Shukan : les activités de la diaspora se sont principalement activées pendant Maïdan, avec de l’aide humanitaire, un rapatriement des militaires blessés, l’envoi d’équipements médicaux. A l’étranger, les principales activités de la diaspora sont surtout des initiatives d’information sur la situation en Ukraine.U

Comment les bénévoles se définissent-ils ?
Ioulia Shukan : Selon le terme ukrainien, ils se définissent comme étant des « volontaires », ou bénévoles. Ce sont des personnes éloignées de la politique, ils pratiquent leur exercice civique de la citoyenneté, contre le gouvernement russe. Mais l’aspect politique est relégué au second plan, il s’agit surtout d’une gestion logistique très concrète. Il existe une grande solidarité entre les groupes, sans pour autant avoir une volonté d’agir ensemble, ni de concentrer leur action de façon collective. Ils pratiquent des échanges entre eux (vêtements, médicaments, matériel médical).

Alexandra Goujon : L’action des bénévoles recouvre l’ensemble du territoire national, et permet essentiellement de subvenir aux besoins de la population quand l’État ne le peut pas à travers des aides alimentaire et matérielle. Au sein des mairies, un réseau informel d’aide entre les villes s’est également mis en place.

Comment peut-on mesurer le soutien de la population dans les zones séparatistes ?
Ioulia Shukan : Il n’existe pas de sondages d’opinion dans la DNR, mais les soutiens à Kiev sont partis. La population est principalement passive. Les retraités, qui perçoivent des pensions de la DNR sont souvent nostalgiques de l’URSS. Le sentiment d’appartenance de la population dépend de la légitimité que le gouvernement de Kiev a à ses yeux.

2ème conférence : Un conflit qui s’enlise : quelles conséquences pour l’Ukraine ?

La première intervenante est Oleksandra Matviychuk, présidente du Centre des libertés civiles (CLL) d’Ukraine. Ce centre a été créé en 2013 à la suite des violences policières contre les manifestants du « Maïdan ». Son intervention portait sur “Un nouveau conflit gelé ? Les conditions de vie dans les territoires occupés du Donbass”.

Selon Oleksandra Matviychuk, au moment où une transition démocratique aurait pu être possible en Ukraine, et en particulier dans le Donbass, la Russie a enterré cette possibilité en entamant une guerre hybride contre l’Ukraine. Ainsi, son organisation tente de documenter les crimes contre les droits de l’Homme perpétrés à l’Est de l’Ukraine et en Crimée. Pour mieux comprendre la situation dans le Donbass, il faut comprendre comment tout a commencé. Elle soutient que l’acte fondateur de l’agression russe est l’envoi de militaires sans insignes pour exécuter les dirigeants locaux (comme Volodymyr Rybak, Président du Conseil suprême de 2012 à 2014 et membre du conseil local de Horlivka, retrouvé assassiné à Slaviansk en avril 2014) et s’emparer du pouvoir local. Cette mission a été facilitée par la fuite des représentants de l’Etat ukrainien au début de la guerre entraînant la vacance des fonctions régaliennes dans la région.

Dans le Donbass non-contrôlé par le gouvernement ukrainien, ce sont trois millions de personnes qui vivent sous occupation militaire des groupes indépendantistes prorusses. Le CLL a auditionné sept-cent personnes pour mettre en évidence un réseau secret de détention et de torture. Au fur et à mesure de l’étude, ils ont établi soixante dix-huit lieux de détention et torture, tous souterrains. Sur tous les auditionnés, la moitié a été torturée, seize ont été témoins de l’exécution d’un autre détenu. 12% des auditionnés sont des femmes. Le choix des victimes semble être aléatoire.

Pour illustrer ce qu’il se passe dans ces prisons secrètes, Oleksandra Matviychuk met en lumière le cas d’une jeune femme auditionnée : elle a été enlevée chez elle en pleine nuit alors qu’elle était enceinte de trois mois. Elle a passé une semaine et demie dans un sous-sol, à être régulièrement brutalisée, sans nourriture et sans soin. Elle déclare que quand elle rappelait être enceinte, les gardes lui rétorquaient que son enfant n’avait pas le droit de vivre étant donné qu’il serait pro-ukrainien.

Oleksandra Matviychuk explique qu’il est extrêmement difficile d’avoir une vision d’ensemble de ce phénomène, et de l’occupation en général. Néanmoins, ils ont établi un certain nombre d’abus, comme l’utilisation de combattants mineurs ou la généralisation des discriminations de genre.

