Russie, l’envers du pouvoir

Russie, l’envers du pouvoir

Marie Mendras est politologue au CNRS et au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI). Elle est également professeure à Sciences Po Paris où elle enseigne la politique étrangère russe au sein de la Paris School of International Affairs (PSIA).

Elle a été jusqu’en 1991 consultante au Centre d’Analyse et de Prévision du Ministère des Affaires Étrangères, puis de 1992 à 1998 consultante à la délégation aux Affaires Stratégiques du Ministère de la Défense. Cela lui a permis de nouer des liens avec des responsables politiques russes, des membres des élites, dont les témoignages font la richesse de ses recherches. Elle étudie ainsi le système politique russe, les élites et la société dans Russie l’envers du pouvoir, publié en 2008, après l’ « élection » de Medvedev aux présidentielles. Cette recherche a été complétée par la publication de Russian Politics. The Paradox of a Weak State en 2012.

L’ouvrage de Marie Mendras part de l’opinion commune suivante, perceptible à la fois en Occident et en Russie : Vladimir Poutine, au pouvoir depuis 1999, a restauré un Etat fort, et ce système poutinien est bon car adapté au pays. Ainsi, il aurait redressé le pays, sans aide de l’Occident et en se démarquant des valeurs démocratiques qui ne conviendraient pas aux réalités du pays. Néanmoins Marie Mendras a relevé le paradoxe suivant : alors que l’Etat est faible et dysfonctionnel, la Russie est perçue comme un Etat fort et central, dont les institutions gouvernementales dominent la société.

L’ouvrage cherche donc à déconstruire le « mirage » de la consolidation de l’Etat russe par l’autoritarisme et par le recul démocratique. Marie Mendras étudie au contraire comment les autorités russes déconstruisent l’Etat, les institutions publiques, le droit, tout en freinant l’évolution sociale et culturelle des Russes.

Ainsi, Marie Mendras examine les relations entre l’Etat russe et sa société, tout en se posant la question de la causalité : est-ce le peuple qui est la cause de son mauvais gouvernement ? Ou bien les dirigeants ont-ils suscité une société « apathique et soumise » ?

L’Etat est analysé selon la définition suivante : un Etat responsable, qui rend des comptes et respecte des règles communes pour tous, et fait en sorte de tendre vers une justice impartiale.

Russie envers du pouvoir

 

Chapitre I – Le mythe de l’Etat fort. Héritage de l’Empire et de l’autocratie

Depuis le XVème siècle, Russie s’est construite en tant qu’empire territorial et non en tant qu’Etat-Nation. Des conquêtes d’Ivan le Terrible qui ont permis la colonisation territoriale à la période soviétique, la Russie n’a jamais été conçue comme une métropole entourée de colonies : l’ensemble des ethnies et provinces étaient confondues. Cette expansion a donc construit une nation impériale, et non une identité strictement russe. La notion d’Etat-Nation, demeure encore aujourd’hui difficilement applicable, malgré les déclarations de Vladimir Poutine affirmant « la Russie pour les Russes ».

L’espace national est donc traditionnellement « impérial ». En effet, l’espace politique « gossoudarstvo », qui, étymologiquement, désigne le domaine du souverain, se construit sur cette base territoriale et autocratique. Au XIXème siècle, la différence entre la notion de « peuples » (narody) qui résident au sein de l’Empire et la « communauté nationale impériale », devient majeure, puisqu’il s’agit d’incorporer des peuples non slaves et non orthodoxes. Le recensement de 1897 démontre que 55,7% de la population est non russe. Comment donc définir une identité politique sans territoire, sans langue, sans gouvernement qui distingue la communauté russe de la communauté impériale ?

Marie Mendras reprend l’analyse d’Anatole Leroy-Beaulieu dans LEmpire des tsars et les Russes, qui insiste sur la « nécessité politique » de la centralisation, qui permet de consolider l’autocratie et de rassembler les terres et les hommes. Néanmoins il souligne également l’inefficacité de ce gouvernement administratif, puisque la Russie fait face à deux obstacles : la grandeur du territoire à régir, et un peuple ignorant où recruter ses agents. Ainsi, un régime autocratique n’est pas forcément centralisé. Selon Igor Kliamkine, dans L’Etat russe, aujourd’hui et demain, le problème est autre. Il n’existe pas de relation politique entre gouvernants et gouvernés : il n’existe donc pas d’État.

