Environnement : le débat du siècle

Environnement : le débat du siècle

Au-delà des débats idéologiques et clivages politiques classiques, la question environnementale est plus que palpable à l’heure où certains parlent de « sixième extinction de masse de la biodiversité », « d’anthropocène » ou encore « d’effondrement global ». Le constat est là : Thomas Piketty dans son Capital au XXIème siècle  nous explique que si la population a été multipliée par six entre les années 1800 et 2000, la consommation d’énergie, elle, a été multipliée par quarante. Cette surconsommation est à l’origine d’un épuisement imminent des ressources et de la biosphère. Beaucoup s’accordent à critiquer ce mode de consommation, ou plus largement à pointer du doigts les failles du système économique actuel. La nécessité de réformer notre mode de croissance est au centre des débats, pour une croissance plus verte, plus soutenable. Et à ce titre il existe une pléthore pullulante d’idées entre développement durable, altermondialisme, et d’autres.

Parmi ces idées, quelques intellectuels se distinguent en promouvant un renversement complet de notre système économique et social. Qu’il s’agisse de « décroissance », de « démondialisation » ou de « déconsommation », ces penseurs imaginent un « retour en arrière » ayant pour but de rétablir des sociétés plus justes pour les humains et pour la nature. S’agit-il d’un recul ou un recentrement sur le chemin du progrès social ? S’il n’y a pas – encore – de réponse à cette question, nous allons toutefois explorer à travers cet article les idées de ceux qui ont l’audace de remettre en cause les fondements de nos sociétés.

Défaire pour mieux reconstruire ?

Les sociétés de charbon

La réflexion autour de la révolution industrielle, qui est à l’origine de notre système économique actuel, est plus que nécessaire pour comprendre pourquoi certains le remettent en cause de manière plus ou moins radicale. Il y avait au départ un calcul simple, notamment énoncé selon le principe de Pareto[1] : Comment produire plus en fournissant le moindre effort ? Les anglais de la fin du XVIIIème siècle ont répondu « progrès technique ». Et en effet, c’est bien la mécanisation de l’industrie et l’exploitation de la machine à vapeur qui a chamboulé la structure économique mondiale. Non seulement car elle a créé un cycle d’industrialisation de masse principalement en Europe et aux États-Unis, mais aussi car cette industrialisation a favorisé le développement de communications et l’essor du capitalisme financier. La découverte à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle de nouvelles sources d’énergies telles que le pétrole a alors suscité une réelle accélération du développement industriel. Les entreprises font appel à des capitaux de plus en plus importants afin de développer leur activité, et dès lors, les parts de ces entreprises sont cotées en bourse sous forme d’actions. La concurrence entre les entreprises engendre une course à l’acheteur, et le libre-échange permet aux puissances industrielles de l’époque d’exploiter les ressources des pays colonisés. C’est au XXème siècle, avec le développement de techniques de travail tels que le taylorisme et son organisation scientifique du travail et avec la standardisation de la production, que le modèle d’une société de consommation de masse encline à une croissance exponentielle dans les pays industrialisés a été promu.

Dans ces sociétés, avec l’apparition de crises majeures, il est de plus en plus notable que l’industrialisation sur le modèle capitaliste a généré des externalités négatives, voire des dysfonctionnements profonds qu’il est possible de mettre en lien avec un phénomène de rendements décroissants[2] : d’un point de vue économique d’abord, puisqu’après une hausse de niveau de vie notable, le fossé entre riches et pauvres se creuse de plus en plus et la précarité ainsi que le chômage de masse se multiplient. D’un point de vue social ensuite, dès lors que la qualité d’un individu est jugée à sa « productivité » dans la société allant jusqu’à une réelle aliénation au travail. Et enfin d’un point de vue environnemental, car l’industrialisation est responsable de la dégradation de la biodiversité mais aussi de la pollution de l’air et de l’eau.

Décroissance ?

