ALEP ou l’enterrement de la dignité internationale

ALEP ou l’enterrement de la dignité internationale

Au vu du nombre d’articles qui ont été publiés ces deux dernières semaines, il s’agit ici de rassembler les articles les plus pertinents dans leur analyse et par les témoignages qu’ils peuvent apporter des habitants d’Alep Est.

Il faut d’abord rappeler que la partie orientale de la ville d’Alep est sous contrôle rebelle depuis 2012, et subit dès lors l’acharnement des régimes syrien et russe, régulièrement assiégée, affamée et bombardée. On estime à 275 000 – dont 100 000 enfants – le nombre de personnes qui y vivent (ou y survivent) encore. La rupture du cessez-le-feu, négocié entre Washington et Moscou, a déclenché le 22 septembre dernier la tempête de bombardements sur les quartiers rebelles d’Alep par le régime russe et des envois de l’armée régulière syrienne et de milices pro-iraniennes au sol. Selon l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, M. de Mistura, 376 personnes ont été tuées et 1 266 autres blessées durant ces deux semaines.

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« ALEP » : peinture réalisée lors de la Traversée syrienne organisée par l’association Syrie MDL.
  • Alep  et la « Syrie utile » : un enjeu de taille pour Assad et Poutine

Alep, en tant que deuxième ville du pays, fait partie de la « Syrie utile » qui permettra à Bachar Al Assad de maintenir son « régime de barbarie », au sens de l’ouvrage de Michel Seurat, en reléguant les groupes rebelles dans les campagnes. Ce n’est pas sans rappeler l’idée de « revanche des campagnes » évoquée notamment dans l’ouvrage de Ziad Majed. Dans Syrie, Une révolution orpheline, « l’auteur nous rappelle d’abord que la Syrie des Assad n’est pas née en 2011 mais dès le coup d’Etat de 1963 par le parti Baath puis la mainmise d’Hafez El Assad en 1970 grâce au “mouvement rectificatif” (2). Nous assistons dès lors à une cristallisation de la vie politique en Syrie, où une véritable « action sur l’action » est imposée à toute la société. En reprenant les termes de Foucault, l’auteur dénonce la mainmise non seulement sur l’Etat mais aussi sur la totalité du peuple syrien, son quotidien et ses représentations. L’auteur précise qu’à l’époque déjà, le clivage communautaire, situé principalement entre les Alaouites (chiites) et les sunnites, existe mais qu’il reste inopérant. Le système repose alors sur d’autres rouages parmi lesquels on trouve au premier rang les origines rurales communes des officiers baathistes qui développent progressivement un « esprit de vengeance de la ville ». »

Pour relire la fiche de lecture de Classe Internationale : https://classe-internationale.com/2014/12/02/fiche-de-lecture-ziad-majed-syrie-la-revolution-orpheline/

La stratégie est bien résumée par Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe : « A Moscou, on estime que la chute de la ville peut intervenir d’ici à la fin de l’année. L’opposition serait alors reléguée dans les campagnes, la Syrie utile (60% de la population) et les grands centres urbains restant dans le giron d’Assad. Les buts de guerre seraient alors atteints ».

Denis Sieffert livre la même analyse dans son article « Devoir d’indignation » publié chez Politis : « La guerre contre le terrorisme n’est évidemment dans tout cela qu’un très médiocre alibi. Rappelons qu’il y a, en quelque sorte, deux conflits distincts en Syrie. L’un à l’est du pays, mené par la coalition contre Daech. L’autre, à trois cents kilomètres de là, dans ce qu’on appelle la « Syrie utile », celle des grandes villes de l’ouest : Alep, Idlib, Homs, Hama, Damas, Deraa. C’est là que l’insurrection est née et s’est développée à partir de mars 2011. C’est cette Syrie, et cette insurrection, qui est frappée par la Russie et le régime. Ce sont majoritairement les habitants de ces régions qui fuient le pays. L’amalgame entre les deux guerres est au cœur du mensonge poutinien. Ce n’est pas Daech qui est visé à Alep, pour la bonne raison que cette organisation n’y est pas, repoussée qu’elle a été par les rebelles. »

C’est donc une véritable stratégie d’extermination qui est appliquée en ce moment même pour vider Alep de sa population. Le régime syrien en a déjà usé pour Homs ou Deraya, villes berceaux de la révolution. Quand on parle de stratégie, il ne faut pas négliger le rôle premier des décideurs russes et des “petites mains” envoyées par l’Iran. On s’appuiera ici sur les propos de Jean-Pierre Filiu : « La contre-insurrection en milieu urbain, que la dictature Assad a été incapable de mener, a été assumée à partir de 2013 par les milices pro-iraniennes, d’abord le Hezbollah libanais, puis différents groupes irakiens et afghans». Dans son blog « Un si proche Orient» sur le site du Monde, il rappelle que « la vision actuelle du conflit syrien repose sur l’hypothèse, à mon avis dépassée, que la Russie apporterait un soutien, certes inconditionnel, mais un soutien au régime Assad. Or il semble de plus en plus évident que le despote syrien n’est plus maître des opérations menées en son nom sur le territoire qu’il prétend gouverner. Ce sont les militaires russes, en coordination avec les « conseillers » iraniens, qui décident en premier chef ».

