Le trafic de déchets toxiques en Somalie : sur les traces d’une catastrophe humaine et environnementale silencieuse (II)

Le trafic de déchets toxiques en Somalie : sur les traces d’une catastrophe humaine et environnementale silencieuse (II)

 

PARTIE II : Les conditions d’enquête et d’existence du trafic

Depuis les années 1990, différentes investigations ont prouvé l’existence de déchets toxiques, voire radioactifs, sur la côte somalienne. Ces déchets seraient importés depuis les puissances occidentales par des organisations mafieuses, avec la complicité de d’hommes politiques italiens et somaliens. Cet article est la suite d’un article écrit précédemment (partie I : l’organisation du trafic) et détaille les conditions d’enquête et d’existence d’un tel trafic : comment est-il rendu possible, et pourquoi reste-t-il tant de zones d’ombre à ce sujet ?

Les difficultés d’enquête

Les différentes investigations ont connu de nombreuses difficultés, ce qui explique notamment qu’à ce jour le trafic de déchets ne demeure qu’une « rumeur tenace »[1].

Dès les années 1990 certains habitants de villages côtiers ont tenté de mobiliser l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’Union Européenne au sujet du dépôt de déchets au bord de leurs villages. Les Nations Unies ont alors lancé une mission en 1992, mais elle n’a pas confirmé l’existence de déchets dangereux en Somalie.

Puis en 1994, les décès d’I. Alpi et de son caméraman ont déclenché une série d’investigations de la part de la justice italienne et de journalistes italiens. L’enquête de la justice italienne sur les conditions de leur décès prouve qu’ils ont effectivement été assassinés, mais les raisons demeurent obscures.

Toutefois, certaines personnes impliquées dans des trafics de déchets se sont mises à parler suite au décès de la journaliste. Luciano Tarditi, un procureur de la République italienne, et Marcello Giannoni, un homme d’affaires italien, révèlent également que ce trafic implique des hommes au sommet de l’Etat : « à la fin des années 1980 et jusqu’au début des années 1990 il y avait un homme politique très puissant qui était impliqué (…) Je ne peux pas révéler son nom, mais c’était un homme politique très puissant ». Cette omerta peut aussi expliquer les difficultés des enquêtes. Il explique par ailleurs qu’un élément important dans le trafic était de mélanger des déchets américains et italiens avant de les envoyer en Somalie. Gianpiero Sebri, un trafiquant de déchets, explique que « la Somalie était devenue une nouvelle poubelle, et aussi le pays de destination de plusieurs cargaisons d’armes. Je sais que ces « affaires » pouvaient se réaliser grâce à l’engagement des mafieux qui garantissaient la protection. Je sais que les Calabrais étaient très intéressés par la Somalie ».

En outre, concernant l’enquête liée aux écoutes de Scaglione, la procédure a été classée sans suite ; aucun magistrat n’a été envoyé en Somalie et aucun homme du réseau n’a été inquiété. De même, à la suite des révélations de Gianpierro Sebri, la division antimafia de Milan a fait infiltrer le réseau dont il parlait. Au bout de trois ans, l’investigation a été stoppée en raison de sa dangerosité. Cette dangerosité tient notamment aux acteurs impliqués en Italie. Ainsi, d’après un journaliste de Famiglia Cristiana, à chaque fois que sont faites des découvertes liées aux trafics de déchets, des blocages empêchent de découvrir la vérité. « Le problème des déchets en Italie paraît tellement insoluble que le fait d’aller déverser des déchets toxiques en Afrique semble arranger tout le monde », constate Paul Moreira, journaliste d’investigation français ayant réalisé le documentaire Toxic Somalia. Le magistrat qui était chargé de l’enquête liée aux révélations de Sebri a été menacé de mort et sa maison a été attaquée.

Après le meurtre d’Alpi, le deuxième tournant dans les enquêtes est le tsunami du 26 décembre 2004. Au lendemain de la catastrophe, la région autonome du Puntland et le gouvernement fédéral transitoire de Somalie (exilé à Nairobi) ont réitéré les appels à l’aide. Le PNUE a alors monté un projet d’enquête dans cette région, mais ce dernier a été annulé en raison de l’insécurité de la zone. La dernière intervention onusienne remontait aux années 1990, l’organisation ayant dû quitter le pays en 1995 à cause d’une série d’attaques.

En 2005 un rapport du PNUE, nommé « Après le Tsunami. Evaluation environnementale rapide » confirme la présence de déchets industriels européens en Somalie. Le porte-parole du PNUE M. Nick Nuttal explique que « le dumping de déchets toxique est effréné en mer, sur les rivages et dans l’arrière-pays. Depuis le début des années 90, une quantité incalculable de cargaisons de déchets, nucléaires, toxiques, hospitaliers, de cadmium, de plomb et de mercure ont été déposées sur le rivage ou simplement immergés au large des côtes somaliennes ». Le fonctionnaire de l’ONU confirme donc la présence de déchets non seulement toxiques, mais aussi radioactifs.