De nos jours, les discours politiques de tous pays sont truffés de références aux objectifs de croissance, laquelle serait la clé de la prospérité après une suite successive de crises entre la fin du XXème et le début du XXIème siècle. Mais en réalité la croissance infinie est-elle possible dans un monde fini ? La croissance est-elle réellement au service du progrès ? La surindustrialisation et la surconsommation à des fins de croissance ont eu des conséquences catastrophiques sur l’environnement. L’utilisation de polluants dans la production d’énergie, dans la production industrielle et dans le transport a un impact dangereux sur les humains et la nature, et ce fait est aujourd’hui indéniable. Sans parler de la création de déchets qui s’accumulent. Dans un article collectif de James Hansen, les auteurs soulignent que « Le taux de CO2 a explosé pour atteindre 400 ppm en 2015… Le recours au forçage agricole s’est généralisé au cours des dernières décennies et les deux tiers des 0,9 °C de réchauffement climatique (depuis 1850) se sont produits depuis 1975 »[3]. Certains parlent alors de la nécessité de réformer notre mode de croissance, pour une croissance plus verte, plus soutenable. Certains autres, à la marge, remettent quant à eux en question la doxa selon laquelle l’économie, les hommes, le monde doivent croître.

À l’origine, les réflexions autour d’une « décroissance » se basent dans les réflexions sur les limites des sociétés capitalistes avec les crises pétrolières des années 1970. Le « rapport Meadows » – intitulé « The Limits to growth » – de 1972 semble être un point d’origine identifiable pour situer le début du mouvement pour la décroissance. Ce rapport, commandité par le Club de Rome en prévision de la Conférence des Nations unies sur l’environnement la même année, alerte sur les risques que présentent un mode de production et de consommation tel qu’il est opéré dans une grande partie de la planète. Il met notamment en avant l’hypothèse de rendements de décroissants. D’un point de vue général, ce rapport semble adopter un prisme économique, et étudie surtout les conséquences sur un microcosme limité aux humains, et non pas un macrocosme qui s’étendrait à toute la planète.  Aujourd’hui, la décroissance est un mouvement assez marginal dont les partisans ont du mal à trouver un consensus. Les crises de ce début de siècle l’ont toutefois remis à l’ordre du jour de force, avec un parti pris pour un regard écologique. Et effectivement, le mouvement se constitue aujourd’hui principalement à partir d’un mélange d’écologie et de malthusianisme[4], affirmant que la nature a des ressources limitées et qu’il est donc nécessaire de prendre en compte ces limites dans son exploitation. L’aspect économique reste central, mais l’ampleur des défis climatiques ont teinté ce mouvement de vert. Il ne faut cependant pas confondre décroissance et développement durable, puisqu’au sens des décroissants, il ne faudrait plus que de croissance il y ait. Le développement durable serait une alternative molle, dont les promoteurs chercheraient à se dédouaner des menaces pesant sur l’environnement, sans renoncer à la « richesse » d’une croissance soutenue. À ce propos Serge Latouche – un des penseurs et défenseurs majeurs de la décroissance – écrivait dans un article du Monde diplomatique : « Dans ces conditions, la société de croissance n’est ni soutenable ni souhaitable. Il est donc urgent de penser une société de “décroissance” si possible sereine et conviviale ». [5]

Démondialisation ?

La mondialisation, quant à elle, est au départ un concept relativement récent, né dans les années 1980 avec le développement du système néolibéral. De ce fait, l’idée de démondialisation est encore très jeune et sa conceptualisation n’est donc pas tout à fait aboutie. Elle se définit principalement par une soustraction au libre-échange et une concentration de la production sur les marchés intérieurs. La première occurrence du terme « démondialisation » est attribuée à l’auteur de l’ouvrage Deglobalization, ideas for a New World Economy paru en 2002, Walden Bello, un penseur philippin. Il décrivait alors la dichotomie qu’engendrait un système économique mondialisé pour les pays dit du « sud » économique. Ces pays favoriseraient excessivement les exportations au détriment de leurs marchés intérieurs dans une logique stricte d’accumulation de capitaux. Sans même envisager une situation de crise, ce constat serait une raison de remettre en question un tel système. L’embargo mené par l’Arabie Saoudite et ses alliés sur le Yémen – bien avant la crise du covid-19 – incarne à sa façon les conséquences potentielles d’une aussi grande dépendance envers les importations, à l’heure où le pays est en situation d’insécurité alimentaire aiguë.

