Dans James Bond dans le spectre géopolitique, Jean-Antoine Duprat souligne l’idée que cette saga cinématographique ne repose pas uniquement sur un succès facile. Il y a une réelle réflexion géopolitique derrière chaque livre et film, qui reflète fidèlement l’actualité internationale. Dans les livres de Ian Flemming, l’antagoniste est presque toujours une figure marginalisée du bloc soviétique, qui agit seul. Cela témoigne bien des tensions de la Guerre froide. Mais les ennemis évoluent : les auteurs qui reprennent le héros de Ian Flemming proposent à leur tour des “méchants” et intrigues ancrés dans l’actualité internationale. Ainsi, l’enjeu énergétique prend une place centrale dans les films de la série James Bond – place qui est souvent sous-estimée, alors qu’elle est à la fois développée dans les intrigues principales et secondaires.
Les premiers films de James Bond sortent dans les années 1960, étant des transcriptions cinématographiques des livres de Ian Flemming, publiées au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Dès lors, ces intrigues sont imbriquées avec pertinence dans les logiques énergétiques des années 1950-1960. C’est l’âge d’or des énergies fossiles et atomiques qui prennent de plus en plus d’ampleur pendant la Guerre froide.
La préoccupation nucléaire est au cœur de la période de l’après la Seconde guerre mondiale : une course à l’armement nucléaire s’opère entre les deux blocs, américain et soviétique, et leurs alliés respectifs. Chacun veut avoir la supériorité technologique. Cet enjeu est fidèlement retranscrit dans l’un des premiers films de la saga : dans Opération Tonnerre (1965), deux bombes atomiques appartenant à l’OTAN sont dérobées par le Spectre, une société criminelle non-alignée. Cela souligne l’enjeu représenté par l’appropriation de l’énergie nucléaire à des fins militaires, et l’idée que le nucléaire est aussi un enjeu pour des organisations internationales comme l’OTAN. Le monde entier est donc influencé par la course aux armements.
Cette course est d’autant plus stratégique qu’elle s’inscrit dans une logique d’affrontement entre deux blocs. Dans L’Espion qui m’aimait (1977), le MI6 constate ainsi que les Russes peuvent traquer sous l’eau les sous-marins nucléaires du Royaume-Uni par la reconnaissance thermographique : ainsi, le spécialiste de la question, “Q”, explique-t-il que « les satellites infrarouges peuvent détecter un missile nucléaire grâce à sa trace de chaleur. Cela peut donc miner la stratégie de défense de l’Occident ». Le film s’insère donc dans le contexte géopolitique de la Guerre froide, où l’arme nucléaire est l’un des principaux outils de puissance dans le cadre d’un « d’équilibre de la terreur ».
Avec l’énergie nucléaire, les énergies fossiles sont l’un des moteurs des tensions de la Guerre froide. Elles apparaissent comme un enjeu économique majeur pour tout pays qui souhaite s’affirmer comme puissance sur la scène internationale. La création de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en 1960 incarne tout particulièrement l’essor des énergies fossiles. Cet enjeu est développé dans Le monde ne suffit pas (1999) : l’intrigue tourne exclusivement autour des oléoducs entre l’Asie Centrale et l’Europe Occidentale. A travers la destruction des oléoducs russes, l’antagoniste du film cherche à monopoliser ce que le Royaume-Uni qualifie du« pipeline sur lequel l’Ouest compte pour approvisionner ses réserves », rappelant la dualité géopolitique des deux blocs. Ce film mentionne aussi la construction de 1300 kilomètres de pipeline à travers la Turquie – projet que l’on peut mettre en parallèle avec celui du Turkishstream (gazoduc allant de la Russie à la Turquie à travers la Mer Noire), en cours de réalisation depuis 2014.
Toutefois, la maîtrise d’une telle énergie implique aussi les populations et une restructuration des territoires. En effet, l’exploitation de pipeline a par exemple des répercussions sur les territoires et leurs habitants, qui se voient confrontés à des logiques de puissance qui les dépassent et qu’ils ne peuvent influencer ou défaire. Dans une scène en Azerbaïdjan, des villageois manifestent contre la construction du pipeline. Toutefois, l’antagoniste Elektra King explique à Bond que « le nouveau pipeline garantira notre futur ». Ici le pétrole apparaît nettement comme un outil de développement économique.
Bien que le tournant des années 1990 marque l’essor des énergies renouvelables comme nouvelle source de pouvoir, l’énergie fossile n’en reste pas moins un outil décisif dans la course à la puissance. L’un des derniers films de James Bond, Quantum of Solace (2008), reflète effectivement l’intérêt encore très vif pour les énergies fossiles. L’intrigue prend place en Amérique du Sud où le méchant Dominic Greene soutient financièrement des coups d’Etats de futurs dictateurs, ici un général de l’armée bolivienne. En échange, on lui promet des terres sur lesquelles il veut chercher du pétrole. Cette intrigue est d’autant plus géopolitique que la CIA soutient le coup d’Etat : « nous ne n’arrêtons pas votre coup en Bolivie, et en échange, le nouveau gouvernement donne à l’Amérique les droits d’exploitation de tout pétrole que vous trouvez », ce à quoi Dominic Greene répond ironiquement : « Venezuela, Brésil, maintenant la Bolivie, vous n’avez pas besoin d’un autre marxiste donnant les ressources nationales au peuple ?».
