Le Monde d’hier de Stefan Zweig : Récit d’un naufrage européen

Le Monde d’hier de Stefan Zweig : Récit d’un naufrage européen

 

Le Monde d’hier, souvenirs d’un européen,  ouvrage fondamental dans l’œuvre de Stefan Zweig, est considéré comme l’un des témoignages majeurs sur l’histoire de l’Europe, du début du XXème siècle à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Paru en 1944 et presque immédiatement traduit en anglais et en français, il est le dernier ouvrage de Stefan Zweig, qui se suicide peu après l’avoir achevé, en 1941. L’auteur est d’ailleurs l’incarnation, dans la mémoire intellectuelle de l’Europe, d’une génération « chargée de destin comme peu l’ont été dans le cours de l’histoire », selon sa propre expression. Ce destin, c’est celui d’une bourgeoisie cosmopolite, paisible et confiante au tournant du XXème siècle, portée à la tête de la plupart des régimes d’Europe, démocratisés au XIXème siècle. Cette génération qui a grandi dans l’idée de son inaltérable sécurité, a vu l’Europe se briser, à deux reprises, en un demi-siècle. Ce livre en forme de testament – Zweig, exilé au Brésil, s’est suicidé peu après l’avoir terminé – est fondamental pour comprendre le cataclysme symbolique qu’a représenté le premier XXème siècle pour les élites européennes. L’ouvrage revient aussi, et c’est ce qui forge aussi son intérêt, sur la décomposition de l’empire d’Autriche-Hongrie, l’éclatement de l’Europe des nationalités après la Première Guerre mondiale, et bien sûr la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche, et tous les nationalismes qui naissent ou se consolident dans l’entre-deux-guerres. Pour tenter d’intégrer cette analyse critique dans une réflexion plus générale sur l’histoire de l’Europe, il faut comprendre que le thème de la décomposition multiple et inaltérable du vieux continent est au coeur de l’ouvrage. Cette mésaventure européenne est déroulée chronologiquement par l’auteur, en trois étapes clés: la belle époque, la Grande Guerre et la dérive des fascismes européens de l’Entre-deux-guerre.

L’Europe de la sécurité d’avant 1914, rêve brisé de la Belle Epoque

 

 

Le thème de la sécurité est prépondérant dans toute la première partie du livre, qui s’articule en suivant le déroulement chronologique des évènements de la vie de l’auteur. Dans une première partie, il revient donc sur sa jeunesse, dans la Vienne d’avant 1914, capitale d’un empire certes affaibli au XIXème siècle, mais loin d’imaginer sa propre implosion. La sécurité est réellement un pilier du souvenir qu’a Zweig de cette époque. D’abord, au point de vue personnel. Zweig est le fils d’une riche famille juive autrichienne, enrichie par le labeur et la prudence au XIXème siècle, et moins intéressée par sa fortune que par l’élévation intellectuelle. Cette élite est, au début du XXème siècle, portée au sommet de sa puissance par la constitutionnalisation et la démocratisation de la plupart des régimes européens. Malgré de violents épisodes d’antisémitisme, notamment en Russie (où de nombreux pogroms sont perpétrés contre les Juifs),  mais partout en Europe (par exemple dans le cadre de l’affaire Dreyfus en France), le sentiment de sécurité dont se souvient Zweig semblait inaltérable, absolu. Les juifs n’étaient pas, en tout cas à Vienne, considérés différemment que les autres, bien au contraire, leur intégration allait de soi, répondant à des siècles d’histoire commune avec les autres communautés de la ville, les Allemands, les Autrichiens, et toutes les minorités de l’empire qui y étaient représentées.