Avec l’utilisation par les Russes de bombes à sous-munition qui peuvent atteindre les lieux souterrains avant de tout pulvériser, on passe là un cap dans la stratégie d’anéantissement. Cela peut rappeler la « tactique du carpet bombing, dont Vladimir Poutine avait usé en Tchétchénie. Au cours de l’hiver 1999-2000, les bombardements russes avaient ainsi causé la mort de près de 200 000 Tchétchènes. Et Grozny était devenue la ville au monde la plus détruite depuis la Seconde Guerre mondiale. »

Mais la Russie reste imperturbable et se félicite même de ses frappes : «Tout le monde est à bout de patience avec la Russie», a reconnu lundi le porte-parole de la Maison Blanche. L’article de Libération précise cependant: “Quelques canaux restent toutefois ouverts entre Moscou et Washington, en particulier sur le plan militaire. Avec leurs avions respectifs dans le ciel syrien et leurs forces spéciales au sol, les deux puissances ont mutuellement intérêt à éviter tout incident. Les échanges dits de «déconfliction» vont donc se poursuivre entre le Pentagone et le ministère russe de la Défense.”

  • Un condensé de Grozny et Guernica : « Pars ou crève »

La situation à Alep a été qualifiée d’«enfer sur Terre», par le chef des opérations humanitaires de l’ONU, Stephen O’Brien.

Les Alépins qui survivent depuis quatre ans aux périodes de siège et de bombardements dénoncent un acharnement meurtrier sans précédent. Déjà utilisées par le régime syrien, les armes bien efficaces de la faim et de la soif ont été renouvelées avec le siège de la ville où plus rien ne peut entrer ni sortir: les stocks de nourriture sont épuisés et il n’y a plus d’eau courante.

Dans son rapport publié vendredi 7 octobre, UNICEF tire la sonnette d’alarme sur le nombre d’enfants morts rien que pendant ces deux semaines. “Selon  Justin Forsyth, le Directeur exécutif adjoint de l’UNICEF, les enfants piégés d’Alep « vivent un cauchemar éveillé. Il n’y a pas de mots pour décrire la souffrance qu’ils endurent ». Le mot « cauchemar » est loin d’être exagéré : entre les 23 et 28 septembre, 96 enfants ont été tués et 223 blessés à l’Est d’Alep.”

L’Express a ainsi consacré un article à la petite Bana qui raconte ce qu’elle vit sur Twitter

Extrait :

« Mardi, la maison de l’amie de Bana et sa famille a été bombardée: le père et le frère sont restés sous les décombres. « Je pense à mon amie ce soir. Elle s’est rendue chez son grand-père et ne sait pas si son frère et son père sont toujours vivants, » relate t-elle. »

Contrairement aux idées que diffuse la propagande « anti-terroriste », les bombardements visent les civils et toutes les infrastructures indispensables à leur survie dans la ville. Dans cette logique d’étouffement à mort, ce sont les hôpitaux d’Alep qui ont été aussi dévastés, amenant Ban Ki Moon à parler de “crimes de guerre”. So what ?…

Deux hôpitaux ont été détruits dès les premiers jours de bombardement tandis que le principal hôpital d’Alep, qui se trouvait à 17 mètres sous terre, a été mis en ruines lundi par de nouveaux raids aériens, selon l’ONG Syrian American Medical Society. De même, les centres de la Défense civile syrienne ont été visés dès le début. Ces centres abritent les équipes de casques blancs, ces hommes et ces femmes, qui se veulent neutres et impartiaux et sauvent des vies entre chaque bombardement. 

Pour en savoir plus sur les Casques blancs: http://www.syriemdl.net/nous-gardons-espoir-il-y-aura-une-fin-rencontre-avec-les-casques-blancs-a-istanbul/

Site de la Défense civile syrienne: http://syriacivildefense.org/

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Un casque blanc en pleine opération de sauvetage.