Avec la création de l’URSS en 1922, l’« Empire devient un Etat sans pays »[1]. L’appellation « Union des républiques socialistes soviétiques », lui enlève toute réalité géographique ou humaine. L’Etat est donc temporel et temporaire, la révolution mondiale devant faire disparaître le capitalisme et rassembler tous les pays. C’est pourquoi la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR), ancêtre de la Russie perd, selon Marie Mendras, toute réalité politique. Sa capitale se confond en effet avec celle de l’URSS, et sa nationalité titulaire, russe, est celle de la nationalité dominante.

Ainsi, la conception russe de l’Etat est autant liée à l’histoire de la construction impériale, qu’à l’histoire soviétique et stalinienne. Alors qu’aujourd’hui on affirme la corrélation entre un régime autoritaire et l’immensité du territoire, Marie Mendras se pose la question de savoir s’il existe un paradigme qui lie l’Etat à l’autocratie. La réponse se tient dans la philosophie russe de l’Etat. Celle-ci n’a pas puisé ses sources dans les conceptions grecques, romaines, voire même celle de Montesquieu ou de Locke. Au XIXème siècle, le débat a seulement opposé les Slavophiles aux Occidentalistes. La pensée sociale était au centre des réflexions, au détriment de la question institutionnelle. Ce n’est pas la conception de l’Etat, l’organisation de l’édifice impérial ou encore la participation des acteurs sociaux à la vie publique qui sont interrogées, mais la nature de la Russie. En conséquence, Marie Mendras déplore aujourd’hui un « désert de la pensée »[2],  qui a notamment été masqué par la doctrine idéologique, comme celle par exemple de L’Etat et la Révolution de Lénine en 1917, qui permis d’ancrer les perceptions négatives de l’Etat, des droits politiques, et des libertés économiques.

 

Chapitre II – L’ouverture et la réforme

Marie Mendras analyse le rapport entre l’URSS et le monde occidental. Gorbatchev, Secrétaire Général du Parti communiste de 1985 à 1990, a fait de l’Etat le moteur des réformes : il fallait un Etat moderne, compétitif et puissant. Pour ce faire, il s’est intéressé à la société soviétique, c’est-à-dire à ses administrés. Les changements politiques et économiques étaient liés à la question de l’ouverture vers le monde occidental. Ces changements ont pris leurs racines dans l’introduction du suffrage universel libre et pluraliste, et de la propriété privée. Si cela a permis la déconstruction de l’URSS, la construction de l’Etat de droit n’a pas eu lieu.

Le régime soviétique s’est bâti selon deux idéologies : le marxisme-léninisme qui a vu la négation du modèle occidental, et un projet utopique par l’avènement du communisme. Le régime communiste – et de nouveau aujourd’hui sous Vladimir Poutine – a entretenu la perception par la population d’un monde extérieur hostile et a dressé un mur d’incompréhension : « L’image de l’Ennemi est structurelle dans la construction soviétique comme dans la Russie autoritaire actuelle »[3] . Au contraire, Gorbatchev cherche à moderniser le pays en se rapprochant de la « civilisation européenne », les fragilités des régimes communistes étant de plus en plus perceptibles (crise économique, guerre en Afghanistan, crises en Europe centrale, etc.).

Néanmoins, l’équipe de Gorbatchev a subi l’héritage de décennies de désinformation : elle n’a qu’une connaissance partielle et erronée de la réalité du pays. L’URSS est construite selon une relation Centre – Périphérie, les élites républicaines qui forment la Périphérie étant écartées de toute décision et donc de la perestroïka. Ces élites ont utilisé les déséquilibres de la relation pour affirmer leur autonomie, puis enfin la souveraineté du territoire national-républicain. L’effondrement de l’URSS, selon l’auteure, s’explique en partie par la nature impériale et multinationale du pays et par la différence entre les sociétés non russes, et la société russe. En effet, les habitants de la RSFSR ne se sont pas sentis acteurs de la réforme et n’ont donc pas revendiqué leur rôle en tant que « communauté sociale ».