Néanmoins, l’ONU se limite à prouver l’existence de ces déchets, et ne pousse pas plus loin les recherches sur l’origine de leur existence.

Une autre difficulté d’investigation tient à la dangerosité des déchets eux-mêmes. En 2006, l’ONG Daryeel Bulsho Guud a tenté de remonter à la source des déchets en inspectant les barils échoués sur la plage. Mais ils ne présentent aucun signe distinctif à l’extérieur et  il est exclu de les ouvrir en raison des conséquences majeures que cela aurait en termes de conséquences sur l’environnement et sur la santé humaine. Quant aux barils déjà ouverts en raison de leur usure, personne n’ose s’en approcher.

En outre, les zones concernées par le dépôt de déchets sont très dangereuses en raison des groupes armés qui les dominent. C’est pourquoi peu de journalistes, et encore moins les enquêteurs d’organisations internationales ou de la justice, n’osent s’y aventurer. Même quand des journalistes souhaitent visiter les zones polluées, personne ne veut les y emmener. Luciano Scalettari, un des journalistes responsables de l’enquête parue dans Famiglia Cristiana en 1998, témoigne en effet que lorsqu’il a demandé à être emmené au nord d’Hobyo, leur chauffeur a été effrayé et a dit : « Je ne le ferai pas. Même si vous me donnez cent mille dollars. »

Toutes ces difficultés montrent qu’il y a bien des preuves des déchets radioactifs, mais pas du réseau qui les dépose.

Enfin, en 2011 est sorti le documentaire de Paul Moreira Toxic Somalia, et ce sont les informations les plus récentes dont nous disposons.

Les conséquences sur la piraterie

Les appels des populations à la communauté internationale n’ayant pas eu de répercussions concrètes (pas de retrait de déchets, etc.), une partie de la population s’est organisée dans la piraterie afin de lutter elle-même contre le trafic.

Le trafic de déchets a pu prospérer avec la guerre civile en Somalie car la marine somalienne s’est dissoute en même temps que le gouvernement central. Les eaux territoriales se sont donc retrouvées sans défense, et des bateaux ont été libres de rejeter des déchets au large de la côte somalienne. Par ailleurs, des chalutiers étrangers ont commencé à pêcher illégalement dans la zone. Ces deux activités ont affecté le stock de poissons dans les eaux somaliennes, or beaucoup de communautés côtières reposaient entièrement sur la pêche. Les conséquences se sont rapidement fait ressentir : dans certaines communautés, 70% des individus vivaient de la pêche avant la contamination ; il ne sont plus que 5% depuis 2010. Face à leur perte de revenus, les pêcheurs des régions affectées ne sont pas restés immobiles. Dans les années 2000,  ils se sont organisés pour protéger ce qui constituait leur principale ressource en développant leur capacité de nuisance afin de dissuader les bateaux de venir déposer des containers de déchets sur la côte et de venir pêcher illégalement dans les eaux somalienne. Concrètement, il s’agissait d’attaquer les bateaux étrangers et d’en demander une rançon. Ils se sont surnommés « badaadinta badah», ce qui signifie littéralement « sauveurs de la mer », souvent traduit par « garde côte ».

Ces activités de piraterie se sont avérées lucratives grâce au paiement de rançons, et peu à peu les gains financiers sont devenus le principal motif de cette piraterie. Dès lors la piraterie a perdu son aspect originel de protection des moyens de subsistance, pour se contenter de faire du profit.

Ainsi d’après Ahmedou Ould-Abdallah, ancien haut fonctionnaire des Nations Unies, la pêche illégale et le dépôt illégal de déchets nourrit la guerre civile, car ceux qui viennent faire du trafic en Somalie paient des pots-de-vin à des officiels locaux ou des seigneurs de guerre.

Un pirate, Sugule Ali, explique que leur but était de « mettre un terme à la pêche et au déchargement illégal dans nos eaux… Nous ne nous considérons pas comme des bandits des mers. Nous considérons que les bandits des mers sont ceux qui pêchent illégalement et rejettent des déchets dans nos mers, et transportent des armes dans nos mers. »

La législation en vigueur

Le trafic de déchets s’est fait de manière informelle car il ne peut se faire officiellement. En effet, dans les années 1990 a émergé le principe que la libre circulation des marchandises ne devrait pas s’appliquer aux déchets.

En 1992 est entrée en vigueur la Convention de Bâle de 1989 qui prévoit l’interdiction d’exporter ou d’importer des déchets dangereux (eux aussi définis par la Convention) vers un Etat non Partie à la Convention. La Somalie n’étant pas Partie au traité, il n’est pas possible d’y exporter légalement des déchets dangereux. Mais cette convention ne prévoit pas de sanctions contre un Etat qui violerait le traité.

