
Le portugais : bientôt langue officielle des Nations unies ?
À l’occasion de la 75ème Assemblée générale des Nations unies, Classe Internationale revient aujourd’hui sur les langues officielles de l’ONU et s’interroge sur la possibilité pour le portugais de devenir la septième langue de travail de la plus célèbre des organisations internationales.
Le multilinguisme, une caractéristique essentielle de l’ONU
Depuis 1955, à l’exception des États-Unis en 1983 et 1984, le Brésil prononce traditionnellement le discours d’ouverture de l’Assemblée générale des Nations unies (1). Dès lors, verra-t-on un jour le discours du secrétaire général de l’ONU devant cette même Assemblée être aussi prononcé en portugais ? Dans les cercles universitaires, journalistiques ou diplomatiques du monde lusophone, en particulier au Portugal, la question de l’officialisation du portugais comme septième langue de travail de l’ONU reste lancinante. Il faut dire que depuis ses sièges de New York, Genève, Vienne, Nairobi ou depuis ses représentations régionales d’Addis-Abeba, Bangkok, Beyrouth ou Santiago, l’ONU ne pouvait être qu’un modèle de multilinguisme. De fait, interprètes et traducteurs peuplent les couloirs des Nations unies faisant de l’organisation le plus grand employeur de spécialistes en langues du monde. Cette caractéristique universelle pousse l’ONU à célébrer le multilinguisme et la diversité culturelle en dédiant chaque année une journée à chacune de ses six langues de travail (2). Rappelons que seuls l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français, le mandarin et le russe ont le statut de langue officielle à l’ONU. D’emblée, nous remarquons que toutes les langues des membres du Conseil de Sécurité sont officielles à l’ONU (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie). Suffirait-il dès lors d’être une «grande puissance» pour faire adopter sa langue aux Nations unies ? L’arabe et l’espagnol prouvent justement le contraire puisqu’aucun pays arabophone ou hispanophone ne fait à ce jour partie du Conseil de Sécurité. Plus qu’un poids politique ou diplomatique, même si ces deux facteurs jouent indubitablement dans le processus d’officialisation d’une langue au sein de toute organisation internationale, l’espagnol et l’arabe ont été retenus sur la base de critères quantitatifs et culturels. Forte de plus de 500 millions de locuteurs et officielle dans 20 pays, la langue espagnole est portée par un passé colonial qui la rend incontournable en Amérique latine. Quant à l’arabe, nonobstant ses nombreux dialectes et son statut officiel dans 23 pays, l’islam et ses 1,8 milliard de fidèles constitue le principal vecteur de son influence culturelle. Qu’elles soient considérées comme langue maternelle ou apprises comme langue étrangère, les six langues officielles des Nations unies totalisent aujourd’hui 2,8 milliards de locuteurs, soit 40 % de la population mondiale. Faut-il parfaire cette couverture mondiale ? Des États comme l’Inde avec l’hindi, le Bangladesh avec le bengali ou encore la Turquie avec le turc ont tour à tour affirmé leur intention de faire de leur langue un idiome officiel de l’ONU (3). Pour l’heure, toutes ces déclarations politiques n’ont débouché sur aucun résultat, l’ONU n’ayant pas élargi son éventail linguistique. Pourquoi en serait-il différent avec le portugais, là où seul l’arabe est parvenu à s’imposer dans les enceintes onusiennes depuis 1973, date de son officialisation (4) ?

