A tous les passionnés de relations internationales, le vin est votre plus fidèle compagnon ! Qualifié de « lubrifiant social » par Jean Clavel, ce dernier est omniprésent dans la diplomatie et la géopolitique, puisque symbole d’une puissance économique et culturelle.
Yves Lacoste définit la géopolitique comme « l’étude des rivalités de pouvoirs inscrites sur les territoires »[1]. Le vin est un produit emblématique d’enjeux de puissance culturelle liés à des enjeux territoriaux, puisque faire du vin, c’est d’abord maîtriser son territoire. Longtemps l’apanage de l’Europe, il s’inscrit désormais dans une agriculture mondialisée, devenant représentatif des grands rapports de force géopolitiques. Le vin révèle alors un bouleversement de l’échiquier de la puissance entre pays développés et pays émergents. Mais quelle forme de puissance incarne t-il ?
Si le vin est au coeur d’une guerre commerciale entre l’Ancien Monde et le Nouveau Monde, il est également marqueur d’une puissance culturelle. Néanmoins, il est confronté à de nouveaux défis qui l’incitent à adopter de nouvelles politiques.
Une guerre commerciale
L’Europe demeure le bastion de la production mondiale de vin, représentant en 2014 58 % de la production planétaire. En effet, des pays historiquement producteurs de vin, tels que l’Italie, la France ou encore l’Espagne caracolent en tête des pays producteurs, cumulant 48 % de la production mondiale en 2015 [2]. Chaque année, la France et l’Italie se disputent la première place du pays qui produit le plus de vin. Néanmoins, la puissance viticole de la France se démarque, grâce à un “efficient triptyque productif” [3]. Elle possède en effet des vignobles prestigieux tels que le Bordelais et la Bourgogne dont la renommée suffit à vendre. De plus, par sa large gamme elle est capable de couvrir l’ensemble du spectre productif vinicole (vins, spiritueux, grands crus). Enfin, grâce à son système des appellations d’origine contrôlée (AOC) datant de 1935, son savoir-faire demeure valorisé et protégé.
C’est en effet le terroir et la maîtrise de la culture du cépage qui assurent la domination européenne. L’expertise française est ainsi exportée : des vignerons français, et notamment ceux de Bordeaux, sont invités à “pratiquer leur savoir-faire, pour transmettre et pour éduquer” [4]. On les retrouve ainsi en Californie, à Mendoza en Argentine, en Afrique du Sud, en Chine, ou encore en Inde. Si l’Europe demeure hégémonique par sa production de vin, l’exportation des maîtrises européennes illustre cependant une montée en puissance des pays émergents.
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Aujourd’hui, on observe tant sur la production que sur la consommation que ce sont les pays en développement qui tiennent la dynamique de croissance. Si l’Europe conserve toujours la première place en terme de production, elle connaît cependant une baisse constante de sa part au niveau mondial, de 73% en 1995 à 66,7% en 2008 [5]. La culture de la vigne et la fabrication du vin se sont répandues à travers le monde, notamment dans les anciennes colonies des Européens, comme l’Amérique latine. Les plus fortes progressions productives se situent aujourd’hui dans les pays en développement : en Nouvelle-Zélande, au Chili ou encore en Chine, laquelle s’est hissée au cinquième rang mondial des pays producteurs de vin en une dizaine d’années. Quant à l’Australie, entre 1985 et 2005, la superficie de ses vignes a augmenté de 167% [6].
Au-delà de l’aspect quantitatif, la qualité progresse également. Le « Jugement de Paris » reconnaissait déjà en 1976 la qualité des vins californiens, dégustés à l’aveugle en concurrence avec des vins français. De plus, des initiatives australiennes comme le Plan Strategy 2025 visent à augmenter la qualité et la visibilité du vin à l’international. La pénétration des vins des pays du Nouveau Monde dans le marché international a été efficace puisqu’on estime qu’ils représentent environ un quart de la consommation mondiale.