La référence à la géopolitique de la région, qui comptait Hugo Chávez (Venezuela), Lula (Brésil) et Evo Morales (Bolivie) comme leaders anti-impérialistes, ne peut être plus évidente. On peut signaler en outre que l’intérêt initial du MI6 repose sur la même motivation que la CIA : le Ministre des Affaires Étrangères décrit fidèlement la gravité de la question énergétique : « Le monde manque de pétrole. Les Russes ne collaborent pas, les Américains et les Chinois se partagent ce qu’il reste ».
Les enjeux énergétiques dans les premiers films de James Bond reflètent ainsi la géopolitique internationale du XXe siècle qui était plutôt tournée vers les énergies nucléaires et fossiles, avec parfois une certaine lucidité quant aux projets d’avenir concernant ces types d’énergies. Mais à mesure que les préoccupations climatiques apparaissent, les enjeux changent et les intrigues des films le reflètent bien.
Depuis la fin du XXème siècle, la prise de conscience de l’épuisement des énergies fossiles et de la dangerosité des énergies nucléaires fait émerger la nécessité de développer des ressources renouvelables, afin de consommer des énergies plus propres. L’énergie solaire apparaît comme l’une des solutions phares adoptées à la fin du XXème siècle pour remédier à ce besoin. La plupart des James Bond de la fin du XXème siècle évoquent cette problématique, dans un contexte de nouveau rapport aux énergies en lien avec la fatalité du changement climatique. Ainsi, par exemple, dans L’homme au pistolet d’or (1974), James Bond poursuit un antagoniste qui souhaite monopoliser l’énergie solaire pour la convertir en électricité et obtenir de l’argent de la part des pétromonarchies pour ne pas commercialiser la ressource. Cela démontre ainsi l’importance du contrôle de l’énergie solaire et sa grande valeur monétaire. L’antagoniste Scaramanga résume toutes les tensions géopolitiques autour des énergies : « Le charbon et le pétrole seront bientôt épuisés, l’uranium est trop dangereux, le contrôle géothermique trop cher ».
Toutefois, d’autres sources alternatives viennent s’ajouter pour remédier à l’inquiétude croissante envers le changement climatique. Le film Meurs un autre jour (2002) propose, de façon peu réaliste certes, une hypothèse d’énergie alternative. L’adversaire de James Bond, Gustav Graves, offre au monde une source de chaleur et de lumière grâce à un satellite construit avec des diamants, mais qui peut être également une arme laser. Ainsi, l’utilisation d’une ressource énergétique, le diamant, incarne véritablement un enjeu de pouvoir conflictuel. De plus, le scénario en profite pour insérer des bâtiments qui s’effondrent, ce qui ne manque pas de rappeler l’enjeu terrible de la fonte des glaces due au réchauffement climatique. Le laser est utilisé pour détruire le bloc de glace où se trouve James Bond, ce qui fait référence aux images de la banquise qui s’effondre. Gustav Graves en profite pour commenter ironiquement : « Le réchauffement climatique… une tragédie ».
En parallèle de l’essor des énergies solaires, l’accès à l’eau et son contrôle sont devenus stratégiques au XXIème siècle. Bien que n’étant pas une source énergétique à proprement parler, c’est une ressource largement exploitée par les intrigues propres à 007 et incarne un nouvel enjeu de puissance au XXIème siècle. L’on évoque d’ailleurs “l’or bleu” pour parler ce nouvel outil de pouvoir. En février 2017, lors d’un sommet sur l’eau, l’expert Franck Galland souligne que la demande en eau est fortement stimulée dans les conflits contemporains, qui créent des tensions autour d’une ressource déjà surexploitée. Il évoque une “diagonale de la soif”, qui va de Tanger jusqu’au Nord-Est de la Chine en passant par le Moyen-Orient.
La maîtrise des ressources en eau est devenue une arme de guerre. Cet enjeu se retrouve dans Quantum of Solace (2008) : sous couvert de l’achat de terres en Bolivie, le méchant Dominic Green cherche en réalité à créer des barrages souterrains dans les nappes phréatiques de la région, afin d’assécher les sols et rendre l’accès à l’eau potable très difficile pour les populations, et avoir la mainmise sur les prix de l’eau. Il apparaît alors clair que le XXIème siècle opère le basculement de la question du pétrole comme ressource la plus convoitée vers celle de l’eau.
