L’Ukraine dans la nouvelle Europe (I)
Le livre coordonné par Gilles Lepesant a été rédigé au moment où la Révolution orange (2004) éclatait en Ukraine. L’Ukraine dans la nouvelle Europe a pour ambition d’aller au-delà du discours sur la division binaire de l’Ukraine, entre un Ouest ukrainophone qui regarderait vers l’Europe et un Est russophone qui voudrait conserver son lien de protection avec le grand voisin russe, pour se demander sur quelles fondations a pu se construire une identité ukrainienne propre, où coexistent les différentes ethnies linguistiques, minorités et confessions religieuses, et dans quel sens se pense l’Ukraine. L’ouvrage cherche à montrer comment la société ukrainienne va essayer de dépasser ces différences.
Nous vous proposons aujourd’hui la première partie d’une série de trois articles consacrée à cet ouvrage.
Présentation des auteurs
Gilles Lepesant est le coordinateur de l’ouvrage. Il est directeur de recherche au CNRS et chercheur associé au CERI. Ses travaux se concentrent sur les marges orientales de l’Europe, les politiques européennes de voisinages et les politiques énergétiques. Il est titulaire d’une Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) en géographie depuis 2010.
Juliane Besters-Dilger, qui a rédigé le chapitre sur les facteurs linguistiques en Ukraine, est une socio-linguistique. Elle a été directrice du département d’études slaves de l’Université de Vienne, avant de devenir en 2014 la vice-rectrice de l’Université de Freiburg.
Natalya Boyko explique les rapports entre les constructions identitaires en Ukraine et la religion. Elle est politologue et doctorante à l’IEP de Paris.
Quelle identité ukrainienne?
Pour Gilles Lepesant, la crise politique qui a éclaté en Ukraine à la suite du second tour de l’élection présidentielle de 2004 témoigne du processus incomplet de recomposition de ce pays. Son défi principal depuis son indépendance reste celui de sa modernisation et de sa souveraineté. L’Ukraine n’est pas qu’une simple marge, elle a une identité propre. Malgré les différences fondamentales entre les régions de l’est et de l’ouest, on ne peut utiliser une lecture ethnique des rapports de force en Ukraine car il n’y a pas forcément de lien entre ethnicité et comportement politique, ou en tout cas on ne peut passer outre les motivations économiques et sociales de la population. De plus il n’existe pas deux pôles homogènes en Ukraine i.e. que « la détention de la nationalité russe ou l’appartenance à la communauté linguistique russophone ne sont nullement incompatible avec la loyauté vis-à-vis d’un État ukrainien et indépendant ». Dans cet espace il est important d’évaluer l’enjeu russe et l’enjeu ukrainien. L’évolution de l’Ukraine ne peut aller de pair avec une marginalisation de la Russie, qui garde des intérêts et une influence importante sur l’Ukraine. L’Europe, quant à elle, a eu un rôle important dans les transitions démocratiques et pacifiques de l’Europe du Centre et de l’Est, pourtant les élargissements de l’Union posent les questions de son ambition. Pour l’Europe il s’agit avant tout de montrer à la Russie qu’elle ne cherche pas à partager des zones d’influence.
Chapitre 1 : L’Ukraine et ses défis européens (Gilles Lepesant)
L’Ukraine, qui signifie « frontière » ou « marche », est un carrefour de cultures, en bordure de steppe, qui trace la ligne de partage entre la civilisation sédentaire et nomade. Elle a longtemps été une limite entre la Russie orthodoxe et la Pologne catholique. L’Ukraine est un carrefour entre l’Est et l’Ouest, entre la Baltique et la Mer Noire, entre l’Europe et la Russie.