Le monde en portugais. Du Brésil au Timor oriental, la langue portugaise a un statut officiel dans neuf pays. (© Wikipédia)
La langue portugaise dans le système international actuel
Selon la formule du plus célèbre des poètes portugais, Luís Vaz de Camões (1524 – 1580), le Portugal a «donné des mondes au monde» (5). Les dirigeants lusitaniens ne disent pas autre chose lorsqu’ils proclament fièrement le caractère «global» de leur langue lors de la première journée mondiale de la langue portugaise organisée par l’UNESCO le 5 mai dernier (6). Héritage des Grandes découvertes, il est vrai que la langue portugaise est une grande voyageuse. Sa dispersion géographique du Brésil au Timor oriental, de l’Amérique à l’Asie en passant par l’Afrique, lui assure une diffusion internationale singulière, une caractéristique que seuls l’anglais et le français lui disputent à une plus grande échelle. Gardons nous cependant de tout triomphalisme passéiste pour mieux mettre en lumière la vitalité comme les défis de la langue portugaise au XXIème siècle. On peut de nos jours raisonnablement estimer le nombre de lusophones à 250 millions de locuteurs selon le dernier classement publié par Ethnologue (7). L’étendue de cette communauté linguistique suffit à faire du portugais la langue la plus parlée dans l’hémisphère sud ainsi qu’en Amérique du Sud. Un tel résultat relèverait bien sûr de l’utopie sans le Brésil et ses 211 millions d’habitants.
Le Brésil est en effet l’hégémon de la lusophonie. Son poids démographique le positionne comme le plus grand marché latino-américain. Des multinationales comme Petrobras, Vale ou Itaú sont des emblèmes de la réussite économique lusophone à l’international et São Paulo est considérée comme le centre d’affaires de l’hémisphère sud, devant toute autre ville latino-américaine ou australienne (8). Membre du G20, le Brésil est aussi un acteur incontournable du marché agricole mondial en sa qualité de deuxième plus grand exportateur de produits agricoles dans le monde (9), ce qui lui confère un poids certain dans les négociations à l’OMC (10). Sur le plan politique, le Brésil plaide ardemment pour une réforme du Conseil de Sécurité de l’ONU – qu’il réclame depuis plus de quarante ans avec l’Allemagne et le Japon ! – qui le verrait disposer d’un siège permanent. À l’image de ses autres membres, l’appartenance du Brésil au Conseil de Sécurité précipiterait certainement la reconnaissance de la langue portugaise comme langue officielle des Nations unies. Pour autant, au-delà de l’ONU, la langue portugaise est déjà langue officielle de nombreuses organisations internationales qui reflètent son éclatement géographique. L’Union européenne, la Communauté de développement de l’Afrique australe, ou le Mercosur sont autant d’instances régionales où l’on débat en portugais. Le portugais est aussi l’une des principales langues de la mondialisation digitale. Après l’anglais, le chinois, l’espagnol et l’arabe, il se classe comme la cinquième langue qui génère le plus de contenu sur Internet, devant des langues souvent bien plus familières aux oreilles des Européens que sont l’allemand, le français ou le russe. Sur le plan culturel enfin, la littérature lusophone, plus traduite depuis le prix Nobel de littérature attribué à l’écrivain portugais José Saramago (1922 – 2010) en 1998, connaît une exposition mondiale avec la redécouverte du génie de Fernando Pessoa (1888 – 1935), les œuvres des poètes brésiliens Clarice Lispector (1920 – 1977) et Carlos Drummond de Andrade (1902 – 1987), les grandes voix de la littérature lusophone contemporaine que sont l’Angolais José Eduardo Agualusa et le Mozambicain Mia Couto. Nombreux sont ceux qui réclament le Prix Nobel de littérature pour couronner l’œuvre du romancier portugais António Lobo Antunes.
