Le vivre-ensemble : utopie bien-pensante ou prérequis du contrat social ?

Le vivre-ensemble : utopie bien-pensante ou prérequis du contrat social ?

Le 16 octobre 2010, la chancelière allemande Angela Merkel avait déclaré que « Multikulti ist gescheitert » (le multiculturalisme a échoué), admettant la difficulté de faire coexister plusieurs cultures différentes au sein d’une même nation (1). En raison de sa présence systématique dans les débats politiques et médiatiques, le multiculturalisme est devenu un thème majeur du XXIème siècle. Les sociétés occidentales ont vu les discours se polariser entre ceux qui voient le multiculturalisme comme une opportunité de paix et de partage et ceux qui s’effraient de la menace qu’il représente pour leur propre identité. Ce thème semble désormais incarner le clivage du monde politique occidental, séparé entre les progressistes et les conservateurs.

En effet, l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche en novembre 2016 a secoué tous ceux qui croyaient en des valeurs d’ouverture politique, économique et diplomatique. En France, le Rassemblement National a réuni près de 11 millions de voix au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et de nombreux pays européens ont fait le choix du repli sur soi. Le Canada, pays historiquement progressiste et politiquement en phase avec le multiculturalisme a vu des personnalités très conservatrices être élues aux élections provinciales de 2018 à l’image de François Legault au Québec à la tête du parti Coalition avenir Québec. Le multiculturalisme se trouve fortement critiqué par de nombreux penseurs et idéologues comme le Québécois Mathieu Bock-Côté qui l’a défini comme une « religion politique », en tant qu’elle « fonde le politique et la religion dans une même entreprise de régénération de l’homme par la transformation radicale de l’ordre social et propose une politique qui transpose sur terre l’idée d’une rupture fondamentale dans l’histoire humaine, entre le monde de la chute et celui de la rédemption » (2). Mais qu’en est-il réellement ? À l’heure où les plateaux télévisés sont investis de débats, de chiffres et de débats houleux sur le sujet du vivre-ensemble il semble advenir l’heure du désenfumage. Par une comparaison des différents modèles d’intégration entre la France, le Canada et les États-Unis, il nous paraît important de nous interroger sur les origines de ses modèles et de comprendre ce qu’est finalement ce « gros mot » qu’on appelle le multiculturalisme. 

« L’existence d’une Nation est un plébiscite de tous les jours »

Premièrement, revenons sur ce qui devrait réunir toutes les personnes se trouvant sur le territoire français : “la République”. Notre modèle d’intégration et d’unité nationale est appelé communément le jacobinisme français, né de l’idéologie jacobine lors de la Révolution française (3). Basée sur le principe de l’universalisme identitaire, elle s’oppose à la conception du club des Girondins. Ces derniers souhaitaient plutôt fractionner l’unité du pays en fédérations provinciales, respectant ainsi les disparités culturelles entre les différentes régions du territoire français. La vision jacobine s’inspire, quant à elle, de la pensée des nombreux penseurs du siècle des Lumières. Selon Robespierre, le peuple doit être souverain et cette souveraineté est incarnée par la volonté générale. Son idée est inspirée notamment par le travail de Jean-Jacques Rousseau et Du Contrat social. Selon lui, la souveraineté est nationale dans le sens où la Nation se confond avec le peuple. Elle ne forme qu’un corps politique indivisible et unitaire qui serait incarné par la volonté générale (4). Le peuple-Nation érigé en souverain doit donc se construire. En effet, il paraît abscons de parler de Nation française avant le XVIIIème siècle et c’est bien au moment de ces réflexions que le peuple français doit s’établir en tant que groupe indivisible et unifié. L’universalisme identitaire républicain des Jacobins émerge donc non sans difficulté. Alors qu’auparavant c’était le Roi qui incarnait l’unité politique du Royaume de France, l’hétérogénéité du peuple français pouvait freiner la cohésion nationale.