Ainsi, les dynamiques économiques du vin suivent une trajectoire désormais extra-européenne. Néanmoins, d’un point de vue culturel, le vin reste un symbole de la civilisation occidentale, voire pour les vins les plus prestigieux d’un certain art de vivre « à la française ».
Géopolitique des consommations
“Il existe bien une géopolitique des vins, qui est aussi celle des hommes, des patrimoines et des cultures” [7]
L’Europe représente en 2013 environ 62% de la consommation mondiale de vin. Néanmoins, les États-Unis sont devenus le premier pays consommateur de vin au monde, concentrant environ 20 % de la consommation. L’Asie se situe aux alentours de 7-8 % de la consommation mondiale, avec des perspectives de forte croissance [8]. Par conséquent, l’influence du vin s’étend bien plus loin que les territoires sur lesquels il est produit. Si plus de soixante pays sont producteurs de vin, ce sont plus de cent quarante qui en consomment. Sa sphère d’influence révèle ainsi le rayonnement civilisationnel de l’Ancien Monde. Ainsi, dans le cas de la Nouvelle-Zélande, le développement du vignoble était pratiquement nul jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est le retour d’Europe de milliers de soldats néo-zélandais qui a joué un rôle clef dans l’impulsion de la production nationale au cours des années 1960. Le vin exporte donc un mode de vie, qui peut même parfois s’adapter. En effet, chaque année, le Beaujolais Nouveau est attendu chaque troisième jeudi de novembre par des milliers de consommateurs, et en particulier des Japonais. Ces derniers, se réunissent chaque année dans de grands hôtels du pays, et passent plusieurs heures à barboter et à boire ensemble la nouvelle cuvée.
De plus, les vignobles sont désormais pris en considération comme éléments du patrimoine et labellisés en tant que tels. Après Saint-Emilion et ses 5 400 hectares de vignes en 1999, deux vignobles français, en Champagne et en Bourgogne, ont été inscrits en 2015 au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture). Le président François Hollande avait ainsi déclaré que cette décision « marque la reconnaissance internationale du patrimoine exceptionnel de ces régions et témoigne de la diversité et du dynamisme de nos territoires, qui sont la richesse de notre pays” [9].
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La production viticole accompagne les souhaits du consommateur, de plus en plus exigeant sur la qualité. Le rôle sociologique du vin a changé, c’est ce que notent Jean-Claude Hinnewinkel et Claudine Le Gars dans « Le commerce mondial des vins à la fin du XXème siècle » : « Hors de certains pays européens où le vin a été longtemps un élément indispensable de la ration masculine, le vin est avant tout un produit de luxe, objet d’une consommation occasionnelle » [10]. À l’inverse de la consommation de masse que l’on pouvait observer il y a un demi-siècle, on boit aujourd’hui du vin dans un but hédoniste et plus forcément de façon quotidienne.
En outre, Pierre-Marie Chauvin, dans Une Sociologie du Monde des Vins de Bordeaux (2010), décrit le « marché des réputations » dans lequel le vin se vend. Il évoque le rôle des critiques, des notes et des hiérarchies des crus des vins de Bordeaux pouvant justifier des différences de prix, néanmoins socialement acceptées, car formes de « marqueur social ». Ainsi, un bon vin est cher, mais un vin cher n’est pas forcément bon. Il est par conséquent souligné l’importance de l’étiquetage, de la marque et de la réputation. D’un côté la qualité du vin que l’on boit est essentielle pour l’individu qui l’identifie à un facteur de puissance culturelle. C’est pourquoi le nom des vins, les récompenses ou les labels qu’ils portent sont de plus en plus prisés. D’un autre côté l’éducation du goût agit en rehaussant socialement celui qui a quelques connaissances sur le vin qu’il boit, ou celui qui sait percevoir des arômes. Le vin est un des principaux sujets de conversation en France, 75% des interrogés indiquent en parler, contre 51% sur le football [11]. Ce soft power sert particulièrement la culture française dont les vins sont marqués par leurs appellations géographiques.