Toutefois, les premières solides remises en cause d’un système économique mondialisé sont apparues lors de la crise financière de 2008. Des actifs immobiliers appartenant à des ménages insolvables ont été vendus comme des investissements sûrs, ce qui a provoqué une perte de confiance des investisseurs dans le système bancaire. L’éclatement de cette bulle financière a mis en avant la déconnexion entre valeur réelle et valeur spéculative, et a également montré les limites d’un système financier globalisé en plongeant le monde dans une récession sans pareil. Pourtant, pour certains – comme Zaki Laïdi, directeur de recherche à Sciences Po – dans une entrevue[6] de 2011 avec France culture, les pro-démondialisation auraient tort de pointer du doigt la mondialisation dans son ensemble. La crise de 2008 aurait effectivement montré les limites que pouvait avoir une globalisation financière, mais le commerce mondial serait quant à lui régulé par des institutions solides et ne pourrait, à ce titre, pas être ébranlé. Au contraire, la mondialisation aurait servi d’intégrateur au système économique mondial de certains pays, comme la Chine, le Brésil ou l’Inde. Cette idée est cependant complètement remise en question avec la crise sanitaire mondiale du Covid-19. La propagation du virus a atteint l’économie productive mondiale en plein cœur. L’arrêt des communications et des trafics ont mis en exergue les failles d’approvisionnement de ressources vitales pour faire face à une crise sanitaire de cette ampleur, comme le montre les difficultés de la France pendant le confinement dû à sa dépendance à des filières industrielles de première importance qu’elle a délocalisées. La mondialisation présenterait ainsi non seulement un risque pour la sphère financière, mais aussi pour la sphère productive – le commerce. La crise sanitaire du Covid-19 et la crise économique qui menace de se profiler représenteraient-ils l’électrochoc qu’attendent les adeptes de la « pédagogie des catastrophes » ?

Une chose est sûre : le regain d’intérêt pour les idées de démondialisation avec la crise sanitaire de 2020 est indéniable. Ce n’est pas seulement cette trop grande interdépendance qui en est le cœur, mais également la cause environnementale. En effet, les transports sont la deuxième cause d’émission de dioxyde de carbone dans le monde après la production d’énergie[7] et le transport maritime serait à l’origine d’entre 17 et 31% des émissions d’oxyde d’azote dans le monde[8]. Pendant le confinement, le dioxyde d’azote aurait diminué de 30 à 50% dans plusieurs grandes villes de Chine[9]. Cet ensemble de particules fines serait à l’origine d’environ 7 millions de décès chaque année dans le monde, selon une étude de l’Organisation Mondiale de la Santé[10]. On en revient alors aux idées de Walden Bello, qui sans proposer un « retour en arrière » radical, propose plutôt un raccourcissement des circuits de production, ce qui pourrait d’après lui permettre une reprise de contrôle des pays émergents sur leurs marchés, mais peut-être également offrir une solution à ce sujet brûlant qu’est la question environnementale.

Dans la même entrevue de France culture, Zaki Laïdi apparente la démondialisation à « La thèse de la préférence nationale appliquée à l’économie ». Une belle formulation qui révèle parfaitement que les pro-démondialisation d’aujourd’hui sont les protectionnistes d’hier. L’héritage de Keynes est sans appel : « Je sympathise […] avec ceux qui souhaiteraient réduire au minimum l’interdépendance entre les pays plutôt qu’avec ceux qui souhaiteraient la porter à son maximum. […] Mais produisons les marchandises chez nous à chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible : et surtout, faisons en sorte que la finance soit en priorité nationale »[11]. Pourtant, si le protectionnisme se rapporte directement à l’économie, on pourrait croire que dans « démondialisation », ses défenseurs entendent un repli sur soi dans tous les domaines. Or, comme le témoigne Jean-Luc Gréau – ancien expert du Medef, favorable au mouvement –, il y a bien trois mondialisations distinctes : celle du savoir et du savoir-faire, celle de la culture, et enfin celle des capitaux. Or c’est bien seulement cette dernière qui est critiquée, et non pas les autres qui auraient un apport positif sur la planète. De la même façon, Keynes dans le même extrait explique que « Les idées, la connaissance, l’art, l’hospitalité, les voyages : ce sont là des choses qui, par nature, doivent être internationales »[12]. Ainsi, protectionnisme et démondialisation se confondent, au point où on oublie presque les questions environnementales et sociales qui motivaient au départ Walden Bello. Ce qui fait toute son ambiguïté.