Pour conclure, Oleksandra Matviychuk s’est exprimée sur le rôle de la Russie dans ce conflit. Alors que le pays nie sa participation, elle rappelle que les premiers chefs de guerre séparatistes étaient des citoyens russes. De plus, les territoires occupés dépendent, dans les accords de Minsk, de la Fédération de Russie. Par ailleurs, elle relève que c’est ce même pays qui était intervenu en Tchétchénie et en Géorgie. L’intervenante tire la sonnette d’alarme : justice ne peut être obtenue qu’en dénonçant les crimes contre les droits de l’Homme commis par la Russie via le canal légal, en passant par la Cour pénale internationale.

Le deuxième intervenant, Krasimir Yankov, est chercheur pour Amnesty International sur l’Ukraine. Son intervention portait sur les “violations des droits humains et enquête en Crimée sous occupation russe”. Il s’appuie sur un rapport qu’il a établi pour Amnesty International.

Il souhaite tout d’abord revenir sur ce qui a été dit sur le Donbass et apporter un autre angle d’analyse. Pour lui, ces « entorses » aux Droits de l’Homme sont le fait des pourparlers de Minsk, et en particulier de la clause sur les échanges de prisonniers. Les conditions de l’échange sont les suivantes : tous les prisonniers d’un camp contre tous les prisonniers de l’autre. Le problème ici est qu’aucun des deux camps ne sait de combien de prisonniers dispose l’autre camps, personne ne semble réellement le savoir. De cette incertitude découle un constat : les prisonniers échangés n’ont souvent aucun lien avec les organisations du camp auquel ils sont affiliés, mais ils sont enfermés du fait de leurs convictions.

Il rappelle que les services secrets ukrainiens ont aussi des prisons secrètes avec des histoires tout aussi choquantes. Pour son rapport, il a entendu quatre personnes qui ont été torturées par ces services secrets, et ont été contraintes de lire un texte face caméra, dans le but de convaincre les Russes qu’ils pouvaient être échangés contre des prisonniers ukrainiens. Cependant, quand des officiels de la République Populaire de Lougansk (LNR) et de la République Populaire de Donetsk (DNR) visionnaient ces vidéos, ils niaient tout lien avec ces personnes, et refusaient de les accueillir. Les personnes arrêtées se sont alors retrouvées dans un vide juridique.

Ces travaux ont permis d’établir un rapport présenté aux autorités ukrainiennes en juillet dernier. Elles ont refusé de le commenter et ont accusé l’organisation d’être pro-russe. Cependant, les dix-huit prisonniers mentionnés dans le rapport ont été libérés deux semaines plus tard. A leur libération, les détenus racontaient tous la même histoire : ils avaient été torturés, puis les services secrets ont tenté de les échanger en vain. Même si les autorités ukrainiennes refusent toujours de commenter ce rapport, elles accusent des « bandes armées illégales » d’être à l’origine de ces emprisonnements.

Krasimir Yankov s’est ensuite exprimé sur la situation en Crimée. Il s’y est rendu pour la dernière fois en septembre 2016, pour finaliser le rapport « Crimée dans l’obscurité ». Il estime que la péninsule a désormais disparu de l’agenda international, et qu’il découle de cela un sentiment d’impunité des autorités russes. L’annexion de la Crimée est en infraction totale avec le droit humanitaire international. Les Russes y ont remplacé la législation ukrainienne par la leur, et ont mis en place un appareil fortement répressif. Tout Criméen qui contredit l’autorité russe subit cette lourde répression. A la suite du référendum illégal qui a servi à légitimer l’annexion, et qui a permis de chasser les dirigeants pro-ukrainiens les plus connus, les autorités russes se sont attaquées aux plus petites figures dirigeantes des différentes communautés. Elles ont également interdit la liberté de la presse, elles ont bloqué internet et les informations par satellite.

Ceux qui ont le plus souffert de l’appareil répressif sont les Tatars. C’est la communauté qui a le plus fortement exprimé son désaccord avec le Kremlin depuis le début de l’occupation, et pour cela, tant ses membres que ses institutions se sont vues réprimés. Leur assemblée parlementaire a par exemple été supprimée. Les Tatars représentent deux-cents-cinquante mille personnes, soit environ 10% de la population de Crimée. Avec la suppression de l’assemblée, ce sont mille cinq-cents à deux mille personnes qui auraient été menacées, intimidés ou réprimées.

Yseult de Ferrière
Rémy Gendraud

[1] Le statut spécifique comprend une autonomie de la région du Donbass pour une période de trois ans, un régime économique particulier, il confère à la langue russe un caractère officiel, et prévoit la formation d’une milice locale sous le contrôle les autorités du Donbass.

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