S’il rayonne par les lettres, le soft power lusophone s’est aussi largement construit autour du sport. Relais aujourd’hui indissociable de la puissance, le sport n’est pas toujours le reflet de la puissance économique ou politique d’un État. En effet, chacun se souvient en France du sacre du Portugal à l’Euro 2016 et Cristiano Ronaldo est bien souvent l’unique Portugais connu de tous à l’international. Ce récent triomphe du football lusitanien ne peut occulter ceux du Benfica Lisbonne dont les victoires en Coupe des clubs champions européens (1961 et 1962) mirent fin à l’hégémonie du Real Madrid dans la compétition. Toujours dans le football, battre la Seleção brésilienne est systématiquement vu comme un succès de prestige pour n’importe quel pays, au point de marquer durablement la mémoire collective comme l’atteste la Coupe du monde de 1998 remportée par la France. En dehors du ballon rond, des sportifs comme Ayrton Senna et Gustavo Kuerten, respectivement triple vainqueur du championnat du monde de Formule 1 et de Roland-Garros, sont des figures très respectées au Brésil qui transcendent largement les frontières nationales. Enfin, plus confidentiels pour l’observateur européen mais tout aussi développés au Brésil, les arts martiaux sont un pourvoyeur régulier de médailles olympiques pour ce pays. Depuis les Jeux olympiques de Munich (1972), le Brésil compte quatre champions olympiques de judo hommes et femmes confondus (11).
L’ensemble de ces éléments ne suffit pourtant pas à dépasser certaines limites qui entourent la langue portugaise. Dans leur ensemble, les pays lusophones ne jouissent pas d’un poids géopolitique, économique, ou d’un prestige diplomatique comparables à ceux dont la langue est officielle à l’ONU. En dehors des locuteurs natifs, peu de personnes, des universitaires aux diplomates en passant par les journalistes ou les hommes d’affaires, sont au fait des réalités du monde lusophone. Les pays africains de langue officielle portugaise (PALOP) sont en particulier encore associés à une image de pays en développement où la corruption est très présente et l’industrie peu diversifiée. Un ancien Premier ministre de São Tomé et Príncipe a souligné lui même la faiblesse de la contribution africaine au commerce mondial, de l’ordre de 3 %. De son côté, le Timor oriental expérimente le même grief de «pauvreté» de la part de ses partenaires de l’ASEAN, ce qui a pour effet de retarder son adhésion à cette organisation régionale. Quant au Portugal, sa situation géographique périphérique comme la fragilité de son économie ne plaident pas en faveur d’un accroissement de l’usage de sa langue dans les institutions européennes. L’adoption du portugais comme langue officielle de l’ONU, outre de former de nombreux traducteurs-interprètes capables de traduire les innombrables textes onusiens en portugais, aurait certainement pour effet de changer le regard de la communauté internationale sur ces pays.
Sans entrer dans les querelles byzantines qui animent les pays lusophones au sujet de l’orthographe de leur langue (12), la dispersion géographique de la langue portugaise l’a fortement dialectalisée. Si les PALOP et le Timor oriental suivent la norme portugaise de Lisbonne, le portugais brésilien dispose de ses propres règles grammaticales et orthographiques. Surtout, à l’instar des nettes différences de prononciation qui peuvent coexister entre le français québécois et celui de France, le portugais brésilien a une prononciation très distincte de celle du Portugal. Ces usages très différenciés d’une même langue ont conduit Saramago à parler de «langues portugaises». Rien n’est plus vrai lorsqu’on se penche sur les organes de diplomatie culturelle chargés de la promotion et de l’enseignement de la langue portugaise dans le monde. Sur le modèle du DELF français, du DELE espagnol ou des TOEIC et TOEFL anglais, ils existent deux certifications de portugais selon que l’on prépare un diplôme en norme portugaise ou brésilienne. Ainsi, l’Institut Camões du Portugal délivrera le Diplôme Approfondi de Portugais Langue Étrangère (DAPLE) quand le gouvernement brésilien remettra pour sa part le Certificat de Compétence en Langue Portugaise pour Étrangers (CELPE-Bras) au lauréat qui aura démontré sa maîtrise de la langue «brésilienne». Une telle fragmentation de la langue ne sert évidemment pas le portugais dans son objectif d’être officialisé à l’ONU comme l’a solennellement proposé la CPLP lors de son sommet bisannuel à Brasília en 2016. Toutefois, il convient de souligner que les deux variantes de la langue, «portugaise» et «brésilienne», sont mutuellement intelligibles pour tout lusophone. La langue «brésilienne» n’existe donc pas.