De plus, en 1998 et 1989, les Russes se retrouvent face à de nouvelles idées, mais n’ont pas été habitués à penser une autre forme de gouvernement. La question majeure, selon l’auteure, n’est pas de savoir si les Russes approuvaient ou non le changement, mais s’ils avaient compris et intégré les nouvelles réalités et l’émiettement de l’ancien édifice social, culturel et étatique. Ainsi, elle affirme que  « les mentalités n’ont pas fait leur révolution »[4] .

Les sociologues russes expliquent le succès du régime de Poutine et l’incompréhension des réformes gorbatcheviennes par l’absence d’esprit critique pendant la période Eltsine (1991-1999). Aucune approche conceptuelle autre que le totalitarisme n’a su s’imposer. Ainsi, alors que les Occidentaux ont vu dans l’affirmation du régime poutinien une rupture hors de la voie de la démocratisation et/ou de l’européanisation, les Russes y ont vu au contraire de la continuité et de la sécurité. Et si les intellectuels et hommes politiques ont été peu innovants sur la question de l’organisation politique, c’est à la fois par manque d’intérêt pour l’Etat, mais également par manque de connaissances sur leur propre histoire politique. De plus, ils réfléchissaient toujours à travers le prisme occidental qui leur a donné une vision dichotomique de la politique – libérale ou autoritaire, sociale ou individualiste, pro occidentale ou spécifiquement russe.

Enfin, sur le plan économique, le changement a été introduit par la propriété privée. Celle-ci est indissociable du droit car ce dernier est la garantie de la propriété privée. Elle exige donc une puissance publique capable de la défendre. Or, la Russie n’a jamais bâti un droit de la propriété solide et respecté, et n’a jamais clairement défini le domaine public. Hilton Root dans La construction de l’Etat moderne en Europe. La France et l’Angleterre, affirme ainsi que « le succès de la modernisation d’un pays dépend en bonne partie d’une telle séparation des deux sphères publique et privée ». En outre, au début des années 1990, les réformes se sont concentrées sur l’économie, mais n’ont pas été suivies d’une réflexion sur l’Etat.

 

Chapitre III – La défaite du constitutionnalisme (1993-1999)

Selon Marie Mendras, l’adoption d’une nouvelle constitution en 1993 a paradoxalement marqué la fin du constitutionnalisme, c’est-à-dire le processus de construction d’un Etat de droit qui prendrait ses racines, d’une part, dans la supériorité de la constitution, garantie par le contrôle d’une cour constitutionnelle indépendante, et d’autre part, dans la séparation des pouvoirs garantie à des élections libres et des tribunaux indépendants.

La tragédie, selon l’auteure, fut l’incapacité de bâtir un ensemble cohérent avec pour base les nouvelles réalités différenciées dans les provinces. Les réformes juridiques, économiques et sociales ont été menées sans intégrer les facteurs des diversités territoriales et humaines et l’état d’esprit des populations. Ainsi, la question de l’Etat a été dominée par celle de l’éclatement en républiques souveraines : les Russes ont choisi en termes de régime politique et non en termes d’équilibre institutionnel.

L’adoption de la nouvelle Constitution, rédigée en novembre 1993, a reflété les contradictions de la Russie : le projet été remanié sans publicité – la conférence constitutionnelle de l’été fut démantelée, les instances parlementaires furent dissoutes par le décret présidentiel du 21 septembre 1993. La version finale met en avant la figure du président, tout en restant floue dans les prérogatives des institutions du fédéralisme : alors que le statut des Républiques diffère de celui des régions et des territoires, la Constitution affirme cependant l’égalité des sujets. La décision d’envahir la Tchétchénie en 1993 s’inscrit dans ce même contexte : elle s’est faite sans débat, sans réflexion sur le droit ou non d’une république à engager un processus de sortie de la fédération. De plus, le Kremlin a pris la décision seul, sans demander l’accord des députés. Le recours à la force, selon l’auteure, a marqué le début de l’effondrement de deux grands fondements d’un Etat démocratique : le vote libre et la représentation parlementaire d’une part, le fédéralisme dans le respect des droits des minorités d’autre part.