En effet, le Roi unifiait le pays par sa personne mais avec la Révolution, l’unité qui reposait sur le peuple est mise en danger par la variété des cultures et des langues en France. L’opposition Jacobins/Girondins paraît désormais claire entre ceux qui prônaient la transcendance des différences et ceux qui au contraire, souhaitaient rendre compte des particularités locales du peuple français. Si aujourd’hui la victoire jacobine est évidente, elle résulte surtout des opportunités du temps créées par la période révolutionnaire. Cette dernière a vu s’opposer deux groupes politiques révolutionnaires, les Montagnards, dont Robespierre faisait notamment partie et les Girondins. Les deux groupes appartenaient au club des Jacobins jusqu’à ce que les Girondins le quittèrent en fin 1792 à cause des divergences idéologiques trop grandes entre les deux groupes. Les Girondins étaient alors au pouvoir mais le perdirent en mai 1793 à la suite d’un coup d’état appuyé par les Montagnards. L’idéologie girondine perdit petit à petit son influence, décrédibilisée par son penchant fédéraliste, jadis idéologie contre-révolutionnaire. Leurs espoirs prirent fin avec la victoire totale des Montagnards à la suite de l’assassinat de Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. Marat, Montagnard, fut érigé en martyr et la Terreur fut instaurée. Les chefs Girondins, dont la responsabilité dans cet assassinat fut avérée, furent tous guillotinés. 

La conception de la Nation française s’est par la suite renforcée notamment avec le discours d’Ernest Renan « Qu’est-ce qu’une nation ? » prononcé en Sorbonne en 1882. Son discours complète l’idéologie jacobine en y intégrant l’idée du consentement. Plus que la culture commune, c’est la volonté de participer au même processus politique qui définit la Nation française. La citoyenneté française repose sur l’absence de différenciation et l’égalité de traitement entre tous les citoyens. L’importance est donnée à l’identité civique substantielle,  dans le sens où tous les citoyens le sont parce qu’ils ont des droits et des devoirs. Les différences culturelles et religieuses sont reléguées à la sphère privée et l’objectif est clair : se fondre dans un tout. Ainsi, selon Ernest Renan « l’existence d’une Nation est un plébiscite de tous les jours » (5). Ce modèle, souvent dévoyé, est donc issu d’un long processus historique fait de trahisons, d’assassinats et de confrontations idéologiques. Ce retour sur son histoire nous permet de nous rappeler que s’il prône l’universalisme, il est loin d’être universel.

La mosaïque canadienne

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Le ministre de l’innovation, des sciences et de l’industrie canadien Navdeep Bains et le Premier Ministre Justin Trudeau, symbole du multiculturalisme canadien.

La définition de la Nation varie selon les régions du monde du fait d’histoires et de cultures diverses. La conception canadienne est en ce sens bien différente de celle de la France. Si l’une bannit l’idée même de différence culturelle, l’autre se base sur la congrégation des différentes cultures présentes en son sein pour définir son identité. En revanche, bien que l’histoire de l’immigration au Canada soit pleinement associée à l’histoire du Canada, la prise en compte de la diversité culturelle ne fut effective qu’à partir de la deuxième moitié du XXème siècle. Si les premiers immigrés arrivés au Canada depuis l’obtention de son statut de Dominion furent des Britanniques (loyalistes), des Irlandais et des Écossais à partir de 1867, la première politique d’immigration date de 1869. Le but était alors d’attirer massivement des Européens pour la construction du pays. Celle-ci échoua du fait de la famine, du froid et des conditions économiques qui étaient nettement plus favorables en Europe. La période dite de l’âge d’or se situe entre 1896 et 1914, pendant laquelle la population canadienne a augmenté de 30%. Cette période fut également le début de l’institutionnalisation du racisme antichinois. En effet, les immigrés chinois firent face à de nombreuses contraintes et restrictions juridiques et économiques ce qui contribua fortement à leur marginalisation.

Paradoxe de la politique d’ouverture canadienne, l’immigration chinoise était dans un premier temps taxée avant de devenir interdite entre 1931 et 1945. L’après-guerre fut l’occasion pour le pays de favoriser une immigration selon une logique utilitariste. En effet, convaincu par le libéralisme économique, le Canada a orienté sa politique migratoire pour la coordonner avec les besoins de son marché du travail. Cette logique se désintéresse donc du phénomène culturel dans la conception de la Nation et réfléchit en termes de facteurs économiques. Le point d’orgue fut atteint avec la mise en place du système à points en 1967 : pour obtenir un permis de séjour (autre que touristique) au Canada, il faut remplir un certain nombre de critères liés à la formation, le type d’emploi effectué, l’âge… Ainsi, au milieu du XXème siècle, on assiste à l’institutionnalisation de l’élimination de toutes références sur l’origine ethnique ou géographique pour vivre sur le territoire canadien. 