Pour répondre à cette insuffisance, des initiatives régionales ont émergé. 51 pays africains ont ainsi signé la Convention de Bamako sur « l’interdiction d’importer en Afrique des déchets dangereux et sur le contrôle des mouvements transfrontières et la gestion des déchets dangereux produits en Afrique » ; elle est entrée en vigueur en 1998. Depuis, il n’y a pas eu de texte significatif concernant les échanges transfrontaliers de déchets.

Quant à l’Union Européenne, elle interdit depuis 1993 le transfert transfrontalier des déchets les plus dangereux.

Malgré ces législations, il existerait chaque année dans l’Union Européenne 16 000 tonnes de déchets exportés mais non déclarés, et des études estiment que 20% des échanges internationaux de déchets seraient illégaux.

La persistance de ces flux s’explique de différentes manières. D’une part par les faiblesses des traités en vigueur mentionnés ci-dessus, d’autre part par le manque de surveillance internationale qui rend possible ces flux de produits toxiques, et même radioactifs.

Enfin, les pays exportateurs ne sont pas les seuls responsables de ces mouvements de déchets. D’après le Centre d’Etudes prospectives et d’informations internationales (CEPII), « plusieurs gouvernements, bien qu’informés des problèmes liés au commerce international, ferment les yeux devant les bénéfices d’une économie informelle »[2] .

 

Le trafic de déchets en Somalie, sujet à de nombreuses zones d’ombre, est hautement probable bien que non avéré par les autorités officielles telles que le gouvernement italien ou des organisations internationales. Pourtant les dégâts en Somalie sont bien réels et les Nations Unies ont confirmé qu’ils étaient liés au déchargement de déchets toxiques et radioactifs dans certaines zones (à Haîfun, Mogadiscio, Hobyo et à Badoa). Le manque d’expertise rend impossible l’application de la Convention de Bâle, c’est à dire le rapatriement de ces déchets vers les Etats qui les ont exportés. Autrement, ces déchets ne pourront être nettoyés que par des centaines, voire des milliers d’années.

Elisa GUIZOUARN

 

[1] Selon les mots de Paul Moreira dans son documentaire Toxic Somalia : l’autre piraterie, 2011

[2] L’économie mondiale 2013, éditions La découverte, collection Repères, Paris, 2012 : Chapitre VII : « Le commerce international des déchets », par S. Bernard, D. Dussaux, M. Fodha, M. Clachant.

 

Crédit photo : AMISOM Public Information (Flickr) [CC0], via Wikimedia Commons

SOURCES :

Documentaires :

Nient’altro che la verità, il caso Ilaria Alpi, 2003.

Toxic Somalia : l’autre piraterie, par Paul Moreira, diffusé pour la première fois sur Arte, 24/05/2011.

Ouvrage :

L’économie mondiale 2013, éditions La découverte, collection Repères, Paris, 2012 : Chapitre VII : « Le commerce international des déchets », par S. Bernard, D. Dussaux, M. Fodha, M. Clachant.

Articles de presse :

La Somalie, poubelle de l’Europe, Massimo A. Alberizzi, 07/07/2004 d’après un article paru dans Corriere della sera.

Déchets nucléaires en Somalie : rapport accablant de l’ONU, par Philippe de Rougemont, 2002.

Traffico rifiuti : in aulta Comerio, l’uomo dei misteri. « Veleni ? Ero nei Verdi… », par Andrea Tornago, 27/05/2015, dans Il Fatto Quotidiano.

Somalia. Il traffico che uccide, par Barbara Carazzolo, Alberto Chiara, Luciano Scalettari, 29/11/1998, publié initialement dans Famiglia Cristiana.

Rapports :

The State of the Environment in Somalia, PNUE, dec. 2005.

After the tsunami : rapid environmental assessment, PNUE, 2005.

The root causes of the Somali piracy, par Joana Ama Osei-Tutu, 01/03/2011.

Sites web :

Wikipédia : Piracy off the coast of Somalia.

Loi n° 2006-739 du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs, 27/07/2016.

L’enfer des déchets toxiques en Afrique, par Mireille Modoi, 19/07/2015.

« Toxic Somalia : l’autre piraterie », documentaire sur le trafic de déchets toxiques en Somalie, Rfi Afrique, 24/05/2011.

Blogs :

Avviata la revisione del processo Hassan, 13/01/2016.

Il traffico che uccide, 02/05/2002.

« Amendement à la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements tranfrontières de déchets dangereux et de leur élimination », du 22/09/1995.

Antimafia Duemila – La verità nascosta, par Mariangela Gritta Grainer, 19/03/2010.

Convention de Bâle : lutter contre le trafic de déchets, 04/09/2012.

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