La quête d’une unité ukrainienne est très difficile, sachant qu’elle n’a connu qu’une brève période d’indépendance entre 1917 et 1921 et que le territoire est très fragmenté. La majorité du territoire a longtemps été sous tutelle russe, sauf l’ouest (Galicie, Bucovine) sous autorité austro-hongroise. La population est constituée de 20% de Russes. L’économie est majoritairement fondée sur l’industrie lourde avec une administration décentralisée. Les régions dynamiques sont situées autour de Kiev et sa région, ainsi que dans l’Est (Donetsk, Odessa…). La Russie est son principal partenaire économique mais le pays peine à être compétitif car il exporte peu, sauf des céréales. L’Ukraine a connu, en 1991, une indépendance par défaut : il n’y avait pas une volonté populaire forte, les élites politiques n’avaient pas changé. Comme dans les autres pays de la Communauté des États Indépendants (CEI), il s’agissait des mêmes élites qui souhaitaient garder le pouvoir malgré la chute de l’URSS pour ne pas perdre leur contrôle sur l’économie. L’Ukraine est un pays pauvre qui n’a pas retrouvé le niveau de production de 1980 et qui a connu une chute de l’espérance de vie. La politique d’ajustement structurel du FMI dans les années 1990 a certes permis une stabilisation des prix mais au prix d’une chute des capitaux.
Les relations avec la Russie sont ambiguës. Au début des années 1990, Moscou accepte difficilement l’indépendance de l’Ukraine avant de mettre en place une politique plus pragmatique fondée sur le rapprochement entre les deux économies avec une multiplications des coopérations et des prises de participation des entreprises russes dans l’économie ukrainienne[1]. Cette politique de rachat des entreprises ukrainiennes par les investisseurs russes est soutenue par l’administration présidentielle ukrainienne qui fonctionne comme un relais pour les entreprises. Ce que l’on remarque de plus en plus, c’est l’influence croissante des milieux économiques dans les relations entre les deux pays et dans la vie politique.
Les élections législatives de 2002 se sont déroulées dans un climat politique difficile avec des assassinats d’opposants politiques et des pressions, n’empêchant pas la forte mobilisation de l’électorat. Les candidats les plus visibles sont ceux ayant acquis une fortune ou ayant le soutien du pouvoir : les rapports de forces sont déterminés par les intérêts privés, les logiques claniques et le soutien du pouvoir. Des mouvements pour demander le départ du président Koutchma en 2001 et 2002, sans se transformer en révolte, ont montré l’existence d’une société civile voulant les principes démocratiques (surtout à l’Ouest).
Pour l’auteur, un trait saillant de l’identité ukrainienne est l’absence de communauté de destin : elle n’a connu qu’une brève indépendance en 1917, dans des frontières qui n’étaient pas les même qu’aujourd’hui[2]. Pour Gilles Lepesant, il n’y a pas eu de véritable appropriation nationale. Les historiographies ukrainiennes, russes (et soviétiques) ou encore polonaises utilisent certains événements ou peuples pour légitimer leur influence ou présence dans la région. En substance, on remarque que la Russie et la Pologne ont peiné à reconnaître la légitimité de l’Ukraine.
La présence de nombreuses identités, ethnies et religions entre la Baltique et la mer Noire ont contribué à relativiser les identités. L’Ukraine fait face à un cumul d’identités, chacune non-exclusive, rendant difficile de se reconnaître dans un projet commun. Il existe une importante minorité russe dans les régions industrialisées de l’est et du sud, il y a une importante, où se concentrent les capitaux et les infrastructures. La région de l’ouest est constituée de quatre sous-ensembles : la Galicie (anciennement polonaise), la Bucovine (sous domination roumaine jusqu’en 1944), la Ruthénie subcarpatique (hongroise avant d’être sous contrôle soviétique en 1944). Ces trois régions n’ont jamais été sous le contrôle de l’Empire russe, avant 1944. La Volhynie, quant à elle, a fait partie de la Pologne avant d’être assimilée à l’Empire russe puis de retourner à la Pologne entre 1921 et 1939.
On remarque que l’Ukraine suit une évolution qui lui est propre, entre velléités identitaires et nostalgie soviétique. Ainsi, les élections de 2002 ont clairement montré que la partie ouest du pays était plus en faveur des réformes, alors que les régions de l’est et du sud favorisaient le modèle russe. Aujourd’hui le modèle ukrainien est certes stable mais fragile car fondé sur un équilibre entre groupes politiques, intérêts régionaux et conception de la politique étrangère. L’auteur reprend la thèse de Jaroslav Hryclak pour qui les minorités ne sont pas encore assez mobilisées pour provoquer un mouvement ethno-national. La question principale c’est de savoir comment la population russophone sera intégrée dans la nation ukrainienne.