Or, parallèlement, le Canada est un pays que l’on peut objectivement considérer comme multiculturel. Son histoire témoigne de la rencontre d’une immigration anglo-saxonne, mais également française, d’Europe de l’Est et du Sud et asiatique. Pierre-Elliott Trudeau, Premier Ministre canadien de 1980 à 1984, a entamé un long processus de prise en compte politique de cette diversité au sein de la société canadienne. La première étape correspond à la promotion et à la célébration de la diversité culturelle. C’est ainsi que des programmes linguistiques ou des échanges interculturels sont organisés. Ce fut également le temps de l’importance grandissante de la diversité dans le domaine artistique. La deuxième étape est celle de l’institutionnalisation. Le gouvernement Trudeau met en place la Charte des droits et des libertés en 1982, qu’il intègre à la Constitution. Selon elle : « toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. » (6). Elle fut par la suite suivie par la loi sur l’équité de l’emploi en 1986 puis par la loi sur le multiculturalisme adoptée par la Chambre des communes en 1988, achevant le multiculturalisme comme modèle d’intégration et d’unité nationale. Celle-ci reconnaît officiellement l’existence des Premières nations, des Inuits et des Métis. 

Ainsi, en opposition à la conception française de la nation, la citoyenneté canadienne est plurielle et procédurale. C’est donc pourquoi Justin Trudeau, le Premier Ministre actuel a pu parler de « mosaïque canadienne ». 

Le mythe du melting pot américain

Les États-Unis sont représentés dans les consciences collectives comme l’eldorado pour tous les immigrés. Il est en effet clair que l’histoire de la Nation américaine et celle de son immigration se confondent. Le pays base sa conception de la Nation sur le mythe fondateur des Pilgrims qui à bord du Mayflower ont fui vers ce nouveau monde afin de pratiquer librement leur religion. Depuis la loi sur la naturalisation de 1790, de nombreuses vagues migratoires ont accosté le territoire américain sur lesquelles de nombreux mythes se sont basés, de l’immigration italienne à Little Italy, à l’immigration irlandaise en passant par l’immigration chinoise. Fort de symboles, l’enregistrement des nouveaux arrivants, dont la tenue officielle des dossiers ne fut effective qu’à partir de 1819, se faisait à Ellis Island, proche de la Statue de la Liberté. En revanche, la réalité n’est pas si flamboyante. À partir du XIXème siècle, le Congrès américain mit en place de nombreuses régulations pour contrôler l’immigration. Comme pour son voisin canadien, l’immigration chinoise fut fortement limitée avec la loi anti-coolie de 1862 puis interdite en 1882. Des quotas furent instaurés avec la loi sur l’immigration et resteront en vigueur jusqu’à ce que Johnson les supprime en 1965. Malgré ces régulations, on dénombre pas moins de 46 millions d’immigrés en 2016 sur le sol américain et le mythe du melting pot semble avoir perduré.

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Les Pilgrims arrivent sur les bords d’un nouveau continent en 1620 à bord du Mayflower.