L’affirmation de la globalité de la langue portugaise passera également par sa capacité à rayonner dans la communauté scientifique mondiale. En 2018, le Brésil occupe le 11ème rang mondial en termes de publications scientifiques, ce qui fait de lui – et de loin – le premier pays lusophone et latino-américain en nombre de publications scientifiques. Il reste néanmoins en retrait par rapport à l’Allemagne (4ème), la Russie (7ème), l’Italie (8ème) ou encore la France (10ème). En outre, le Brésil aime mettre en avant le rôle pionnier joué par Alberto Santos-Dumont dans l’histoire de l’aviation. Ce goût brésilien pour l’aéronautique perdure à l’heure actuelle avec l’entreprise Embraer.
On le voit, l’importance d’une langue à l’échelle mondiale ne se mesure pas uniquement à son nombre de locuteurs. Si elle dépend évidemment de l’action conjointe des hommes politiques et des diplomates à tous les échelons de la communauté internationale – de ce point de vue, le portugais peut s’appuyer sur António Guterres et Roberto Azevêdo, respectivement secrétaire général de l’ONU et président de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) -, la force d’une langue réside aussi dans le nombre de personnes qui l’apprennent comme langue étrangère. À cet égard, le portugais est très loin de faire partie des langues les plus enseignées dans le monde. Le ministère des Affaires étrangères brésilien déclare ainsi enseigner la langue à 20 000 étudiants dans le monde via ses divers centres culturels. En France, chacun sait le duopole exercé par les langues allemande et espagnole dans une Éducation nationale qui a trop longtemps considéré le portugais comme une langue communautaire réservée à la seule immigration portugaise ou cap-verdienne, ignorant de fait que le portugais est la troisième langue européenne la plus parlée dans le monde – en locuteurs natifs – après l’espagnol et l’anglais. Plus généralement, malgré les efforts du Portugal en la matière, le monde lusophone dispose de moyens limités pour diffuser sa langue. Des raisons économiques et l’absence d’une politique de la langue cohérente expliquent seulement en partie cette situation (13). Le manque de volonté politique, qui s’illustre dans une absence d’unité diplomatique des pays lusophones pour promouvoir leur langue dans les plus hautes sphères mondiales, retarde invariablement la reconnaissance internationale de la langue portugaise.
Enfin, instrument de conquête des marchés de l’Afrique lusophone et du Brésil, l’essor du portugais comme langue globale passe d’ores et déjà par l’appétence de la Chine pour cette langue. Pékin lorgne en effet les richesses en hydrocarbures de ces pays et n’hésite pas à former toujours plus de cadres bilingues et de traducteurs-interprètes mandarin-portugais. En conséquence, l’enseignement du portugais est en forte expansion dans les universités chinoises (14). Ce pari linguistique mis au service d’une politique commerciale agressive porte aujourd’hui ses fruits. La Chine est en 2019 le premier partenaire commercial de l’Angola et du Brésil, le quatrième du Mozambique.
La maîtrise du portugais apporte assurément un éclairage bienvenu et original à l’étudiant, au praticien ou au féru des relations internationales. Il serait dommage que le monde francophone se prive un instant de plus de cette fenêtre sur le monde. Puissent les douces mélodies de la morna cap-verdienne, de la bossa nova brésilienne ou du fado portugais contribuer à une meilleure connaissance de ces cultures aussi diverses que méconnues.
Alexis Coquin

Le Portugais et secrétaire général des Nations unies, António Guterres, avec le président du Brésil Michel Temer, le 31 octobre 2016 à Brasília. Le Portugal et le Brésil espèrent que le portugais deviendra bientôt une langue officielle de l’ONU. (© Wikipédia)
(1) En l’absence de texte officiel de l’ONU, plusieurs interprétations peuvent être formulées pour expliquer ce privilège octroyé au Brésil. Membre fondateur des Nations unies depuis le 24 août 1945, l’implication du Brésil dans l’approbation par l’Assemblée générale – dont il assumait alors la présidence – du plan de partage de la Palestine (29 novembre 1947), prélude