Afghanistan : état des lieux, dynamiques, perspectives

Afghanistan : état des lieux, dynamiques, perspectives

Le 7 octobre 2001, les États-Unis, à la tête d’une coalition internationale, répliquent aux attentats du 11 septembre en lançant l’opération Enduring Freedom sur l’Afghanistan. L’objectif est de renverser l’émirat islamique des Talibans, accusé de complaisance voire d’alliance avec Al-Qaida, tout en menant une « croisade contre le terrorisme » selon les mots de George W. Bush. Chassés du pouvoir en quelques semaines, les chefs talibans sont traqués, tandis que l’International Security Assistance Force (FIAS) tente de mener une transition politique. 

L’unité politique affichée lors de l’adoption d’une nouvelle constitution 2004 vole rapidement en éclats. L’État afghan manque de légitimité aux yeux de larges franges de la population, qui prêtent allégeance, contrainte ou volontaire, aux Talibans. La mission de state building de la FIAS se transforme rapidement en une opération de police, et la coalition internationale s’embourbe face à la résilience des Talibans. 

État de la question

La situation en Afghanistan est la conséquence directe des attentats du 11 septembre 2001 : le cœur du problème est à l’origine sécuritaire. Si l’éradication de la menace terroriste d’Al-Qaïda et de ses relais afghans est actée, l’objectif de reconstruction du pays est encore loin d’être atteint. L’opération de “contre-insurrection” de l’OTAN menée par la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) ne parvient pas à remplir sa mission, en raison d’une coopération chaotique entre les acteurs militaires et politiques : la stratégie de state building, avec ses trois mots d’ordre nettoyer, tenir, construire, n’aboutit pas, tandis que le soutien de la population afghane au gouvernement et à la coalition internationale reste relatif.

Les Talibans, principalement pachtounes, concentrés aux frontières du Pakistan, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan n’ont pas été éradiqués, et ne le seront probablement pas à moyen terme (voir la carte en annexe). Réfugiés au Pakistan, leurs leaders continuent à mener bataille, jouissant de nombreux sympathisants sur le terrain, dont le nombre augmente à mesure que l’opération militaire s’enlise. Dès 2007, les attentats-suicides et les engins explosifs improvisés (de l’anglais improvised explosive devices) se multiplient, menant le président Obama à fournir 40 000 hommes supplémentaires à la FIAS en 2009. L’élimination d’Oussama ben Laden le 2 mai 2011, leader d’Al-Qaïda et symbole du terrorisme international, ne change pas la donne : pour autant, Barack Obama annonce en juin 2011 un retrait progressif de ses hommes, conformément à sa promesse de campagne de désengager les États-Unis des théâtres d’opération au Moyen-Orient. De 132 000 hommes en 2011, la FIAS passe à 28 000 fin 2012.

Les États-Unis justifient ce retrait sur le terrain comme un passage de relais aux forces afghanes, qui maillent plus ou moins finement l’ensemble des provinces dès la fin de l’année 2014 : la mission de l’OTAN devient alors indirecte. Il s’agit de « former, de conseiller et d’assister » les forces afghanes. Pour autant, l’élan des Talibans se confirme, tandis qu’une ramification régionale de Daech, l’État islamique-Khorassan (IS-K) se développe, et que les violences s’intensifient. Si l’emprise territoriale des Talibans est difficile à déterminer, toujours est-il qu’ils disposent de fiefs importants le long de la frontière avec le Pakistan, et parviennent à mener des opérations insurrectionnelles hors de cette sphère d’influence traditionnelle.

La question centrale concerne donc l’établissement d’un dialogue avec les Talibans, que 18 ans de guerre n’ont pas détruits, au contraire. L’apparition de l’État islamique laisse craindre que l’Afghanistan ne redevienne un incubateur du terrorisme international, rendant de facto nécessaire une approche conjointe avec les Talibans, acteur essentiel au vu de son emprise territoriale.

Le gouvernement d’union nationale formé autour d’Ashraf Ghani et d’Abdullah Abdullah depuis 2014 semble relativement stable, mais leurs nombreux désaccords empêchent une véritable reconstruction du pays. De leur côté, les Talibans, dirigés depuis 2016 par l’émir Haibatullah Akhunzada, créent une véritable administration parallèle dans les territoires sous leur joug : ils lèvent les taxes, rendent la justice, et cogèrent avec les représentants de l’État afghan écoles et hôpitaux. Pour autant, le dialogue politique ne prend pas, malgré plusieurs initiatives nationales : en 2010, le président Hamid Karzai lance le Haut Conseil pour la paix, visant à instaurer une paix afghane, conduite par des Afghans, sans grand succès. De son côté, la communauté internationale tente de trouver des solutions multilatérales : ainsi en 2011 se tient la première réunion du Processus d’Istanbul, regroupant 15 pays, 17 observateurs et des organisations internationales comme l’OTAN ou l’Organisation des pays islamiques. Ces deux échelles entrent en concurrence au lieu de se montrer complémentaires, en témoigne les refus du président Karzai de participer aux rencontres de Kyoto, de Doha et de Chantilly en 2012.