Déconsommation ?

Sans prétendre être un mouvement organisé, le terme de « déconsommation » s’immisce lui aussi dans les discussions. Le principe repose sur l’idée que, dans les sociétés industrialisées, il y a une consommation au-delà du nécessaire, mais aussi une production qui, selon le principe d’économie d’échelle et autres obsolescences programmées, mène à un gaspillage énorme. Ce gaspillage génère par ailleurs des émissions de gaz à effet de serre au cours de la destruction des marchandises. À partir de ce constat, il faudrait donc réduire sa propre consommation et, à terme, la production de masse. La surproduction pose les questions de la répartition des ressources entre pays industrialisés et non-industrialisés – comme au Mexique, qui manque d’eau potable puisque celle-ci est ponctionnée pour assurer la production des entreprises Danone et Coca-Cola – et de la résilience écologique face à une surexploitation des ressources naturelles.

De plus, malgré les mesures adoptées sur les émissions de gaz à effet de serre au niveau européen et au niveau mondial, une pollution basse reste une pollution. De la même manière, un déchet – même recyclé – reste un déchet et a vocation à s’épuiser et devenir un déchet non-recyclable. De nombreux efforts ont été réalisés en faveur de la réduction de la pollution – surtout au sein de l’Union européenne – à l’échelle d’unité, mais à l’échelle globale la production ne cesse d’augmenter, annulant tout effet positif de ces initiatives. D’autant plus que la consommation des individus croît de plus en plus : c’est ce qu’on appelle un effet rebond.

Face à ces différents constats, apparaissent de plus en plus d’initiatives individuelles de réduction de consommation, avec l’adoption d’un mode de vie dit « minimaliste ». Ces initiatives – principalement en Occident – encouragent une consommation plus essentielle et une production plus respectueuse de l’environnement en se projetant à long terme. Cette tendance se confronte brutalement à deux réalités : une réalité où le libéralisme est accepté dans son sens large et où l’idée de renoncer à quelque chose ressenti comme une « liberté » n’est pas acceptable, et une autre réalité où il s’agit d’un mécanisme pensé sous forme bottom up avec une approche très « occidentale ». Sans décision politique forte et une restructuration profonde des industries, on peut se demander si ces initiatives civiles pourront aboutir à une mutation suffisamment profonde pour pallier les dégâts écologiques et sociaux de notre mode de consommation.

Outre l’idée de « retourner » à un modèle de société plus respectueux de l’environnement, il serait intéressant de se pencher sur le rapport – de force – entre humains et nature au prisme anthropologique à l’heure où la planète traverse sa sixième période de grande extinction avec la disparition, selon le Rapport Planète Vivante de WWF de 2018, de 60 % des animaux sauvages sur une période de quarante ans.

L’humain et la Nature : un contrat social ?

Anthropocène et grande accélération

En 2000, Paul Josef Crutzen – prix Nobel de chimie en 1995 – popularise et théorise le concept « d’anthropocène », ou « l’Âge de l’humain », dans un article du même nom[13]. Selon cette idée, la révolution industrielle de 1850 aurait enclenché une nouvelle ère géologique, dans laquelle l’impact de l’humain sur la planète serait central. L’anthropocène mettrait alors fin à l’ère interglaciaire appelée « holocène », ayant cours depuis près de 11 700 ans. L’anthropocène se caractériserait par une activité humaine tellement dense qu’elle amoindrirait la diversité biologique et provoquerait une forte instabilité du climat : « Les activités humaines sont devenues tellement envahissantes et intenses qu’elles concurrencent les forces de la nature et entraînent la planète vers une terra incognita »[14], explique Crutzen. C’est une imbrication de comportements sociaux, de décisions politiques, et de mesures économiques qui auraient à un moment donné évolué au point d’en affecter le système terrestre. Dans un article[15], le chimiste Will Steffen et ses comparses décrivent ce phénomène comme une « grande accélération », en s’appuyant sur des graphiques mettant en avant le développement socio-économique mondial entre 1750 et 2000, représentant par exemple le développement de la population, du PIB, des transports, ou encore de la consommation d’énergie primaire. Le géologue Jan Zalasiewicz explique quant à lui que « avec la notion d’anthropocène, il ne s’agit pas tant de déceler les premières traces de notre espèce (ce qui reviendrait à adopter une perspective anthropocentrique sur la géologie), mais d’attirer l’attention sur l’ampleur, la signification et la longévité des changements que connaît la planète — et dont l’homme se trouve être le principal responsable »[16]. Effectivement, la théorie de l’anthropocène semble coïncider avec l’idée que « c’était mieux avant ». Mais la question demeure: qu’est ce qui est mieux pour qui ou pour quoi ? Pour l’humain, la question est ouverte et offre des réponses multiples, comme vu précédemment. Pour la nature, la réponse est limpide.