Il est intéressant d’abord de comparer ce témoignage avec les faits. Le sentiment de Zweig est subjectif, bien sûr : si l’Europe n’a pas encore rencontré le traumatisme de la Première Guerre mondiale, elle a déjà connu les guerres et les massacres au XIXème siècle, et de nombreuses menaces pèsent sur sa sécurité bien avant 1914. Dans les Balkans, les nationalismes se déchaînent déjà et annoncent des heures sombres. Les juifs sont déjà victimes de persécution, notamment en Russie. En Italie et en Irlande, les retards de développement ont causé des épisodes de famine d’une grande violence, et une véritable hémorragie migratoire a pris lieu dans la deuxième moitié du XIXème siècle, durant laquelle les Etats-Unis ont accueilli des millions de migrants européens. Cette Europe de la sécurité financière et politique que relate Zweig, c’est donc avant tout l’Europe des élites et du mélange des cultures, à laquelle les juifs sont rattachés par leur nature cosmopolite de diaspora. Ce souvenir est d’ailleurs cohérent avec l’histoire personnelle de l’auteur, qui se souvient aussi de sa jeunesse, et donc naturellement s’en rappelle comme d’une période de confiance absolue dans l’avenir. Il écrit d’ailleurs « Jamais l’Europe n’avait été plus puissante, plus riche, plus belle, jamais elle n’avait cru plus intimement à un avenir encore meilleur […] qu’est-ce qui aurait bien pu interrompre cette ascension, entraver cet essor ? ».

 

Kaiser Franz Joseph I. beschert im Park von Schloss Wallsee seinen sieben Enkelkindern Ostergeschenke
François Joseph Ier, à Vienne. Aquarelle, 1910, Whilhem Gause. François Joseph était, selon Stefan Zweig, l’incarnation de la sécurité de l’Autriche-Hongrie d’avant-guerre.

 

De plus, il faut sans doute replacer ce souvenir de l’Europe de la sécurité, ce récit d’une Europe paisible et confiante, dans le temps de l’écriture. En 1941, Zweig assiste à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, qu’il qualifie de « suicide de l’Europe ». Il semble déjà décidé lui-même à mettre fin à ses jours, à l’instar du continent qui l’a vu naître et dont il a dû s’exiler. L’Europe d’avant 1914, dans cette mesure, incarne bien pour la génération de Zweig un rêve brisé, celui de la belle époque, période de douceur qui s’achève symboliquement par l’assassinat de François-Ferdinand, héritier du trône de l’empire d’Autriche-Hongrie. Là-encore, le récit de cet évènement en fait un tournant pour l’Europe selon Zweig, mais en réalité, dans la plupart des pays d’Europe, l’évènement n’a pas cette portée médiatique. Zweig en parle surtout comme d’un choc, une sorte de première détonation avant la tempête de la Première Guerre mondiale. Sur ce point, il est difficile de ne pas voir un souvenir construit en fonction de la suite des évènements. C’est en tout cas ainsi que se termine, le 28 Juin 1914, « l’enfance de l’Europe », selon la formule de Stefan Zweig. Il écrit : « Alors, le 28 Juin 1914, retentit à Sarajevo ce coup de feu qui, en une seconde, fit voler en mille éclats, comme un vase de terre creux, ce monde de la sécurité et de la raison créatrice dans lequel nous avions été élevés, dans lequel nous avions grandi, et où nous nous sentions chez nous ».

 

1914-1918 – La Première Guerre mondiale, l’expérience d’un traumatisme généralisé

 

Zweig revient longuement sur la Grande Guerre, qui occupe presque la moitié du livre. Dans son témoignage, il évoque différents aspects de ce traumatisme au cours duquel l’Europe de sa jeunesse s’est fracassée. Sur la question des causes de la guerre, il est intéressant de lire l’avis de Zweig. Aujourd’hui encore, les historiens sont partagés entre les responsabilités et les causes, et c’est notamment la rationalité des dirigeants de l’époque qui est en question. Sur ce point, Zweig écrit « Si aujourd’hui on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte. » Pas donc de rationalité, mais plutôt une ivresse généralisée, et même une inconscience de la réalité de la guerre. Déjà, dans ce souvenir, Zweig relate ce sentiment d’assister à une « inquiétante ivresse de millions d’êtres ». Il fait ainsi apparaître le souvenir d’une fièvre générale, européenne, à l’égard de la guerre et du nationalisme, qui est probablement la vraie responsable de la Première Guerre mondiale.