Pour lire plus de témoignages sur l’enfer d’Alep, on rappelle que Libération, grâce au travail acharné de Hala Kodmani, consacre une nouvelle rubrique aux témoignages des habitants d’Alep Est :

Extrait : 

«Après la première secousse, plusieurs autres ont suivi. Chacune semblait plus forte que la précédente. Le bruit, le bruit… assourdissant. Je ne trouve pas de mot pour le décrire. Je ne peux le comparer à rien qu’un tremblement de terre. Même si je n’en ai jamais connu. Les enfants hurlaient et pleuraient en tremblant comme agités par le diable. Ma femme criait « cette fois on est fini ! » Elle en appelait à Dieu en disant « Epargne-nous ou emporte nous tous ensemble ! »

«Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Je n’ai pas regardé l’heure quand ça s’est arrêté. Ce matin, les voisins m’ont confirmé qu’il s’agissait de nouveaux missiles employés par les Russes. Des X101 ou je ne sais quoi… Mais quel que soit leur nom, je peux vous dire que leur effet dépasse tout ce qu’un humain peut imaginer ! »

  • WANTED : solidarité internationale disparue depuis mai 2011

Le sentiment de révolte est assez bien exprimé dans l’article de Nicolas Tenzer qui s’exprime en ces mots : « ce manque de « communauté » internationale n’est jamais que le décalque de ce qui semble pouvoir fonder une communauté tout court – ici une communauté de valeurs ».

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Banderole brandie par l’association SouriaHouria lors du rassemblement organisé à Paris le samedi 1er octobre.

Il faut dire que l’indignation internationale a peu de valeur quand on connaît les débats à la mode en Europe qui posent la “question” de l’accueil des migrants. Pourquoi dénoncer une guerre qui tue des êtres humains qu’on laissera après mourir en mer? La majorité des habitants d’Alep se réfugie généralement à Gaziantep, une ville du sud-est de la Turquie qui accueille maintenant près de 600 000 Syriens. Oui, 600 000.

Alep, c’est aussi le silence des intellectuels et de la gauche, un silence qui déçoit encore plus les espoirs d’humanité et de paix. Denis Sieffert pose alors haut et fort la question :«Devrait-elle, cette gauche, se taire quand l’assassin n’est plus George W. Bush mais Vladimir Poutine ? J’entends bien que la Russie a été humiliée, et comme sortie de l’histoire après l’effondrement de l’URSS. J’entends bien qu’elle se sent menacée à ses frontières par les installations de l’Otan. Je conçois qu’elle veuille sauver ses bases syriennes sur la Méditerranée. Mais rien ne justifie le massacre d’Alep, et notre silence complice. »

– Communiqué du parti de gauche : http://souriahouria.com/alep-halte-au-massacre/

– Le journal allemand Stern a fait une “journée de silence” vendredi 7 octobre pour le peuple syrien : http://www.stern.de/

Dans son article, Denis Sieffert rappelle aussi quelque chose de primordial, qu’on a tendance à oublier ou à mettre de côté pour arranger des propagandes relativistes teintées de bien-pensance :

“Mais il n’est pas vrai que la rébellion a disparu. Il n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’interlocuteurs non jihadistes qui puissent s’inscrire dans une perspective de règlement politique. Il est surtout erroné de croire encore que Bachar Al-Assad est celui qui fait barrage aux jihadistes. Il est, depuis 2011, celui qui les renforce”

Vendredi 7 octobre, nous avons appris que le Prix Nobel de la Paix avait été décerné à Santos pour son accord de paix invalidé par le référendum. Parmi les nominés figuraient aussi les Casques blancs syriens qui une fois de plus ont été recalés par la “communauté internationale”. Suite à l’annonce du prix, la Syria Campaign a lancé sur les réseaux sociaux le défi de rassembler la somme de 1 000 000 $, traditionnellement attribuée au Prix Nobel, pour la verser aux héros syriens qui ont vu nombre de leurs collègues mourir ces derniers jours (voir ce lien).

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Panneau affiché dans les bureaux de communication de Mayday Rescue, organisation qui soutient la Défense civile syrienne (Istanbul).

On finira avec les propos de Jean-Pierre Filiu, qui s’était rendu à Alep Est en 2012 : « Que Staffan di Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie depuis 2014, cesse de se lamenter dans les couloirs de New York ou de Genève. Qu’il se rende sur-le-champ à Alep pour travailler à cette « paix des braves » entre Syriens de l’Est et de l’Ouest de la ville. Le défi est immense, mais si, comme l’affirme Ban Ki-moon, le destin de l’ONU est en jeu, alors cette voie doit être explorée jusqu’au bout. La Russie est en guerre en Syrie, il est temps d’en tirer toutes les conséquences, au moins diplomatiques ».

Pour aller plus loin :

Solene Poyraz

ClasseInternationale

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