La place particulière des vins français dans le commerce mondial amène à une réflexion plus générale sur les facteurs qui façonnent ce patrimoine culturel. Nous l’avons vu dans le cadre des vins de l’Ancien Monde, les terroirs sont particulièrement importants. Mais qu’en est-il des acteurs qui influencent la production et la consommation ainsi que sur l’image renvoyée par le produit ?
Les perspectives et les challenges de la production viticole
Si les logiques de production vinicoles européennes semblent menacées dans leur pérennité, c’est en partie à cause des réglementations qui entravent la production et la transmission du vin. En France notamment, les réglementations d’étiquetage fournies par la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes), en rendent compte [12]. A l’inverse, certains pays dont la réglementation est plus lâche font mention d’une région de production de l’Ancien Monde, afin de valoriser l’image de leurs vins. Ainsi, les États-Unis avaient souhaité en 2012 appliquer la mention de « château » à leurs propres vins, menaçant la production française [13].
Par conséquent, de véritables politiques du vin se mettent en place, à l’image de celles menées par la Chine. Cette dernière, face à une incapacité à recouvrir en quantité et en qualité sa demande, a développé la stratégie d’acquérir des vignobles de luxe. La Chine possède ainsi une trentaine de propriétés dans les vignobles bordelais, notamment le Château Bellefont-Belcier, acquis en novembre 2012 et classé parmi les 64 Grands Crus de Saint-Emilion. Néanmoins, les Etats ne sont pas les seuls à investir dans le vin : en effet, les firmes transnationales réalisaient en 2004 36% du chiffre d’affaires de l’industrie du vin dans le monde [14]. Celles-ci sont par ailleurs plus présentes dans les vignobles du Nouveau Monde telles que Accolade Wines en Australie ou Constellation Brands aux États-Unis. Cette escarcelle d’acteurs publics et/ou privés illustre par conséquent une stratégie et une volonté de montée en puissance et en prestige.
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Après avoir surmonté la catastrophe du phylloxéra au XIXe siècle, aujourd’hui c’est le réchauffement climatique qui touche la culture viticole. Cela s’observe par l’avancée des vendanges, et le changement du raisin, qui est moins acide et plus sucré, ce qui donne un vin plus alcoolisé. Le risque est de voir le goût changer considérablement en emportant la dimension identitaire. Des stress hydriques de plus en plus fréquents pendant la période estivale pourraient à terme faire disparaître certains vignobles, notamment à cause de maladies [15].
Le monde viticole se tourne donc de plus en plus vers une agriculture raisonnée voire biologique pour des raisons écologiques mais peut-être essentiellement pour répondre aux désirs des consommateurs. La Nouvelle-Zélande a orienté sa production de vin vers l’agriculture durable et en fait un argument de vente. Ayant augmenté la taille de son vignoble entre 1985 et 2005 de 380%, elle annonce qu’environ 90% de ses vignes suivent une culture raisonnée. Au niveau mondial toutefois c’est l’Espagne qui est le leader de la production biologique avec une croissance de 75% annuelle depuis deux ans [16]. Bien que cela reste une perspective de long terme, la possibilité de produire bio profite généralement aux vins de qualité moyenne dans un intérêt marketing, même si quelques grands crus Bordelais y sont passés. Le programme Anaxagore, lancé en 2010, cherche quant à lui à introduire des éléments biologiques et écologiques dans la production de champagne.
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Le vin est par conséquent révélateur de l’émergence de nouveaux pays, qui ébranlent les hiérarchies traditionnelles. Originellement produit de civilisation, il est devenu un produit mondialisé et plus largement consommé. Une dimension paradoxale lorsqu’on évoque un produit ancré dans le terroir qui est cependant marqué par un élitisme social. Cette guerre commerciale est la marque des évolutions de production et de consommation qui se déplacent vers l’Asie-Pacifique. Le vin doit néanmoins s’adapter à de nouveaux défis, à l’image du changement climatique, de l’évolution vers le bio, tout en restant viable économiquement.