Sur le déroulement de la Guerre, Zweig revient notamment sur sa propre expérience, c’est-à-dire son séjour en Suisse, dernier bastion de la paix, où il s’est retrouvé avec tous ses amis européens qui prônaient, comme lui, le pacifisme. Romain Rolland, bien sûr, est en bonne place parmi ceux-ci. Vieil ami de Zweig, il partage avec lui une même vision de l’Europe d’avant-guerre et de rêve brisé associé à une jeunesse définitivement perdue. Zweig cite d’ailleurs Romain Rolland « Nous sommes entrés dans une époque de grands sentiments de masses, d’hystéries collectives, dont on ne peut encore absolument pas prévoir la puissance en cas de guerre. » Cet épisode de premier exil semble fondamental pour Zweig, qui reste un long moment sur son passage en Suisse. Finalement, il semble associé ce pays comme le dernier refuge des pacifistes d’Europe, qui s’y sont réuni pour se protéger et qui y ont assisté au naufrage de l’Europe. La Suisse est donc intimement associée au traumatisme de la Première Guerre mondiale pour Zweig et sa génération d’amis intellectuels et pacifistes. 

 

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Transport de troupes allemandes, 1914-1918. Crédit: German federal archives.

 

Enfin, l’ouvrage donne le récit très autrichien que Zweig fait de la Grande Guerre. Cette perspective est due à la filiation de l’auteur avec l’empire d’Autriche-Hongrie, qui a consacré sa vision du monde dans un régime semi-démocratique conservateur, avant d’imploser durant la Première Guerre mondiale. Pour en parler, Zweig invoque métaphoriquement la fuite en Suisse du dernier empereur d’Autriche, Charles Ier. A la frontière austro-suisse, il a lui-même assisté à cet évènement alors qu’il attendait au poste-frontière. Le train de l’empereur s’est arrêté, et dans une sorte de cérémonie improvisée, Charles Ier en est descendu, a fait quelques pas, a regardé les montagnes autrichiennes, puis il est remonté. L’un des plus vieux empires européens, symbole du monde d’hier, héritier du Saint Empire romain-germanique, a disparu en quelques minutes, le temps d’une pause à la frontière austro-suisse. Zweig raconte ainsi l’implosion symbolique d’un système politique qui avait survécu à la naissance des nationalismes au XIXème siècle, et dont la destruction rebat totalement les cartes en Europe centrale.

 

1918-1941 – Du nationalisme au nazisme : l’expérience de la défaite de l’Europe des idées 

 

 

L’Europe d’après 1918 est totalement détruite selon Stefan Zweig. Il écrit : « L’Europe, notre patrie, pour laquelle nous avions vécu, était détruite pour un temps qui s’étendrait bien au-delà de notre vie. » L’absence de tout espoir marque donc clairement toute la seconde moitié du livre, qui couvre la période de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à 1939. Déjà dans son récit de l’éclatement de la Guerre en 1914, Zweig mentionne la fièvre nationaliste des masses qui se jettent presque joyeusement dans le conflit le plus meurtrier de l’histoire. D’ailleurs, Il fait de l’apparition du nazisme la conséquence d’une filiation directe entre cette idéologie destructrice et barbare et la brutalité déjà existante des nationalismes européens de début de siècle. Il raconte d’abord son retour à Vienne après la Première Guerre mondiale.

Dans ces rues où il a grandi, qu’il a connu si prospères, Zweig assiste à la ruine de son pays. La misère ronge la société et la dignité du peuple autrichien est sévèrement blessée : Zweig en témoigne en racontant l’impudeur des spéculateurs étrangers qui s’enrichissent sur la misère de l’empire déchu, notamment les vendeurs de viande argentins qui profitent des pénuries pour faire grimper les prix. Il évoque également les épisodes d’inflation record et la période des années 1920, durant laquelle la société autrichienne, comme ailleurs en Europe, est transformée par le traumatisme. Le récit de ces « années folles » autrichiennes en fait une période de décadence dans laquelle l’auteur ne reconnaît plus le pays de sa jeunesse, ni la société qui l’a vu grandir. La démesure, l’impudeur et l’outrance sont les nouveaux mots d’ordre de l’élite autrichienne après 1918, et les valeurs de la belle époque, la prudence, le conservatisme et la pudeur sont oubliées. C’est peut-être là, d’ailleurs, sur le plan des valeurs fondamentales, que peut le mieux se voir le sentiment de défaite de l’Europe des idées dont témoigne Stefan Zweig.