Quels sont les enjeux de l’élargissement de l’Union en 2004-2007 ? Pour l’auteur le modèle de l’Union joue comme un effet vitrine, mais ce modèle semble peu profiter à l’Ukraine. En effet les capacités économiques du pays sont à l’Est et l’élargissement pose la question du renforcement des frontières avec les pays de l’UE voisins de l’Ukraine et faisant partie de l’espace Schengen. Pour la Commission il ne s’agit pas d’ériger un nouveau rideau de fer car la politique de voisinage est essentielle : les pays limitrophes de l’UE doivent profiter des libertés du Traité, censé apporter la stabilité et la prospérité. L’UE cherche à institutionnaliser ses relations avec ses marges, au delà du simple partenariat, car l’enjeu sécuritaire est important. La question essentielle qui se pose alors est de savoir si l’on peut hâter l’installation de la démocratie sans donner à l’Ukraine une perspective d’adhésion. En parallèle, l’Ukraine cherche aussi à renforcer ses relations avec Moscou. Il existe donc une tension entre les partis pro-européens à Kiev et les régions de l’est et du sud, soucieuses de conserver leurs intérêts avec la Russie.
L’Ukraine a-t-elle son avenir au sein de l’Europe ? Officiellement elle a demandé son adhésion en 2002 pour une entrée en 2011 mais elle ne respecte pas les règles de convergence qu’elle s’est promise d’accepter. Gilles Lepesant rappelle que Khvyliovy disait, durant la période de l’entre-deux-guerres, que l’Ukraine devait s’orienter vers l’Europe sans la médiation russe. Il faudrait relier la culture nationale à la culture européenne pour compenser la relation inégale avec la Russie. Cependant l’auteur rappelle que le « retour à l’Europe » ne signifie pas, pour les Ukrainiens, le projet de rejoindre l’Union : ils ne souhaitent pas adhérer à un projet se fondant sur des normes et des critères de convergence. Néanmoins, pour Gilles Lepesant c’est pourtant « à travers une identité politique propre dans le cadre des normes européennes que l’Ukraine pourrait conjurer sa difficulté à élaborer un État viable ».
Chapitre 2 : Le facteur linguistique dans le processus de construction nationale en Ukraine (Juliane Besters-Digler)
Juliane Besters-Dilger rappelle qu’il y a plus de 12 millions de Russes sur le territoire ukrainien, majoritairement concentrés à l’est ou au sud. Le facteur linguistique est important dans l’émancipation des États car il est un marqueur de l’identité de la nation.
Pour comprendre la question linguistique, l’auteur revient sur l’histoire de l’Ukraine. En 1667, la partie orientale de l’Ukraine est intégrée à l’’Empire russe. En 1917, la plus grande partie de l’Ukraine actuelle est russe : l’influence de la langue russe est importante dans le paysage ukrainien. Seules la Galicie et la Bucovine font parties de l’empire austro-hongrois où se pratique une politique plus libérale en ce qui concerne les langues : ces deux régions seront le terreau du nationalisme ukrainien. Les Tsars, au contraire, ont une attitude rigide vis à vis de l’ukrainien, perçu comme un dialecte inférieur au russe. La langue ukrainienne est vue comme la langue des “ruraux incultes”. Cette promotion de la langue russe a entraîné un fort mouvement migratoire avec l’installation de Russes à l’est et au sud, très actifs lors de l’industrialisation.