Le melting pot est une expression qui date de 1908 dans une pièce de théâtre d’Israel Zangwill mettant en scène David Quixano, un juif d’origine russe qui a fui aux États-Unis après la mort de sa famille dans une émeute antisémite en Russie. Il y découvre un pays jouissant d’une large diversité culturelle et un havre de paix pour un immigré comme lui. Cette idée est renforcée par l’interprétation historique du pays qui se veut comme lieu de liberté et de respect de toutes les croyances culturelles et religieuses. Mais ce libre-marché culturel dans l’espace public, bien que basé sur un passé et partagé en tant que croyance collective, relève du mythe. En effet, en plus des différentes lois racistes contre les immigrés asiatiques et de la ségrégation institutionnalisée contre les populations « noires », les États-Unis et Théodore Roosevelt ont tenté d’instaurer une politique assimilationniste. Il déclara donc en ce sens : « we have room for but one language here, and that is the English language » (nous avons de la place que pour une seule langue ici [aux États-Unis] et c’est l’anglais) (7). Cette politique fut un échec, notamment en raison de l’importance de la culture hispanique aux États-Unis qui s’est développée à partir du XXème siècle. La Nation américaine est toutefois toujours le résultat de ces trajectoires culturelles, ethniques et religieuses diverses, réunies autour de mythes fondateurs comme celui du melting pot ou de l’American Dream mais contrairement au Canada, le mélange des cultures y reste très limité. L’expérience du poète et romancier Hédi Bouraoui, immigré tunisien aux États-Unis puis au Canada, témoigne dans son œuvre de ce manque d’intégration des différentes cultures et de la ghettoïsation aux États-Unis (8). 

Face à ces disparités historiques et ces différents modèles d’intégration entre trois pays occidentaux, la réalité issue de la multitude des trajectoires de tous les habitants de cette planète fait émerger un concept autant sociologique, philosophique que politique. Si le Canada s’est essayé à l’emploi politique et institutionnel du « gros mot » multiculturalisme, la France et les États-Unis se sont également confrontés à la diversité culturelle.

Le multiculturalisme, une réalité sociologique 

Parmi les différentes approches explicatives de l’immigration, l’analyse de Saskia Sassen considère le phénomène migratoire comme réagissant à la logique structurelle de la mondialisation. Les structures nées de la dynamique globalisante influent sur la capacité et la volonté de migrer des individus (9). Les sociétés occidentales dont nous restreignons ici l’analyse à la France, au Canada et aux États-Unis, en tant que moteurs de la mondialisation, sont donc naturellement des sociétés liées à l’immigration. L’un des facteurs les plus importants quant à la définition même du multiculturalisme est le fait que ce dernier se constate sociologiquement. En effet, les trois religions monothéistes y sont représentées et la vie quotidienne est régie par la multitude des trajectoires individuelles, nourrie des habitudes et expériences culturelles de chacun. Ainsi, quoiqu’on en dise, ces sociétés sont multiculturelles. Une visite dans le quartier juif de Williamsburg à Brooklyn ou dans le Chinatown de Montréal nous renseigne sur la force du mélange culturel dans ces pays. Issu des différentes vagues d’immigration, ce mélange fait donc partie de l’histoire de France, des États-Unis et du Canada. Le problème étant que ce constat sociologique n’est pas pris en compte dans la définition de la culture nationale. Or, selon le concept de l’histoire de « longue durée » développé par Fernand Braudel, on ne peut concevoir l’histoire, et donc la culture, comme un phénomène limité dans le temps. La réalité sociologique de la France se doit d’être intégrée à la conception de la « culture française », si tant est qu’elle soit définissable. La question qui se pose désormais est comment, à la lumière des différents modèles d’intégration, ces États peuvent-ils harmoniser ce mélange culturel.

Le multiculturalisme dans sa réflexion philosophique

L’enjeu philosophique auquel l’État doit faire face est selon le Canadien Charles Taylor le lien entre la reconnaissance et l’identité. En effet, l’individu n’est libre que si son identité est reconnue par les autres. S’il distingue la sphère privée de la sphère publique, Taylor préconise dans son ouvrage Multiculturalism and the Politics of Recognition la reconnaissance de tous ses citoyens pour garantir leur liberté (10). En revanche, il se doit aussi d’allouer une égalité entre tous. C’est donc ici son premier défi : concilier l’égalité de ses citoyens tout en prenant en compte leurs singularités. C’est toute la réflexion exercée par le multiculturalisme canadien de reconnaître politiquement et juridiquement l’existence des Premières Nations (“Indiens” d’Amérique du Nord), des Inuits (peuples autochtones d’Amérique du Nord), et des Métis (descendants des Européens et des Amérindiens). Mais reconnaissance ne signifie en rien égalité. L’État a-t-il le rôle, voire même le pouvoir, de reconnaître la supériorité d’une culture sur une autre ou doit-il reconnaître la valeur égale des différentes cultures ? À ce raisonnement, Taylor apporte la même réponse que la loi sur le multiculturalisme de 1988 en considérant que « toutes les cultures humaines qui ont animé des sociétés entières durant des périodes parfois considérables ont quelque chose d’important à dire à tous les êtres humains » (11). 