Ainsi, le vin est un marqueur de puissance autant à l’échelle mondiale, étatique, qu’individuelle : mondiale, car produit globalisé et de civilisation. Étatique, car il démontre une maîtrise de son territoire ainsi qu’une adaptation aux changements climatiques et aux exigences sociales. Enfin, individuelle par sa dimension élitiste.
Marguerite Clément
Maëlle Marquant
Notes
[1] De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Paris, Armand Colin, 2003.
[2] OIV, “Global Economic Vitiviniculture Data”, Communiqué de presse, 28/10/2015
[3] Jean-Baptiste Noé, “Géopolitique du vin français : la puissance culturelle”, Contrepoints , 6 avril 2014
[4] idem
[5] Stéphane Dubois, « Lecture géopolitique d’un produit alimentaire mondialisé : le vin », Revue internationale et stratégique 2013/1 (n° 89), p. 18-29.
[6]idem
[7] Géopolitiques des vins, CLES, juin 2014 – CLES – Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur – HS n°36 – juin 2014
[8] Chiffres cités par Jean-François Ley, dans “Géopolitiques des vins”, CLES – Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur – HS n°36 – juin 2014
[9] Cité in Challenges, “Les vignobles de Champagne et de Bourgogne inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco” [en ligne], 05/07/15. Disponible sur : http://www.challenges.fr/france/les-vignobles-de-champagne-et-de-bourgogne-au-patrimoine-mondiale-de-l-unesco_76374
[10] Annales de Géographie, n° 614-615, Armand Colin, 2000, p. 381-394.
[11] Sondage Ifop/Vin & Société, 2014
[12] DGCCRF, “Etiquetage des vins” [en ligne], 24/10/2016. Disponible sur : http://www.economie.gouv.fr/dgccrf/Publications/Vie-pratique/Fiches-pratiques/Etiquetage-des-vins
[13] Stéphane Dubois, « Lecture géopolitique d’un produit alimentaire mondialisé : le vin », Revue internationale et stratégique 2013/1 (n° 89), p. 18-29.
[14] François Legouy, « La France vitivinicole dans la mondialisation », Historiens et Géographes, n°402, mai 2008, p. 145
[15] Séminaire Laccave par Kees van Leeuwen et Philippe Darriet à l’école d’Agronomie de Montpellier en mars 2014
[16] Pierre Citerne, « Viticulture bio : l’Espagne, le leader mondial », La revue du vin de France.
Bibliographie
Ouvrages généraux et données chiffrées
De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Paris, Armand Colin, 2003.
Annales de Géographie, n° 614-615, Armand Colin, 2000, p. 381-394.
OIV, “Global Economic Vitiviniculture Data”, Communiqué de presse, 28/10/2015
Le vin dans le monde
Stéphane Dubois, « Lecture géopolitique d’un produit alimentaire mondialisé : le vin », Revue internationale et stratégique, 2013/1 (n° 89), p. 18-29.
CLES, “Géopolitiques des vins”, in CLES – Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur – HS n°36 – juin 2014
Jean-Noël Salomon, “Nouveaux vignobles et évolution des anciens face à la mondialisation”, in Vignobles de l’hémisphère Sud, p. 397-428
Le vin français
Jean-Baptiste Noé, “Géopolitique du vin français : la puissance culturelle”, Contrepoints, 6 avril 2014.
François Legouy, « La France vitivinicole dans la mondialisation », Historiens et Géographes, n°402, mai 2008.
DGCCRF, “Etiquetage des vins” [en ligne], 24/10/2016. Disponible sur : http://www.economie.gouv.fr/dgccrf/Publications/Vie-pratique/Fiches-pratiques/Etiquetage-des-vins
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