En écho à ce constat, Pablo Servigne – ingénieur agronome de formation – conçoit avec Raphaël Stevens la « collapsologie » à partir d’un énorme travail de compilation de méta-analyses d’effondrements divers, recoupant plusieurs disciplines. Les auteurs en avaient conclu que notre civilisation était en plein effondrement global. En ce sens, la collapsologie recoupe les conclusions géologiques de Crutzen et son anthropocène. Cependant, son travail ne propose pas de réelle solution à ce phénomène qu’il prédit d’arriver. Dans une entrevue avec France culture[17], il soutient que les théories de décroissances ne prennent pas suffisamment en compte les ruptures, c’est-à-dire le fait qu’aucun retour en arrière n’est possible. Effectivement, certains exemples mettent en avant ces ruptures : même sans augmenter, le gaz à effet de serre concentré dans l’atmosphère à l’heure actuelle suffirait à provoquer une augmentation de la température pendant plusieurs siècles.

Cosmologie anthropologique

Bien avant les théories d’anthropocène, les philosophes et économistes du XIXème siècle se souciaient de la perte de fertilité des sols, de la surpopulation et de la pollution. Si le nom de « Thomas Malthus » vient immédiatement à l’esprit, il n’est pas le seul à avoir réfléchi à ces phénomènes. Dans sa critique du capitalisme, Karl Marx abordait déjà la problématique environnementale, bien que ce propos ne lui soit pas très connu. Il expliquait que « le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations des prix du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent »[18]. Pour Marx, l’exploitation de la nature selon les codes du capitalisme monopolistique serait afonctionnelle à terme, puisqu’elle ne respecterait pas les codes de la nature et épuiserait la fertilité des sols. Il propose même une lecture du rapport des humains à la nature, chacun comme un acteur à part entière d’une cosmologie : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement, sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent »[19].

Si Marx ne voit pas la nature comme un don – comme le feraient les physiocrates –, il s’accorde toutefois avec les libéraux classiques sur l’idée que la nature n’a de valeur que par le travail nécessaire de production. Les physiocrates – pères du libéralisme économique – envisagent la prospérité économique par l’exploitation des ressources naturelles. Dès le siècle des Lumières, le rapport hiérarchique entre humains et nature est intériorisé, comme le témoigne les écrits de Rousseau dans Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : ce qui différencierait nature et humains à l’état « naturel » c’est la capacité de se perfectionner. Selon cette idée, tout progrès est vu comme une avancée vers une « perfection » potentielle. Et cela est justifié par le fait que l’humain, contrairement à la nature, serait libre par essence. Le courant de pensée idéologique n’opère donc pas de différence sur le rapport de domination à la nature, dont la valeur n’est déterminée que par l’action des humains.

         C’est l’anthropologie qui permet d’identifier la nature du point de rupture entre humain et nature. L’expression « exploiter les ressources naturelles » n’est pas anodine, et révèle d’un rapport anthropologique propre aux sociétés occidentales et aux sociétés occidentalisées. C’est ce que Philippe Descola – grand anthropologue enseignant à l’EHESS, étudiant de Claude Lévi-Strauss, et spécialiste de la question – a appelé le « naturalisme ». Or, dans son ouvrage Par-delà la nature et la culture, l’auteur insiste que culture et nature ne sont pas par essence opposées. Ces considérations relèveraient en fait des différentes traditions anthropologiques de chacun. Descola propose une typologie pour identifier ces rapports différenciés : il distingue les « physicalités » et les « intériorités », et étudie selon ces deux critères les continuités et discontinuités entre humains et non-humains. Le texte de Descola n’a évidemment pas vocation à porter des jugements sur les cultures des uns et des autres, mais souligne la nécessité de couper avec l’ethnocentrisme qui revient à penser qu’opposer culture à nature relève de l’évidence. Prendre du recul sur sa propre vision du monde et adopter un regard anthropologique à la question environnementale permet de remettre en cause sa domination sur le reste de la vie.