La nouvelle Constitution a donc mis en place un présidentialisme. En effet, les rédacteurs voulaient éviter toute forme de dualisme, c’est-à-dire de conflit entre pouvoir présidentiel et pouvoir législatif. Ils n’ont pas pensé en termes de séparation des pouvoirs mais en termes de hiérarchie, la présidence se plaçant au sommet. Le terrain était donc propice à l’autoritarisme poutinien dès la naissance de la nouvelle Constitution, même si ce pouvoir présidentiel était limité : il fallait un président fort, mais limité dans le temps par deux mandats consécutifs. De plus, la Douma (Parlement russe) doit approuver le gouvernement choisi par le Président, et le chef du gouvernement n’est pas le chef d’une majorité parlementaire. Néanmoins, l’auteure estime que ce type de régime présidentiel ne répondait pas à la réalité du fédéralisme de l’Etat et de l’autonomisation des provinces. En effet, la population affirme son désaveu dans les urnes, puisque les Russes entre 1993 et 1995 votent pour les oppositions communistes et nationalistes.

Les crises politique, financière (dévaluation du rouble) et internationale (conflit au Kosovo) ont mis en avant les dysfonctionnements des institutions. En effet, depuis 1996, Marie Mendras décrit une « imbrication étroite des intérêts financiers et des intérêts politiques, et une responsabilité partagée entre oligarques et hommes du président dans la dérive de la Russie vers une autocratie clientéliste de plus en plus oligopolistique. »[5] . En effet, les hommes qui détiennent les richesses dans cette situation de crise ont le sentiment d’avoir le pouvoir en main. L’argent devient donc une arme politique. Parallèlement, la Douma a perdu en prestige et en confiance : elle est de plus en plus perçue soit comme une instance de blocage de la politique gouvernementale soit comme une chambre d’enregistrement des décisions de l’administration. Ainsi, les institutions de représentation ont fait face à un affaiblissement rapide.

Chapitre IV – La force des administrations

Marie Mendras cherche également à questionner le fonctionnement des organes d’Etat, leur responsabilité et le rôle des administrations aux divers échelons territoriaux. Sous Eltsine, la faiblesse de l’Etat a permis aux administrations de se consolider tout en s’adaptant à l’économie de marché. Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, les administrations ont été mises sous la coupe du Kremlin.

La sortie du communisme a dans un premier temps permis l’autonomie des Etats, puis l’autonomie des acteurs russes par rapport à l’Etat et à ses structures centrales. L’affaiblissement des autorités centrales dès les années 1988-1989 a créé un vide de pouvoir que les acteurs présents sur les scènes locale et régionale ont comblé. Les chefs de l’administration locale et régionale sont devenus des dirigeants politiques, mais aussi des patrons de l’économie locale en contrôlant les entreprises, les financiers, etc. Le droit de propriété est en effet une marchandise dont l’offre est garantie par les fonctionnaires sur place : les entreprises ont vite été prises dans « une alliance corrompue avec la bureaucratie ».

L’autonomie des dirigeants locaux était obligée, puisque ces derniers ne recevaient plus de subsides du Centre, et devaient faire face à des situations d’urgence, comme par exemple l’approvisionnement de la population. Mais toute liberté affichée par les acteurs locaux a été perçue au Centre comme une attaque contre l’entité nationale et contre le pouvoir central. Selon Marie Mendras, la faiblesse de la relation Centre-Périphérie tient en l’absence d’information fiable. Par conséquent, les politiques définies à Moscou n’ont pas pris sérieusement en compte les réalités diverses et complexes des provinces. De plus, l’accroissement des disparités économiques et sociales, et la faible diffusion de la croissance hors des zones dynamiques ont entraîné des situations précaires dans les provinces. En conséquence la population est dépendante des autorités locales et des employeurs.