La question de l’or bleu se retrouve en effet au coeur des conflits actuels : en 2013, l’Etat islamique prend le contrôle des barrages du Tigre et de l’Euphrate pour asseoir davantage son contrôle de la région. En privant les populations d’eau potable en temps de guerre, l’organisation terroriste souhaite par-là créer une crise humanitaire encore plus grave pour priver les territoires de moyens de la combattre. De même, l’Etat islamique n’hésite pas à submerger les terres pour ralentir la progression de l’armée irakienne.
Toutefois, cette appropriation de l’eau comme outil de puissance semble se faire également sur le continent européen lui-même. Déjà en 2016, le ministre de l’Intérieur russe exprimait son inquiétude face au projet de Daech de lancer une attaque chimique d’envergure sur les systèmes centraux d’approvisionnement en eau des grandes villes de l’Union Européenne et de la Communauté des Etats Indépendants (CEI).
Aujourd’hui, une hydrodiplomatie émerge par le biais d’accords transnationaux, surtout le long des fleuves (Danube, Sénégal). Le militant écologiste Brice Lalonde souligne que « le vrai problème, c’est qu’on n’a pas été encore capable de conclure d’accord sur les eaux souterraines qui représentent pourtant 90% des réserves en eau douce de la planète ».
C’est donc bien moins souvent un problème de présence d’eau sur les territoires qu’un problème de bonne gouvernance et de lacune des gouvernements pour instaurer des politiques d’accès à l’eau efficaces. Par exemple, à Kinshasa en République Démocratique du Congo, seul 1 habitant sur 5 à accès à l’eau potable, alors que les ressources en eau du territoire sont suffisantes. Ce problème de maîtrise des systèmes d’épuration souligne l’enjeu qu’il y a à contrôler les ressources énergétiques non seulement pour s’affirmer comme puissance, mais avant tout pour s’affirmer comme un Etat solide. L’ONU parle de « stress hydrique » pour désigner le processus en cours notamment sur le continent africain (voir schéma). Tout Etat qui envisage de s’affirmer sur la scène internationale à travers l’exploitation des énergies doit d’abord les contrôler en interne. Là où le politique a échoué, les habitants et organisations non-gouvernementales (ONG) essaient de prendre le relais pour résoudre la crise humanitaire. C’est ce que l’on observe dans Quantum of Solace : Dominic Green récolte de l’argent sous couvert de son ONG internationale Quantum, que les riches occidentaux n’hésitent pas à financer.
Ainsi, la saga James Bond relate avec pertinence les enjeux énergétiques mondiaux et leur évolution, en retraçant les changements stratégiques des différents pays à l’échelle internationale. Alors que les premiers films se concentrent surtout sur le nucléaire et les énergies fossiles, les plus récents transposent les questions géopolitiques du côté des énergies renouvelables, voire de l’eau. En dépassant les frontières et en situant les intrigues à divers points du globe, les films soulignent l’importance internationale que revêtent les ressources énergétiques. En effet, aujourd’hui, de plus en plus de traités et accords multilatéraux, voire quasi-mondiaux, ont pour objet la protection de ces ressources et la réglementation de leurs utilisations. Cela se reflète notamment à travers des accords tels que l’Accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015, ou encore les Accords de Paris à la suite de la COP 21, qui prend le parti du développement des énergies propres et renouvelables. Dès lors, les oeuvres de fiction traitant de telles problématiques énergétiques sont donc ainsi très intéressantes, d’autant plus qu’elles participent à la sensibilisation d’un large public à des problématiques qui peut parfois s’avérer complexe.
Alice Vandeputte
Sources :
Duprat, Jean-Antoine, James Bond dans le Spectre géopolitique, “De la Guerre froide à la cyberguerre”. L’esprit du temps, Question de société, 2015, 270 pages.
“Daech projette de contaminer l’eau des grandes villes de l’UE et de la CEI”, site internet Sputnik News. [En ligne], publié le 30 septembre 2016, consulté le 7 janvier 2018. URL : https://fr.sputniknews.com/international/201609301027990990-daech-eau-villes-ue-cei-attaque-terroristes/
Colas, Xavier, “L’eau dans le monde, un enjeu de gouvernance”, site internet Libération. [En ligne], publié le 14 janvier 2017, consulté le 15 novembre 2017. URL : http://www.liberation.fr/evenements-libe/2017/01/14/l-eau-dans-le-monde-un-enjeu-de-gouvernance_1541495
“James Bond au coeur des relations internationales (3)”, site internet Commander James Bond. [En ligne], publié le 31 octobre 2014, consulté le 15 novembre 2017. URL : http://www.commander007.net/2014/10/james-bond-au-coeur-des-relations-internationales-episode-3/
Sedillo, Quentin, “L’eau, nouvelle arme de l’Etat islamique”, site internet L’Obs. [En ligne], publié le 3 juin 2015, consulté le 7 janvier 2018. URL : https://www.nouvelobs.com/monde/20150603.OBS0101/l-eau-nouvelle-arme-de-l-etat-islamique.html
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