En revanche, le principe multiculturel régi par la loi canadienne s’attache à l’idée de la neutralité de l’État. Celle-ci se retrouve également dans la loi de 1905 en France relative à la séparation des Églises et de l’État, comme l’indique l’article 2 : « l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». Cet article définit donc la laïcité comme étant, en partie, la neutralité de l’État vis-à-vis de la religion. La question de la neutralité a intéressé le philosophe Will Kymlicka qui dans son ouvrage Multicultural Citizenship arrive à la conclusion selon laquelle la neutralité de l’État était impossible. En effet, l’État n’est jamais culturellement neutre. Les institutions reproduisent consciemment ou non la culture dominante. Malgré l’importance de la laïcité dans l’ensemble des valeurs prônées par la République française, les fêtes religieuses restent par exemple des jours fériés et certaines habitudes socialement intégrées par les institutions sont issues de la tradition catholique. Mais pour Kymlicka, il n’est pas question pour l’État d’entraîner un «désenchantement du monde» (12) en excluant toutes les traditions culturelles ou religieuses de la vie sociale mais bien de se reconnaître en tant qu’agent culturel. Selon lui, l’État doit faciliter la participation individuelle en protégeant et reconnaissant toutes les cultures minoritaires (13). 

Le philosophe Jürgen Habermas va même plus loin. Selon lui, indépendamment des appartenances historiques et culturelles des individus, une personne doit avoir accès à un large éventail d’orientations axiologiques et philosophiques qui lui permettrait de choisir ses pratiques, ses buts et ses fins. C’est ce qu’il appelle la liberté d’éthique. La liberté ne passerait que par la garantie d’un accès à toutes les ressources culturelles. Il va de soi que cela est impossible en raison de la quantité exponentielle de cultures dans le monde. En revanche, Habermas souhaite insister sur l’importance de l’appartenance culturelle d’un individu. Il considère que « l’individu ne devient une personne qu’en tant que membre social d’une communauté culturelle » (14). Nous obéissons tous à une appartenance culturelle qui régit nos manières de penser, d’agir et de sentir. Cette perspective pousse l’État à dissocier des droits subjectifs, relatifs aux individus, et des droits collectifs, qui s’appliqueraient aux différents groupes culturels. Les droits subjectifs étant bien évidemment supérieurs aux droits collectifs afin d’empêcher qu’un individu soit aliéné par le groupe, ces derniers peuvent être très importants. Ainsi, le français en tant que langue officielle du Québec dans un pays majoritairement anglophone mais dont la province est majoritairement francophone est un exemple de droits collectifs. Si le caractère multiculturel de la France, du Canada et des États-Unis est dès lors évident, l’enjeu qui advient alors est donc la favorisation de la supériorité des droits subjectifs sur les droits collectifs. Ceci permettra d’éviter toute aliénation du groupe sur un individu sans menacer la survie et la protection du statut et des droits des minorités. L’individu n’étant que le fruit d’expériences culturelles multiples, la non-reconnaissance d’une culture particulière risque d’entraver la liberté d’une personne. 

La politisation du multiculturalisme 

Le multiculturalisme possède donc un caractère politique très important. L’État devant jouer un rôle primordial dans sa quête de cohésion sociale, les différents gouvernements ne distinguent pas tous la même définition du bien commun, ni même du commun. Depuis le début du XXIème siècle, la politisation du sujet du vivre-ensemble s’est fait de pair avec la montée d’une idéologie de refus de la diversité. C’est ainsi que la politique migratoire menée par Donald Trump depuis son élection s’inscrit dans un processus de repli. L’immigration ban mis en place en 2017 a fortement réduit les possibilités d’entrées aux États-Unis. De plus, sa rhétorique très agressive envers les populations hispaniques et afro-américaines correspond à une vision très restreinte de la Nation américaine, qui s’éloigne du mythe du melting pot. Son discours du 15 août 2017 en réaction au drame de Charlottesville, où une femme avait été tuée par un sympathisant néonazi lors d’une manifestation antiraciste, témoigne de sa vision de la cohésion nationale. Il avait en effet déclaré à propos de la confrontation entre les militants antiracistes et les militants suprématistes « you also had people that were very fine people, on both sides » (vous aviez aussi des gens qui étaient très bien, des deux côtés) (15).