Ainsi, les années 1990 ont vu la montée en puissance des capitales provinciales, qui dans le contexte de démantèlement de l’Etat ont dû s’occuper des mesures au jour le jour. Néanmoins, à partir de 2000, la tendance s’inverse. Vladimir Poutine a tenté d’affaiblir les dirigeants provinciaux : il s’est attaqué aux bureaucraties, aux oligarques, désignés comme ennemis de l’Etat. Il a donc déconstruit les nouvelles institutions issues de la démocratisation et consolidé des organisations traditionnelles comme le FSB.

Chapitre V – La déconstruction des institutions publiques (2000-2008)

Deux périodes caractérisent les premiers mandats de Poutine : jusqu’en 2003, le régime s’attache encore à son apparence démocratique. A partir de son deuxième mandat, le régime prend à distance les valeurs de liberté, de démocratie et de concurrences.

Poutine a puisé sa légitimité dans la destruction celle d’Eltsine : il ne cherche ni à prolonger le régime ni à l’enterrer : « Ce comportement est symptomatique d’un régime où la personne et non la fonction, porte l’autorité »[6].

Pour restaurer l’autorité étatique, Poutine cherche à réaffirmer les pouvoirs centraux. Néanmoins, face aux habitudes, aux relations de clientélisme, aux systèmes locaux, la tâche est plus compliquée qu’elle n’y paraît. La politique de contrôle a notamment permis de réguler la fiscalité, d’unifier le corpus législatif entre les régions et de renforcer le rôle des services de renseignement. Cependant, dans les domaines économiques et sociaux, les autorités locales restent les acteurs dominants : ce sont elles qui négocient directement avec les entreprises locales et assurent le minimum de services publics. Par ailleurs, l’auteure estime que le meilleur rempart contre l’autocratie est bien cette force des réseaux locaux et des intérêts privés, et le manque de transparence des élites.

Poutine a instauré « la verticale du pouvoir » en renforçant les représentations des administrations fédérales dans les provinces. Ainsi, il a créé sept superdistricts, a réorganisé le Conseil de la Fédération et s’est octroyé le droit de limoger des gouverneurs élus au suffrage universel. Les superdistricts permettent aux forces de l’ordre et aux services administratifs de contrôler la bonne application des directives centrales, et de faire respecter les lois fédérales. Néanmoins, en ne s’opposant pas à l’élection de Poutine et en acceptant les réformes, les gouverneurs des provinces ont obtenu des gages de la non-ingérence dans les affaires locales.

En cherchant à renforcer les pouvoirs exécutifs centraux, Vladimir Poutine contribue à affaiblir les instances représentatives et législatives, qui sont perçues comme des obstacles à l’efficacité du gouvernement. Le régime est de plus en plus intolérant à la concurrence politique, à la critique indépendante et à la puissance économique privée. Par exemple, les observateurs étrangers des élections de 2004 révèlent que les campagnes favorisent les candidats du Kremlin, que l’accès aux médias n’est pas équitable, etc. L’objectif de Poutine est de limiter le pluralisme. A tire d’exemple, Khodorkovski, de la société pétrolière Ioukos, avait été arrêté avant les élections. Ce dossier a non seulement démontré le défaut du système judiciaire russe, et sa dépendance au pouvoir politique, mais a surtout permis à Vladimir Poutine d’éliminer un adversaire politique, et de détruire une société leader en hydrocarbures par rapport à Rosneft.

De plus, Vladimir Poutine a exploité les évènements de 2004 à Beslan. Il a nié le lien de causalité entre la guerre de Tchétchénie et les attentats, en affirmant du fait que la Russie est devenue la cible du terrorisme international. Il en a profité pour prendre des mesures le 13 septembre 2004, sans rapport avec la sécurité, pour affaiblir d’autant plus le fédéralisme et le suffrage universel. En effet, alors que gouverneurs et présidents des républiques étaient élus au suffrage universel, ils sont désormais élus par des assemblées provinciales, sur proposition du président. Une autre réforme supprime le scrutin uninominal qui permettait à une personnalité indépendante de se présenter – les rares députés libéraux et indépendants avaient été élus par cette voie.  Enfin, alors que les juges sont nommés par le Haut Collège de qualification des juges, le chef d’Etat ou président du Conseil de la fédération nomment désormais les membres du Haut Collège.