Enfin, après 18 ans de guerre, l’Afghanistan reste un pays exsangue, sous perfusion internationale : 50% de son PIB provient de l’aide internationale en 2014, sans perspective de redémarrage à court-terme. Avec plus de 6 millions de déplacés (en Iran, au Pakistan, ou ailleurs), il est impossible de mener une vie politique normale, d’autant que la démocratie importée de l’étranger ne concorde pas avec les logiques claniques sur le terrain. Enfin, la déstabilisation continue de l’État afghan sert de tremplin aux trafics de drogue, en particulier l’opium, véritable manne financière pour divers groupes politico-mafieux, dont les Talibans. La reconstruction politique et économique du pays ne pourra pas précéder le processus de paix, mais doit l’accompagner une fois celui-ci mis sur les rails

Tendances contemporaines

La question du Pakistan est centrale dans ces cycles de négociations : les autorités afghanes accusent notamment Islamabad de servir de base arrière aux Talibans, voire de participer à l’organisation d’attentats sur leur sol. Ces passes d’armes diplomatiques ne font pas pour autant dérailler le dialogue : si voir dans les Talibans une simple émanation du gouvernement pakistanais est simpliste, considérer comme nulle l’influence d’Islamabad sur leur action est naïf. Au vu du refus public des Talibans de négocier avec Kaboul (ce qui n’empêche pas des contacts secrets), le Pakistan semble être le pivot permettant d’avancer vers une solution politique.

Donald Trump l’a d’ailleurs compris, mais le président américain est contraint de mener une politique ambiguë à l’égard du Pakistan et des Talibans. En décembre 2018, il annonce l’annulation d’une aide financière d’1,3 milliard de dollars, estimant que les moyens mis en œuvre par les autorités pakistanaises pour lutter contre les actions terroristes des Talibans ne sont pas suffisants. Parallèlement, et conformément à ses promesses de campagne, Donald Trump prévoit de désengager la moitié des 14 000 soldats américains présents en Afghanistan, et les acteurs régionaux semblent sommés de prendre

leurs responsabilités, ce qui n’est pas sans inquiéter les faucons de Washington. Les deux choix du président américain semblent a priori contradictoires : d’un côté une pression financière inédite, de l’autre un desserrement de l’étau militaire. Le désengagement américain permet en réalité de répondre à une condition des Talibans pour approfondir leur dialogue avec Washington. Les États-Unis sont en effet un médiateur essentiel dans le conflit, les Talibans refusant de négocier avec le pouvoir afghan. À ce titre, la shuttle diplomacy [1] 1 menée par le représentant américain Zalmay Khalilzad entre Kaboul et les Talibans permet de maintenir le contact, sans succès visible pour le moment.

La Russie est également impliquée dans le dossier afghan : si ses aspirations concordent parfois avec celles des États-Unis, notamment à propos de l’éradication de l’État islamique au Khorasan, leurs relations tendues sur d’autres dossiers empêchent de faire converger les initiatives. La Russie craint en effet une contamination terroriste dans les pays d’ex-URSS en Asie centrale, et jouit d’une place de choix dans la diplomatie régionale : elle est considérée comme neutre par les protagonistes, n’étant pas intervenue militairement en 2001. Ainsi Moscou parvient-il à organiser depuis 2016 plusieurs rencontres entre les acteurs locaux et régionaux, la dernière en date se tenant le 11 novembre 2018 : si rien de concret ne sort de ces réunions, la Russie est bien le seul acteur parvenant à réunir officiellement tous les intéressés autour d’une même table de négociations. Pour autant, les Talibans ne parlent jamais directement au gouvernement afghan au cours de ces réunions…

De son côté, la Chine entretient des relations cordiales avec le Pakistan en raison de sa rivalité avec l’Inde, qui permet à Islamabad de contrebalancer le durcissement des États-Unis. Ainsi, dans le cadre des nouvelles routes de la soie, la Chine prévoit de financer différentes infrastructures sur le territoire pakistanais, essentiellement des routes et des ports, dans le cadre du corridor économique Chine-Pakistan. Pour autant, cette coopération prend un tournant militaire dès le durcissement du président Trump au tournant de l’année 2019 : un accord – alors secret – prévoit en effet que la Chine fournisse plus de matériel militaire au Pakistan et notamment du matériel aéronautique de haute technologie (avions, etc.). Il convient également de noter que l’année 2018 marque un changement de paradigme du côté chinois, avec une implication militaire dans la région frontalière du Wakhan, à comprendre au regard de son corridor économique avec le Pakistan.