À ce propos, le 20 avril 2010, le Ministre des Affaires étrangères de Bolivie David Choquehanca, prenait le parti de défendre une vision pré-inca sur le sujet de l’environnement. Il affirmait que « le plus important, ce sont les rivières, l’air, les montagnes, les étoiles, les fourmis, les papillons […]. L’homme vient en dernier ». Son discours reprenait les perspectives de la cosmogonie andine où la Terre-Mère – « Pachamama » – est vénérée comme une déesse. À peine quelques jours après cette allocution, le groupe Bolloré s’apprêtait à exploiter les réserves de la Bolivie en lithium, tout cela dans le respect de la Pachamama bien sûr… Une hypocrisie intellectuelle qui ne peut qu’être remarquée.

Conclusion : la responsabilité collective

        A l’échelle nationale française, Yves Cochet se faisait porteur des thèses de la décroissance en 2008 à l’hémicycle tandis qu’Arnaud Montebourg défendait, lui, les thèses de la démondialisation lors des primaires socialistes en 2012. Néanmoins, le réel enjeu demeure international. Les crises migratoires pour des raisons économiques se multiplient, et bientôt les premiers réfugiés climatiques traverseront les océans pour trouver asile. Vandana Shiva expose dans La Guerre de l’eau comment une économie de l’appropriation des ressources vitales comme l’eau a un coût humain et environnemental catastrophique. Elle explique qu’à l’origine de certaines tensions ou conflits, se cachent des disputes pour l’accès à l’eau, comme au Punjab, ou entre la Turquie, l’Irak et la Syrie. Ce même schéma s’applique pour d’autres ressources naturelles, comme le pétrole qui a provoqué des guerres sans précédent, comme la guerre Iran-Irak de 1980 et la guerre du Golfe de 1990. Associé à ce constat, l’exemple bolivien précédemment cité amène à s’interroger sur la responsabilité politique collective sur la problématique environnementale, surtout vis-à-vis des pays du « sud » économique.

Le système économique qui découle de la révolution industrielle correspond à une culture économique européenne et aujourd’hui, le fonctionnement de ce système a été largement accepté par la quasi-totalité du monde. Mais quel consentement des populations y a-t-il à participer à ce jeu économique ? On se rappelle des ouvertures forcées de la Chine et du Japon au XIXème siècle et de l’établissement des « traités inégaux ». L’économiste iranien Majid Rahnema explique à ce propos que si les nations dites « développées » s’empressent d’investir dans l’aide au développement, « les victimes spoliées de leurs vrais biens ne sont jamais aidées dès lors qu’elles cherchent à se démarquer du système productif mondialisé pour trouver des alternatives conformes à leurs propres aspirations »[20]. Sans aller aussi loin, il est légitime de se demander si les décisions politiques – revenant à participer à un jeu commercial dont les règles ont été dictées par les puissances économiques du XXIème siècle – ont vraiment pour but d’atteindre une prospérité collective au sein du pays. Les débordements liés aux industries implantées à l’étranger sont nombreux, entre exploitation infantile, conditions de travail médiocres, pollution des sols, épuisement des matières premières et dépendance alimentaire. Le lit de la misère est fécond, dit-on. Un tel système n’est pas supportable à terme ni d’un point de vue des ressources, ni d’un point de vue de la population civile. Jean-Luc Gréau, dans l’entrevue de France culture précédemment citée, met en avant qu’il est de plus compliqué pour ces pays d’émerger sur des marchés à forte plus-value comme la technologie.

         Quelle responsabilité face à ce constat ? Karl Marx pensait que « du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain ».[21] Une chose est sûre, il est nécessaire de repenser le système depuis une perspective globale, incluant tous les acteurs impliqués. Et cela ne pourra passer que par une prise de responsabilité collective et des décisions politiques fortes.