Au XXème siècle la langue ukrainienne a connu des soubresauts. Tout d’abord la Révolution de 1905 en Ukraine a atténué la pression sur les minorités. Ensuite, entre 1917 et 1922, un État souverain ukrainien est installé puis interrompu par l’instauration de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine (sauf dans les territoires à l’Ouest). L’épuration voulue par Staline dans les années 1930 contre les élites ukrainiennes a entraîné une reprise de la russification avec la promotion des forces du travail russes perçues comme élites supérieures. En 1945, l’ensemble de l’Ukraine tombe sous le contrôle de Moscou. On arrive dans un moment paradoxal où l’ensemble des peuples ethniquement ukrainiens sont unis mais dans lequel le russe garde son influence. La période de Khrouchtchev a entraîné tout d’abord une libéralisation relative avant une réaffirmation en force de la langue russe, comme une seconde langue maternelle. Des années 1970 aux années 1990, la langue russe domine et la langue ukrainienne est vue comme la caractéristique d’individus incultes, principalement utilisée dans le cadre familial, dans certaines publications ou dans certaines écoles à l’ouest. Pour Juliane Besters-Dilger, ce haut degré de russification explique que la période de perestroïka n’a pas permis de développer un fort nationalisme, les premiers mouvements en faveur de l’indépendance ne sont apparus qu’en 1990.
L’auteur rappelle que la notion de « langue maternelle » en Ukraine ne signifie pas la langue de la mère, mais la langue qu’on apprend à la naissance ou celle de l’origine familiale. Cette langue maternelle ne définit pas forcément notre « loyauté linguistique » i.e. le sentiment d’appartenance que nous éprouvons vis-à-vis d’une aire linguistique. En conséquence le sentiment d’appartenance à une nation ne signifie pas notre appartenance à une aire linguistique. On remarque, à la fin de la période soviétique, des différences territoriales dans la géographie linguistique. En Ukraine occidentale, la langue maternelle est majoritairement l’ukrainien avec une conscience ukrainienne forte. Au contraire, dans les régions de l’est et du sud[3], le russe est très présent (autour de 40 à 60%) et domine dans les centres urbains densément peuplés (l’ukrainien est majoritaire dans les zones rurales). Enfin en Ukraine centrale (région de Kiev et des rives du Dniepr), l’ukrainien est important mais la russification est forte dans certaines territoires.
L’Ukraine va alors mettre en place de nombreuses dispositions législatives relatives aux langues. Dans une loi en 1989 la langue est reconnue comme la garante de la souveraineté nationale mais le partage entre un ouest ukrainophone et un est russophone n’est pas remis en question. La loi sur les minorités de 1992 fait du Parlement le garant des « intérêts vitaux de la nation ukrainienne et de toutes les nationalités » : les minorités sont protégées et leur langue reconnue. La Constitution de 1996, le fondement le plus important, n’aborde pourtant pas la question du rôle de l’ukrainien dans le devenir de la nation. On voit dans toutes ces dispositions légales l’affirmation de l’ukrainien comme langue unifiée avec une importance garantie aux langues des minorités. La question des langues est aussi abordée dans le cadre des institutions européennes. Ainsi la Charte européenne des langues régionales et minoritaires (1992) accorde des droits renforcés dans le domaine des langues. Un grand débat s’est tenu en Ukraine sur l’adhésion ou non à la Charte. En effet l’ukrainien est au fondement de l’identité et de la nation ukrainiennes et la ratification accorderait beaucoup de droits aux minorités russes. Or le russe n’est pas une langue menacée et peu utilisée : le risque est donc que le russe concurrence directement l’ukrainien.
L’Ukraine est une société profondément bilingue. Dans certains domaines, l’ukrainien domine, notamment dans l’enseignement, même si le russe prévaut encore dans les régions du sud et de l’est et même si des écoles privées russes se développent de plus en plus. L’ukrainien est aussi bien implanté dans la haute fonction publique, tout comme dans l’armée (même si les soldats ont tendance à se parler en russe entre eux). Dans le domaine des médias on constate que les deux langues se côtoient. La langue russe est plus présente à la télévision et dans les entreprises médiatiques privées (soutenues par Moscou) alors que l’ukrainien est plus diffusé à la radio et dans les médias publics. Dans le domaine de la culture, au sens large, le russe l’emporte. Pour l’auteur la culture ukrainienne est ressentie comme une culture du passé, à l’inverse de la culture russe. Dans les milieux économiques le russe domine (notamment car les privatisations des années 1990 ont profité aux élites russes). En fait, on remarque que même si l’ukrainien est connu et maîtrisé, le russe est largement parlé dans la vie quotidienne. Ainsi, le russe est la langue des conversations quotidiennes, de la culture, de la télévision, de la presse, de l’économie, des sciences, de l’armée alors que l’ukrainien domine dans l’administration publique, la vie politique et l’éducation. En fait, la langue ukrainienne n’a été théorisée que dans les années 1970-1980, car son développement a été stoppé par la russification. Pour l’auteur, seule une part faible de la population maîtrise l’ukrainien standard et parle plutôt le surzyk, une langue mixte ukraino-russe.