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Donald Trump déclare après le drame raciste de Charlottesville du 12 août 2017 « you also had people that were very fine people, on both sides ».

En proposant une lecture remotivée de la Nation et de l’histoire américaine, Donald Trump refuse le multiculturalisme quitte à défavoriser une partie de la population américaine. En France, l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy avait également effectué sa propre relecture de l’histoire de France en créant un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Cette initiative fut critiquée par plusieurs historiens et sociologues à l’instar de Gérard Noiriel, qui dans son ouvrage À quoi sert l’identité nationale ? met en exergue la façon dont celle-ci avait fait réémerger le clivage entre un nationalisme de droite et un patriotisme de gauche qui fait primer le social sur le national. Cette thématique fut également déplacée du socle républicaniste de la gauche révolutionnaire vers un objet d’exclusion de l’étranger récupéré par l’extrême-droite (16). Cette récupération s’explique notamment par l’exclusion de l’immigration de l’histoire de France. En effet, dans son livre Le creuset français. Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle), ce même Gérard Noiriel déplore une absence d’étude historiographique de l’immigration dans l’histoire de France (17). A contrario des États-Unis ou du Canada où l’immigration fait partie intégrante du récit national, l’immigration en France a toujours été considérée comme un phénomène extérieur. Si des lieux comme Ellis Island sont des lieux phares dans la constitution du roman national américain, d’autres comme le Musée national de l’immigration de Paris ne figurent pas comme des relais du patrimoine national (18). Or, les différentes vagues migratoires en France, surtout depuis le début du XXème siècle, ne peuvent être exclues de l’histoire de France dans la mesure où leurs effets ont été très importants sur la société. 

Au Québec, afin d’arbitrer les différents groupes culturels, Charles Taylor, avec l’aide du sociologue Gérard Bouchard, propose dans un rapport de mettre en place des « accommodements raisonnables » afin de régler la question de la laïcité. En effet, pour atteindre cette impossible objectif de neutralité, l’État se doit selon eux par un principe de laïcité ouverte d’imposer à ses représentants le port de l’uniforme afin de n’affirmer aucune hiérarchie entre les différentes religions et les «laïcs». Ils considèrent que s’habiller comme « les laïcs » reviendrait à briser la question de la neutralité. L’accommodement peut se définir dans cette perspective comme le résultat de la négociation entre deux ou plusieurs parties. Issu du dialogue, il permettrait de trouver un accord rationnel entre plusieurs points de vue. Or, malgré le bon fondement de l’initiative, ce rapport n’a pas fait consensus dans la province québécoise. La négociation sous-entend qu’un compromis entre plusieurs valeurs a été effectué. Le risque est donc de stigmatiser les personnes immigrées ou issues de l’immigration en alimentant le débat selon lequel l’accueil de ces personnes représenterait un danger pour la Nation. À l’inverse, le recours à la conversation semble être une solution davantage en accord avec le multiculturalisme dans la mesure où elle désigne un échange qui mène à l’apprentissage. On voit donc bien que même un pays qui a institutionnalisé le multiculturalisme fait face à des difficultés politiques d’harmonisation nationale. Le Québec a ainsi réfléchi à une alternative du fait de sa particularité par l’intermédiaire de l’interculturalisme. Soucieux de protéger son identité francophone au sein d’une Nation majoritairement anglophone, le Québec prône une politique de reconnaissance de toutes les cultures mais fait de la francophonie sa culture majoritaire.