Enfin, l’information et les médias sont de plus en plus contrôlés : les chaînes de télévision gouvernementales ORT et RTR ont été mise sous contrôle étatique, ce qui a donné à Poutine le monopole de l’information auprès de 80% des Russes – la majorité des habitants n’a pas accès à Internet, aux chaînes par satellite, ou à la presse critique moscovite. A ce phénomène s’ajoute aussi la mise au ban de journalistes.

 

Chapitre VI – Une société de défiance

Il existe une distinction entre la première période post-soviétique où la démocratie est perçue comme possible mais difficile à atteindre et la deuxième période, commencée en 1999, où la culture démocratique a disparu. Poutine a en effet remis au goût du jour des réflexes soviétiques : repli sur la sphère privée et peur de la chose politique.

Selon des sondages réalisés par le Centre Levada en 2006, la Russie n’est pas démocratique, n’est pas sur voie de la démocratisation, mais ne rejette pas le modèle européen : 45% considèrent que la démocratie et la culture occidentales peuvent bénéficier à la Russie, 30% qu’elles ne conviennent pas, 12% qu’elles auraient un effet destructeur et pernicieux, et seuls 3% pensent que démocratie est nécessaire. Dix ans auparavant : 55% pensaient que la Russie pouvait bénéficier de la démocratie, 25% qu’elle ne convenait pas.

Les médias jouent un rôle important dans cette perception de l’étranger : en 2006, seulement 10% des Russes disposent d’un passeport pour voyager à l’étranger. Poutine a su créer des sujets polémiques, a développé une image de l’ennemi, et a intensifié le climat de menace et de méfiance. Ainsi, les Russes préfèrent qu’il y ait moins de liberté et plus de sécurité. Selon le sondage “L’Etat et ses citoyens”, en 2007, 57% pensent qu’il y a assez de libertés, 24% qu’il y en a trop, et 12% pas assez. Par sécurité, les Russes entendent l’assurance d’un salaire, de soins médicaux, des factures d’eau, de gaz, électricité raisonnables. Si ces droits économiques et sociaux sont respectées, ils sont prêts à accepter certaines conditions du pouvoir politique.

Anna Polikovskaïa, dans Douloureuse Russie. Journal d’une femme en colère, paru en 2006, estime que les Russes ont appris à ne pas se frotter au pouvoir et sont prêts à se taire pour défendre leurs acquis :  « Tout ce système ne peut exister que si le peuple se tait. C’est ce mutisme de la population qui est le phénomène principal de la vie politique russe aujourd’hui ». On assiste ainsi au développement de la notion de loyauté (« loialnost’ »), c’est-à-dire une soumission par crainte d’avoir des ennuis, comme par exemple perdre son emploi, ne pas pouvoir inscrire son enfant à l’université, etc. En outre, la société affiche une attitude ambivalente : elle tolère les méthodes du gouvernement et des administrations, sans toutefois leur faire confiance, mais soutient Poutine dans son rôle de leader de la Nation.

Chapitre VII – Le système Poutine : unanimisme et autocratie

La Constitution de 1993 a pris garde à donner les conditions d’un président fort mais limité dans le temps. Poutine, en choisissant Medvedev comme successeur, a choisi de ne pas quitter le pouvoir et met fin à l’apparence constitutionnaliste du régime. Il interprète librement les textes et étouffe le pluralisme et la concurrence.