Dans le débat public, on remarque deux orientations. D’un côté une orientation pro-ukrainienne dans laquelle on cherche à fonder une nation ukrainienne sur la base de l’ukrainien. Comme il n’y a pas d’histoire commune, la langue est mise en valeur. Pour les tenants de cette orientation, il faut une dérussification et une ukrainisation de la population. La langue serait le berceau de l’identité ukrainienne, le « noyau de consolidation nationale » et donc il faut un contrôle strict des usages linguistiques. Politiquement, les promoteurs de cette orientation sont les nationaux-démocrates. Ce mouvement est soutenu par l’intelligentsia ukrainienne et la diaspora aux Etats-Unis. De l’autre côté, une orientation pro-russe (soutenue par les partis post-communistes et les oligarques) remet en question l’existence d’une nation ukrainienne. Il faut donc mettre en avant les relations fraternelles entre les slaves orientaux car il y a un fondement culturel commun entre Russes et Ukrainiens alors que les frontières issues de l’implosion de l’URSS sont artificielles.
L’auteur souligne cependant que cette question de la langue n’a souvent aucun intérêt pour la population qui jongle facilement d’une langue à l’autre. Il s’agit avant tout d’un débat intellectuel et politique. Ce que l’on remarque c’est que pour les deux camps, il y a une insatisfaction. Les régions de l’est et du sud sont plutôt pro-russes alors qu’à l’ouest on se présente comme un rempart contre le communisme. La question linguistique montre que l’Ukraine n’est pas un État ethnique non-homogène car il n’y a pas de définition univoque de la minorité linguistique à défendre. L’Ukraine doit abandonner, pour l’auteur, l’idée qu’elle est une nation avec une langue et une culture commune et homogène : le respect de la diversité doit être une condition du rapprochement. Donc la langue n’est pas le trait principal de l’identité ukrainienne : pour faire émerger une identité politique, il faut avant tout traiter les problèmes économiques et sociaux et la Russie doit accepter l’indépendance de l’Ukraine.
Chapitre 3 : Églises orthodoxes et identité nationale en Ukraine postsoviétique (Natalya Boko)
En Ukraine, la société est fortement sécularisée et il n’existe pas de référent religieux précis. Pourtant le conflit au sein de l’orthodoxie est un bon exemple du conflit identitaire en Ukraine pour l’auteur.
L’Église a un rôle important dans la construction nationale de l’Ukraine contemporaine avec plusieurs Églises en concurrence, dont chacune est porteuse d’un projet spécifique pour le pays. L’orthodoxie représente 52,5% de la population, le protestantisme 25,2% et enfin l’Église gréco-catholique 12,2%[4]. L’orthodoxie, elle-même, est éclatée en Ukraine avec une Église sous le patriarcat de Moscou (UPC-MP) qui représente 69,5% du culte orthodoxe, une Église sous le patriarcat de Kiev (UPC-KP) qui représente 37,4% du culte et une Église autocéphale pour 7,7 % du culte. Cet éclatement traverse la société ukrainienne et le conflit inter-orthodoxe est un facteur d’éclatement de la société.
Pour l’auteur, il y a trois paradoxes dans ce conflit religieux ukrainien :
– Le premier paradoxe c’est que chacune des institutions orthodoxes veulent incarner la nation et la tradition religieuse nationale avec chacun un projet politique et religieux
– Le deuxième paradoxe c’est le conflit entre les trois Églises sur le plan rituel et identitaire avec la coexistence de deux traditions ecclésiales (un culte moscovite et un culte byzantin) avec une perception différente du passé du pays et de ses traditions. Le rite byzantin ukrainien est influencé par l’orthodoxie et le catholicisme avec un fort culte marial et des saints ukrainiens, centré autour de Kiev avec des langues différentes selon les Églises. Le rite moscovite, quant à lui, est centré autour d’une liturgie en slavon avec des prédications en russe
– Le troisième paradoxe c’est la non-reconnaissance du statut autonome pour les Églises panorthodoxes. Les cultes, autres que le culte moscovite, sont considérés comme schismatiques, c’est pour cela que les autres Églises doivent affirmer leur identité face à Moscou.