Sans forcément prôner les thèses du « retour en arrière », il est clair que le problème a été réceptionné par des experts, des acteurs politiques, et même par la société civile. Il est maintenant nécessaire de mettre à profit ces débats d’idées, ces constats, et d’agir pour une réelle mutation de nos sociétés post-1989. Cela passe par la prise en compte des pistes de réflexions anthropologiques vues précédemment – mais aussi par les actions concrètes, qui sont à notre portée.

L’entrepreneur Gunter Pauli propose de s’inspirer de la « croissance », de la « production » comme elle fonctionne dans la nature : il n’y a pas de chômage ou de déchet dans la nature. Il faudrait ainsi selon lui chercher à fonctionner de la même manière. Aujourd’hui, à l’heure d’une crise sanitaire massive et à l’aube d’une crise économique monstrueuse, il est nécessaire d’agir. Dans une conférence du Collège des Bernardins de 2019, Pauli prend l’exemple d’un projet de barrage d’algues afin de bloquer les micro-plastiques sur les côtes marocaines. Ces micro-plastiques sont ensuite récoltés et permettent de produire du gaz. Selon lui, 4500km2 de barrages seraient suffisant pour produire tout le gaz dont nécessite le Maroc. Les déchets restant de ces plastiques ne seraient que du phosphate, un sel exploitable dans l’agriculture. Sans présenter une solution idéale, ce type de projets reste une solution envisageable et concrète pour répondre aux enjeux environnementaux qui bouleversent notre siècle. Car si le XXIème siècle est le siècle des débats, l’environnement est indéniablement le débat du siècle.

Nadine Wellnitz


[1] Selon lequel 80% des effets sont le fruit de 20% des causes. Il est à l’origine de techniques managériales ayant pour but d’optimiser le travail.

[2] Selon David Ricardo, il existe une loi des rendements décroissants, soit l’idée qu’il existe un point de rupture où une unité de production de plus n’est plus rentable.

[3] James Hansen et alii « Ice melt, sea level rise and superstorms », Atmospheric Chemistry and Physics, juillet 2015.

[4] Selon Thomas Malthus, il faudrait que démographie et capacités de production soient en accord afin d’assurer la prospérité collective.

[5] Serge Latouche, « Pour une société de décroissance », Le Monde diplomatique, novembre 2003, p. 18-19.

[6] Les Retours du dimanche, « Pour ou contre la démondialisation ? », France culture, 18/09/2011.

[7] Céline Deluzarche, « Transport et CO2 : quelle part des émissions ? », Futura Science, 27/11/2019.

[8] France Nature Environnement, « L’insoutenable pollution de l’air du transport maritime », 2017.

[9] Rédaction de Futura Science, « Quel est l’impact du coronavirus sur la planète ? », Futura Science, 14/04/2020.

[10] Étude « 7 millions de décès prématurés sont liés à la pollution de l’air chaque année », Organisation mondiale de la santé, 2014.

[11] John Maynard Keynes, « National Self-Sufficiency », The Yale Review, vol. 22, juin 1933, p. 755-769.

[12] Ibid.

[13] Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” », Global Change, NewsLetter n° 41, p. 17-18.

[14] Will Steffen, Paul. J. Crutzen, John R. McNeill, « The Anthropocene: Are humans now overwhelming the great forces of nature? », Ambio, vol. 36, n° 8, décembre 2007.

[15] Will Steffen, Wendy Broadgate, Lisa Deutsch, Owen Gaffney, Cornelia Ludwig, Cornelia, « The Trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration », The Anthropocene Review, 2015.

[16] Jan Zalasiewicz et alii, « When did the Anthropocène begin? A mid-twentieth century boundary level is stratigraphically optimal », Quaternary International, vol. 338, octobre 2015.

[17] L’Invité(e) des Matins, « Collapsologie : comment vivre avec la fin du monde ? », France culture, 29/03/2019.

[18] Karl Marx, Le Capital, Livre III, tome 3, 1867, p. 10, note 1.

[19] Karl Marx, Le Capital, Livre III, tome 3, 1867, p. 199-200.

[20] Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, 2003, p. 268.

[21] Karl Marx, Le Capital, Livre III, tome 3, 1867, p. 191.

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