L’auteure analyse le choix de Poutine ne pas avoir révisé la Constitution afin de rester plus longtemps au pouvoir, alors qu’il avait la majorité au parlement. Selon elle, Poutine ne souhaitait pas agir comme les dictateurs d’Asie centrale et de Biélorussie, qui prolongent leur mandat comme ils l’entendent. De plus, il ne souhaitait pas être marginalisé par les leaders occidentaux du sommet du G8 qui allait avoir lieu. Depuis la rédaction de cet ouvrage, Vladimir Poutine a en effet révisé la Constitution afin d’allonger les mandats à 6 ans au lieu de 4.

Comme l’auteure l’a déjà expliqué précédemment, le pluralisme a été limité par les mesures prises en septembre 2004. Le scrutin uninominal a été supprimé, et pour siéger à la Douma, un parti doit obtenir depuis 2005 7% des voix par le scrutin sur liste. Ce choix n’est pas anodin puisqu’aux législatives de 2003, plusieurs partis avaient obtenu entre 3 et 6%. Le système électoral est donc contrôlé car les dirigeants n’envisagent pas de mettre fin au suffrage universel : le régime puise sa légitimité dans le vote populaire, selon un mode unanimiste.

Marie Mendras s’interroge sur le choix de ce comportement dual. Autrement dit, pourquoi afficher les méthodes du pouvoir autoritaire (répression, arrestations, censure, etc.) tout en se réclamant de la démocratie par l’appel du peuple ? La réussite est, selon elle, double. D’une part, la controverse continue tant en Russie qu’à l’étranger sur ce qu’est véritablement le poutinisme :  cela permet d’affaiblir la critique politique et morale du système et de marginaliser les arguments fondés sur la violation des libertés publiques et des droits de l’homme. D’autre part, cette marge d’incertitude fait partie du système lui-même : cela permet d’entretenir un flou sur la nature profonde du régime, les intentions des chefs, et freine la consolidation d’une critique systématique et forte du régime. Ainsi, Poutine ne cherche pas à imiter, mais au contraire cherche à disqualifier la démocratie dite « occidentale ».

 

Chapitre VIII – Le système Poutine. Enrichissement et connivence des élites

Les détenteurs du pouvoir politique contrôlent la majeure partie de l’économie : l’argent a redéfini les relations sociales et la nature du pouvoir d’Etat. En effet, l’aisance avec laquelle les dirigeants peuvent gérer le budget leur permet une puissance dans la gestion du pays, ce qui les amène à préférer l’arbitraire et les passe-droits à l’application du droit. Néanmoins cet équilibre est instable : la Russie a une économie de croissance et non une économie de développement.

L’économie est la clef de la consolidation du régime : le Kremlin a tâché de concentrer les ressources économiques au sein de quelques grandes entreprises d’Etat, a conduit une réforme fiscale efficace, lancé de grands projets nationaux, a imposé aux oligarques les règles de la loyauté, et a mis gouverneurs de provinces et responsables locaux sous tutelle. Selon les économistes, la Russie repose sur trois enjeux : le prix matières premières, l’État de droit et l’internationalisation du pays. Il est essentiel que les entreprises s’internationalisent, mais l’expansion de la propriété et du contrôle de l’Etat affaiblit la performance économique russe.

Le système russe repose sur un triptyque : les ressources financières et matérielles considérables, les quelques organisations et réseaux puissants, et un ensemble de personnes qui sont au pouvoir suprême. L’oligarchie est la clef de voûte  du système : elle est le lien entre la puissance financière et le pouvoir politique. Autrement dit, le lien entre les ressources économiques du pays et les clans constitués. Ces clans sont issus de la machine étatique : services de renseignement, administrations fédérales et régionales, impôts, ministère de l’intérieur. Les membres de l’élite ont donc tous une existence publique et se développent au sein d’institutions qui les « couvrent ».