 

Anschluss Österreich, Wien
Des dirigeants nazis défilent dans Vienne après l’Anschluss perpétré par l’Allemagne, 1938. Crédit: German Federal Archives.

Zweig revient finalement assez rapidement sur l’émergence du nazisme et l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Sur le premier thème, il se dit simplement peu surpris par la brutalité du mouvement, pas plus que par son essence propre : un nationalisme débridé et un antisémitisme qu’il sait déjà sanguinaire. C’est donc sur un ton de désespoir et de fatalisme qu’il décrit l’inhumanité des nazis. Il écrit d’Hitler « Mais refuser à une vieille femme ou à un vieillard épuisé le droit de reprendre haleine quelques minutes sur un banc, cela était réservé au XXème siècle et à l’homme que des millions de gens adorent comme le plus grand de ce temps ». Comme en écho du début du livre, où il raconte l’intégration naturelle de la communauté juive dans la société autrichienne, il revient donc sur l’antisémitisme latent dont fait preuve l’Europe du nazisme et du fascisme dans les années 1930. Il écrit, page 497 : « C’est seulement maintenant que, pour la première fois depuis des siècles, on imposait de nouveau par la force aux Juifs une communauté dont ils avaient perdu la conscience […] la communauté de l’expulsion. » Devenu apatride, Zweig témoigne bien, en dernier lieu de son ouvrage, de cette immense blessure personnelle que lui inflige son époque, celle de le privé de sa patrie, l’Autriche.

La fin du livre est marquée d’ailleurs par une sorte de grande fatigue à l’égard du nouveau monde que l’auteur s’apprête à quitter. Il écrit pourtant, à la dernière page : « Mais toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu ». Ce passage, qui paraît étonnant à la première lecture, est finalement assez cohérent avec le message général du livre : après avoir assisté à la destruction du monde dans lequel il a grandi, l’auteur ne peut simplement plus lutter contre la fatigue et le désespoir, et affiche une sorte de sérénité vis-à-vis de la mort qu’il choisit. De même, cette dernière phrase, comme un symbole, est aussi intéressante au vu de la suite de l’histoire : après la mort de Zweig, la Seconde Guerre mondiale a fini par se terminer et l’Europe s’est reconstruite, sur les bases d’une paix commune, comme renaissant des cendres de l’Europe des idées que Zweig prétend perdue en 1941. C’est bien dans cette synthèse, à première vue paradoxale, entre la fatalité de sa vie et un espoir qui survit malgré tout, que s’inscrit l’ouvrage de Stefan Zweig et sa vie. Plus qu’un simple témoignage historique, ce livre un véritable chef-d’œuvre et doit être un pilier de la nouvelle entreprise européenne qui a commencé après 1945 et que nous devons à nouveau protéger de l’implosion de nos jours.

 

 

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Stefan Zweig et son épouse, Lotte Altmann, à Rio en 1940.

 

Samuel Morin 

 

Bibliographie

Romain Rolland, Au-Dessus de la mêlée, Petite Bibliothèque Payot, 1915

Romain Rolland, Stefan Zweig, Correspondance, 1910-1918, Albin Michel, 2014

Donald Prater, Stefan Zweig, Biographie, Editions de la table ronde, 1999

George L. Mosse, De la Grande Guerre au Totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Editions Pluriel, 2003

Pierre Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire et le présent, Maspero, 1981

Article : Saul Friedlander, « Les Juifs, la mémoire et le présent de Pierre Vidal-Naquet », les grands thèmes d’une histoire immobile, Le Monde Diplomatique, 1981. https://www.monde-diplomatique.fr/1981/06/FRIEDLANDER/36210

Jean Béranger, L’empire Austro-Hongrois, 1815-1918, Armand Collin, collection U, 2011

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