Natalya Boko rappelle qu’en Ukraine il existe un rapport ambigu de domination et de concurrence entre une tradition culturelle ukrainophone et russophone et dont les aires d’influence se recoupent avec des mécanismes de domination opposés. Le conflit interorthodoxe est en fait une forme institutionnalisée de ce clivage, avec une Église pro-russe et une Église pro-ukrainienne. L’Église sur le modèle ethno-national ukrainien peine à devenir une référence alors que l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou garde de forts réseaux et une influence forte tout en prétendant incarner la tradition ukrainienne.
L’Église orthodoxe a eu un rôle ambigu dans l’histoire de l’Ukraine et dans la constitution de l’identité ukrainienne : elle incarne la continuité de la nation par delà les bouleversements historiques. Elle est une force de consolidation du peuple face aux dominations étrangères. L’Église autocéphale est contre la nature impériale et conservatrice de l’Église orthodoxe ukrainienne. Elle s’appuie majoritairement sur le bas-clergé et les laïcs avec une ukrainisation de la liturgie et de la culture ecclésiastique. Cette Église est pourchassée à partir des années 1930 car l’URSS s’était choisie l’Église orthodoxe russe comme alliée pour le contrôle et l’unification du territoire soviétique.
L’auteur défend que l’éclatement actuel de l’orthodoxie en Ukraine est le corollaire de l’ingérence du politique dans le religieux et des luttes entre les appareils religieux concurrents. Le premier éclatement date de 1989-1990 avec une renaissance de l’Église autocéphale et la libéralisation religieuse : de nombreuses paroisses se déclarent autocéphales en Galicie et à Kiev. Cette autocéphalie est soutenue par la diaspora ukrainienne aux Etats-Unis et au Canada, l’intelligentsia ukrainienne de Kiev et les forces politiques nationales-démocratiques pro-occidentales. En réaction, le patriarcat de Moscou décide de changer le nom de l’Église orthodoxe russe en Église orthodoxe ukrainienne. Le second éclatement a lieu entre 1991 et 1994. La fondation d’une Église nationale est vue comme la rupture de la dépendance religieuse. Cependant l’Église mère refuse de reconnaître d’autres cultes orthodoxes. Le patriarcat de Moscou va essayer de se jouer des divisions de l’Église en Ukraine en réduisant cela à une affaire politicienne. Le premier acte politique du gouvernement ukrainien est finalement la nationalisation de l’orthodoxie en instaurant le patriarcat de Kiev comme grande Église nationale concurrente de Moscou sur laquelle le gouvernement gardait un plus grand contrôle que l’Église autocéphale, de plus en plus autonome. On a donc en 1994 deux patriarcats et trois Églises orthodoxes, qui ont refusé de se réunir. Par la suite, chaque Église qui développe son propre réseau institutionnel :
– le patriarcat de Moscou cherche à se présenter comme l’Église légale, légitime et canonique. Elle va délégitimer les autres Églises « non-canoniques » et ne disposant pas des biens du sacré. Moscou veut, seule, incarner l’orthodoxie ukrainienne.
– le patriarcat de Kiev se voit, lui, comme le pilier spirituel de l’État, une véritable « Église nationale patriotique », proche des nationaux-démocrates. Les autorités, même celles favorables à la Russie, sont sensibles à l’argument national invoqué par le patriarcat de Kiev qui se présente comme « la religion du patriotisme » en Ukraine. De plus en plus l’UPC-MP est vu comme dépendant vis-à-vis de Moscou. Le patriarcat va se rapprocher de Constantinople qui va le reconnaître officiellement.
– L’Église autocéphale a ses propres moyens de développement, sous le tutorat spirituel de Constantinople.