Enfin, l’Iran, qui partage plus de 900 km de frontière commune avec l’Afghanistan, s’inquiète de l’implantation de l’État islamique chez son voisin, craignant l’instabilité à sa frontière est. Le 30 décembre 2018, Téhéran reçoit des représentants des Talibans dans la foulée des déclarations de Donald Trump : si elle soutenait l’intervention de 2001, l’Iran a au fil du temps revu sa position pour favoriser le départ des forces américaines, en soutenant occasionnellement les Talibans selon l’évolution du rapport de forces. Le retrait progressif américain lui donne toute latitude pour s’imposer comme un

nouveau médiateur du conflit, en partenariat avec la Russie et la Chine, avec qui la convergence des agendas semble plus naturelle que les États-Unis.

 

Perspectives diplomatiques pour la France

La complexe combinaison diplomatique régionale et mondiale vis-à-vis de l’Afghanistan oblige la France à choisir un acteur auprès duquel travailler : si elle veut garder une quelconque influence sur la résolution politique du conflit en Afghanistan et ne pas s’en tenir à l’aide humanitaire (nécessaire, mais entretenant une logique de dépendance néfaste à long terme pour la restauration de l’État afghan), elle doit s’appuyer sur les États-Unis, principal médiateur du conflit, auprès duquel la France jouit d’une certaine écoute.

Il s’agit pour la France, a minima, de plaider en faveur du maintien des effectifs actuels de la FIAS, déjà largement amputés, afin de laisser la pression économique s’accentuer sur Islamabad pour l’inciter à prendre ses responsabilités vis-à-vis des Talibans, et faire entendre à ces derniers que s’ils sont reconnus comme un acteur « fréquentable” politiquement, la paix ne se fera pas à leur condition. Au vu de l’imprévisibilité du président Trump, passer par des relais influents de son administration semble parfois être une solution plus sûre, à l’image du conseiller à la sécurité nationale John Bolton, connu pour son tempérament de faucon en politique étrangère, et de fait favorable à la présence américaine sur le terrain. Il faut garder à l’esprit que le président est discrétionnaire sur cette décision en dernière instance, et qu’il est de notoriété publique que Donald Trump ne se laisse pas toujours influencer par son administration.

Parallèlement au soutien de la position américaine, certains soutiennent l’instauration d’un cycle de paix conjoint entre les grandes puissances impliquées dans le dossier, en particulier l’Iran et la Russie : l’inefficacité des négociations actuelles tient notamment à leur éclatement et leur asymétrie selon le pays médiateur, et celles-ci entrent en concurrence au lieu de se montrer complémentaires. Une gestion tripartite de la paix en Afghanistan semble alors s’imposer, à laquelle pourraient se joindre certains partenaires de l’incontournable Pakistan, en particulier la Chine, afin d’éviter qu’elle ne rende caduques les pressions économiques exercées sur Islamabad.

La France ne dispose que de peu de leviers quant à la suite des événements en Afghanistan : pour autant, son poids économique n’est pas négligeable au Pakistan. Les “sanctions” économiques américaines pourraient contraindre Islamabad à mener une lutte plus efficace et honnête contre les Talibans les plus radicaux. À cette fin, l’État français peut s’appuyer sur les 32 grandes entreprises françaises présentes sur place, principalement des grands groupes dans l’énergie, le transport, le BTP, l’environnement, l’industrie pharmaceutique, la grande consommation et les services non-bancaires), sur les 185 sociétés membres du « Pakistan-France Business Alliance ». L’industrie d’armement française peut également servir de relais diplomatique, le Pakistan étant dans ce domaine un acteur essentiel dans le golfe arabo-persique, en tant qu’acheteur mais également comme médiateur avec d’autres clients dans le monde arabe.

Vincent Couric

 

 

NOTES :

[1] La shuttle diplomacy, ou diplomatie de la navette, consiste en l’action d’un acteur tiers comme intermédiaire entre les parties prenantes d’un conflit. Son nom vient de l’aller-retour permanent effectué par les médiateurs entre des belligérants refusant de dialoguer directement. Henry Kissinger a popularisé cette pratique au Moyen-Orient pendant et après la guerre du Kippour.

ANNEXES ET SOURCES :

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Cécile Marin, « Afghanistan, une guerre toujours aussi intense », Le Monde diplomatiqueavril 2019

 

https://www.ifri.org/fr/publications/politique-etrangere/articles-de-politique-etrangere/va-lafghanistan

https://theconversation.com/afghanistan-comment-expliquer-la-resilience-des-talibans-101954 https://nationalinterest.org/blog/middle-east-watch/trump-right-remove-us-troops-afghanistan-41177

https://www.la-croix.com/Monde/Afghanistan-acceleration-pourparlers-entre-talibans-Iran-2018-12-31-1300992483 http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20190207-afghanistan-diplomatie-russe-marque-points

https://pk.ambafrance.org/-France-in-Pakistan-?fbclid=IwAR3qzJ5xTPxjhgg_pg09JZLOxIPkrWU-Z71NmhpDkHPd5Ua0YBxEArRyWV0

 

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