L’attitude des élites intellectuelles et politiques russes requiert une importance considérable. Celles-ci sont réticentes à critiquer, à s’opposer, à construire des structures alternatives, à investir (syndicats, écoles). Les élites russes ont abandonné la sphère publique. Cette attitude repose selon l’auteure sur trois hypothèses : les élites sont dépendantes du pouvoir, elles sont dans une situation de loyauté obligée, mais au fond elles sont plus critiques qu’elles ne le laissent paraître, la société n’est pas en décalage par rapport aux élites. En effet, souligne l’auteure, la réussite de ces élites implique un comportement loyal. Premièrement, elles ont besoin de la reconnaissance de l’Etat, la réussite ne pouvant se faire hors circuit. Deuxièmement, elles ont un intérêt matériel, que ce soit l’appât du gain ou simplement la volonté de survie. Enfin, dans un climat de méfiance de tous envers tous, l’Etat arbitre seul les conflits.

L’affaiblissement des institutions a donné aux patrons d’entreprise d’Etat ou aux patrons d’une région la liberté d’application du droit et le dédouanement de toute responsabilité juridique, comptable et/ou politique devant ses administrés ou ses employés. La seule règle est d’être loyal envers Poutine. Ainsi, les dirigeants russes nourrissent la corruption et la criminalité par la politique de concentration des richesses, de recul de la concurrence libre. Le pouvoir poutinien a pour objectif de réduire l’élite à la seule nomenklatura « loyale » et aux milieux proches du Kremlin. Ainsi, ceux qui veulent garder leur indépendance et liberté de pensée sont mis hors du domaine public et deviennent les tchoujie : les « autres ». L’élite ne se justifie ou ne se définit plus pour son mérite, mais seulement par sa proximité au pouvoir. Concrètement, elle se manifeste ainsi : politiquement, elle est loyale avec l’obligation de servir de bons résultats aux « élections » ; économiquement, elle permet à l’Etat de consolider sa monopolisation des ressources ; socialement, elle obéit aux consignes venues du haut (par exemple , augmenter les salaires).

Lev Goudkov a inventé un terme pour désigner cette élite : « okolopolititcheskaia elita », soit l’élite autour de la politique. Autrement dit, elle est accrochée aux cercles dirigeants sans se sentir responsable du bon gouvernement du pays.

Marie Mendras estime que le jeu entre le pouvoir et la société se joue à trois : entre les dirigeants, les élites et le peuple. Les élites étant loyales par obligation, mais critiques dans leur for intérieur, puisque ne croyant pas à la modernisation du pays. Ainsi, les élites sont responsables de l’archaïsme de la société, puisqu’elles préfèrent la connivence avec le pouvoir et ne jouent pas leur fonction de relais dans les rapports entre gouvernants et gouvernés.

Conclusion : La confrontation et l’isolement

La pax poutina qui repose sur un système où la vie publique est éteinte, semble néanmoins menacée par Poutine lui-même et sa violence. La violence est perceptible dans ses propos qui diffusent une attitude agressive et xénophobe. La Russie fait face à de nouveaux conflits : en Ukraine ou en Géorgie par exemple. De plus, la démocratisation des anciens pays de l’URSS est perçue comme une menace, renforçant le discours nationaliste du président.

Ainsi « les forces du système russe portent en elles aussi sa faiblesse sur le long terme »[7]. Trois paradigme se distinguent ainsi. Premièrement, la Russie se détermine à travers le monde extérieur. La conséquence est la construction d’une idéologie d’une « voie spécifiquement russe » et d’une « démocratie souveraine ». L’auteure estime que ce paradigme appelle à une « paresse intellectuelle des élites ». Néanmoins, dans un second temps, la société russe est lucide et méfiante. Cela pourrait expliquer pourquoi les élites ont réussi à se maintenir. Enfin, « Poutine affirme être le garant d’un Etat fort. En réalité, il a fragilisé et décrédibilisé les institutions publiques »[8] . Autrement dit, l’Etat a été déconstruit dans sa tentative de modernisation. La Russie post-communiste est un échec de constitutionnalisme et d’Etat de droit.

Maëlle Marquant

 

[1]  Marie Mendras, Russie l’envers du pouvoir, Odile Jacob, Octobre 2008, Paris, p35

[2]  Op. cit. p41

[3]  Op. cit. p52

[4]  Op. cit. p67

[5]  Op. cit. p120

[6]  Op. cit. p179

[7]  Op. cit. p 314.

[8]  Op. cit. p211

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