Ainsi le conflit religieux va être un instrument pour légitimer le conflit politique et va renseigner sur l’option diplomatique de l’Ukraine. Le clivage orthodoxe en Ukraine est un miroir de l’éclatement de la société ukrainienne. Le patriarcat de Kiev est proche des partis nationalistes et nationaux-démocrates, tout comme l’Église autocéphale mais qui met cela au second plan en se déclarant apolitique. L’UPC-MP est orientée vers la Russie et les partis de gauche mais elle le montre très peu pour éviter de délégitimer sa position nationale et pour essayer de réunir les Églises sous le patriarcat de Moscou. Ces clivages ont favorisé l’apparition de fiefs politico-confessionnels i.e. que la sphère d’influence d’un parti coïncide avec celui de l’Église qu’il soutient. Même si, en droit, il y a une séparation entre l’Église et l’État, les pouvoirs locaux agissent en fonction de leurs préférences politiques dans l’enregistrement des communautés religieuses et l’attribution des lieux de culte.
Au delà des facteurs internes, il y a des facteurs externes d’éclatement lié au refus du patriarcat de Moscou de reconnaître l’autocéphalie qui a entraîné cet éclatement. Pourquoi ce refus ? Pour l’UPC-MP, l’Ukraine est un « territoire canonique »[5] du patriarcat et soutient la réunion des Églises. Cependant cette mission religieuse semble avoir peu de crédibilité en dehors de la Russie car, en Russie postsoviétique, l’Église est vue comme soutien de la russité et ce soutien du pouvoir politique bloque toute création d’Église nationale. Constantinople a longtemps reconnu le patriarcat de Moscou comme seule Église canonique du territoire ukrainien. Mais face aux pressions et au caractère politique de cette désunion, elle change d’avis en 2000 car Moscou ne faisait rien pour résoudre le conflit. Constantinople va alors jouer un rôle dans la médiation pour la réunification des Églises de Kiev et autocéphale.
Quelles sont les perspectives pour cet affrontement religieux ? Pour l’auteur il n’y a pas réellement de volonté de sortie de crise. Ce choix de l’affrontement risque cependant de saper l’autorité morale et l’influence de l’Église, cet affrontement étant éminemment politique. Il faut voir dans ce débat, avant tout, l’affrontement des appareils supérieurs religieux qui gardent une certaine souplesse au niveau local. Cette concurrence se fait surtout sentir dans le centre du pays (le patriarcat de Kiev étant majoritaire à l’ouest, celui de Moscou à l’est ou au sud du pays). On remarque cependant la percée du patriarcat de Kiev et de l’Église autocéphale à l’est et au sud, malgré le blocage des pouvoirs locaux. Natalya Boysko y voit une percée de l’élément ukrainien dans un environnement russophone et russifié même si le patriarcat de Moscou est toujours dominant.
L’orthodoxie est donc dans un climat tendu qui montre l’ingérence du politique dans le religieux en Ukraine. L’UPC-MP est dans la sphère d’influence russe alors que le développement de l’UPC-KP est un soutien à la construction nationale souveraine. L’institutionnalisation difficile de l’orthodoxie est à mettre en parallèle avec les difficultés et tensions de la construction nationale en Ukraine post-communiste. La manière dont on gère les tensions religieuses renseigne sur le modèle politique qui se développe en Ukraine i.e. un modèle peu démocratique. La volonté ukrainienne de développer une Église orthodoxe se comprend dans sa situation de périphérie : elle cherche alors à sortir de son isolement.
Partie 2 : L’Ukraine et sa sécurité
Benoît BIMBAULT
[1] Les entreprises de pétrole russes contrôlent 50% du marché pétrolier ukrainien
[2] La Galicie et la Bucovine sont entrés dans la RSS d’Ukraine en 1945, et Khrouchtchev n’a cédé la Crimée à l’Ukraine qu’en 1954.
[3] Kharkiv, Louhansk, Donetsk, Odessa, Crimée…
[4] La notion d’Église gréco-catholique est un terme pour désigner la vocation de l’Ukraine à être un pont entre l’occident et l’orient chrétien.
[5] Le territoire religieux ne correspond pas au territoire politique : le territoire canonique de l’UPC-MP est celui de l’espace impérial russe
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