Enfin, il semble important de mentionner le poids des facteurs socio-économiques sur ces questionnements vis-à-vis du vivre-ensemble. En effet, plus que le regroupement culturel, nos sociétés occidentales opèrent surtout une stratification de la société selon les disparités socio-économiques. Si cette stratification sociale est construite sur les différences culturelles, son enjeu vis-à-vis du multiculturalisme se trouve déplacé. Ainsi, la question est pour les sociétés multiculturelles d’intégrer tous les groupes culturels au sein du processus politique par la reconnaissance ou bien d’intégrer tous les individus au système socio-économique, indifféremment de leurs différences culturelles. Ces dernières ne se positionnent pas seulement au niveau de la diversité d’origines, de religions et d’ethnies mais également au niveau de la stratification sociale entre tous. Les inégalités économiques et sociales, reproduisant les différences culturelles du fait du processus historique et de la considération politique pour l’immigration, semblent être le frein majeur à la pacification de la société et la réalisation du Contrat social. 

Oscar Peyramond

Notes

  1. https://www.spiegel.de/politik/deutschland/integration-merkel-erklaert-multikulti-fuer-gescheitert-a-723532.html
  2. Bock-Côté Mathieu, « Le multiculturalisme comme religion politique », Le Débat, 2015/4 (n° 186), p. 122-136. DOI : 10.3917/deba.186.0122. URL : https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-le-debat-2015-4-page-122.htm
  3. Le jacobinisme est une doctrine qui tient son nom du Club des Jacobins. Ce dernier était le club de pensée le plus célèbre de la Révolution Française et a été l’organe directeur des Montagnards (l’un des groupes révolutionnaires les plus radicalement à gauche). Si les girondins l’avaient rejoint, il le quittèrent en 1792 suite aux différends idéologiques et se positionnèrent comme l’un des principaux ennemis idéologiques jusqu’à leur arrestation et la mise en place de la Terreur en 1793.
  4. Rousseau Jean-Jacques, Du Contrat social. 1762
  5. Renan Ernest, « Qu’est-ce qu’une nation ? » Paris, la Sorbonne, 11 mars 1882
  6. Loi constitutionnelle de 1982 : Charte canadienne des droits et des libertés. 1982. Article 27. https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/Const/page-15.html
  7. Higgins Julia, « The rise and fall of the American Melting Pot”. The Wilson Quaterly. 5 décembre 2015. United States
  8. Abdelmalik Atamena, « Hédi Bouraoui : Du Melting Pot à la Mosaïque canadienne », Études canadiennes/Canadian Studies [En ligne], 85 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 03 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/eccs/1529 ; DOI : 10.4000/eccs.1529
  9. Sassen Saskia, « Mais pourquoi émigrent-ils ? ». Le Monde diplomatique. Novembre 2000. France : https://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SASSEN/2551
  10. Manning Kathleen et Taylor Charles. Multiculturalism and “The Politics of Recognition”. NASPA Journal. 1997. Canada
  11. Taylor Charles. Multiculturalisme : différence et démocratie. Flammarion. 2009
  12. Kymlicka Will. Multicultural Citizenship: A Liberal Theory of Minority Rights. 1996. Canada
  13. Weber Max. L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme. 1905
  14. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, trad. de l’all. par Christian Bouchindhomme et Alexandre Dupeyrix, Paris, Gallimard, 2008, p. 247
  15. Drobnic Holan Angie. In Context: Donald Trump’s “very fine people on both sides” remarks (transcript). The Poynter Institute. 26 Avril 2019. United States: https://www.politifact.com/article/2019/apr/26/context-trumps-very-fine-people-both-sides-remarks/
  16. Noiriel Gérard. A quoi sert « l’identité nationale ». « Passé et présent ». 2007. France 
  17. Noiriel Gérard. Le creuset français. Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle). Éditions du Seuil. 1988. France 
  18. Initialement Musée des Colonies en 1931, il changea plusieurs fois de nom avant d’être renommé Musée de l’Histoire de l’immigration en 2012 et sera inauguré par François Hollande en 2014.

 

Bibliographie 

Bouchard Gérard. L’interculturalisme. Un point de vue québécois. Boréal. Montréal. 2012. Canada

Feertchak Alexis. « L’immigration aux États-Unis, une question explosive depuis un siècle ». Le Figaro. 28 juin 2018. France 

Journal de Montréal. « Base de la mosaïque canadienne ». Le Journal de Montréal. 21 juin 2016. Canada : https://www.journaldemontreal.com/2016/06/21/base-de-la-mosaique-canadienne

Lagrande, Hugues, « le multiculturalisme est incontournable ». Le Monde. 13 avril 2014. France 

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