Génocide des « Rohingyas » au Myanmar : du conflit de classe au conflit ethnique
Le 10 décembre 2019, soit 20 ans jour pour jour après avoir reçu le Prix Nobel de la Paix pour sa lutte contre la junte militaire en Birmanie, Aung San Suu Kyi, Conseillère d’État du Myanmar, a été auditionnée par la Cour Internationale de justice à la Haye pour les actes génocidaires commis dans son pays contre les « Rohingyas » ayant causés la mort de près de 7000 personnes et le déplacement d’1,1 million d’autres, notamment en direction du Bangladesh. La Birmanie, renommée Myanmar par la junte militaire, est un pays-passerelle entre la Chine, le Laos, la Thaïlande, le Bangladesh et l’Inde qui abrite 150 millions de groupes ethnolinguistiques et dont 90% de la population est bouddhiste (1). Elle a donc construit une définition de la citoyenneté birmane autour de 8 grands ensembles ethniques, majoritairement dominée par la culture bouddhiste puisque 70% de la population est dite de l’ethnie « bamar ». Le pays est divisé entre l’État central bamar et sept autres États correspondant à ces ensembles ethniques. Les « Rohingyas » sont une population musulmane issue des migrations bengalis du XIXème siècle et située dans l’État d’Arakan, au Nord-Ouest du pays. Cet État multiethnique abrite une majorité d’Arakanais bouddhiste et près d’1 millions de musulmans « rohingyas ». Très pauvre, la région a été tout au long de la seconde moitié du XXème siècle le théâtre de conflits entre les Arakanais et les « Rohingyas », dont le paroxysme a été atteint entre 2012 et 2016. Alors que ce conflit ressemble à un « cas d’école de nettoyage ethnique » selon Zeid Ra’ad al Hussein, le Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, voire à un conflit religieux entre bouddhistes et musulmans, l’objectif est d’interroger les origines du conflit ethnique à la lumière de la relation entre pauvreté et ethnicité (2).
La montée du nationalisme dans un contexte de décolonisation
Afin de comprendre le rôle des facteurs socio-économiques dans le déclenchement d’un conflit aux allures nationalistes, il paraît pertinent de revenir au temps de la colonisation anglaise en Birmanie. En effet, il est inutile de préciser que les logiques coloniales du XIXème siècles imposées par les Britanniques et les Français ont provoqué des bouleversements socioculturels lourds de conséquences en Asie du Sud-Est. En 1825, l’Arakan a été annexé par les Britanniques aux territoires de la Compagnie des Indes. La guerre qui avait précédé cette annexion provoqua le départ de la majorité de la population arakanaise. Pour pallier ce départ, et considérant que les Indiens et certains migrants du Bengale étaient plus efficaces dans les rizicultures, les Britanniques ont importé de la main d’œuvre indienne et musulmane bengalie dans la région. Mais le retour des locaux à la fin du conflit entraîna une forte concurrence entre cette main d’œuvre et les paysans arakanais, appauvrissant la région. Cette pauvreté s’explique également par la volonté des colons d’imposer une monoculture du riz, peu rentable, ce qui a eu pour conséquence le développement d’un puissant sentiment anticolonial et nationaliste au sein de la population arakanaise. L’élaboration de ce nationalisme et les violences qui suivirent se positionnèrent dès lors sur des bases d’inégalités foncières entre les migrants du Bengale et les Arakanais.
En 1886-1887, les anciens chefs de la monarchie, dépossédés de leurs ressources économiques et de leur pouvoir politique se révoltèrent en Haute-Birmanie. Ces derniers prirent les armes pour promouvoir un retour à l’ordre traditionnel en opposition avec la vision que les colons voulaient instaurer en Birmanie. On voit donc bien que ce nationalisme arakanais et birman s’est construit sur des bases économiques.
Or, le politique influe également sur la sphère économique. En effet, la colonisation anglaise a eu pour conséquence l’apparition de nouvelles couches sociales composées d’une intelligentsia moderne et d’une bourgeoisie commerçante, agricole et manufacturière. Ces nouvelles classes sociales, d’inspiration occidentale, se distinguaient des populations rurales, plus traditionnelles. Ainsi, pour réussir l’unification de la nation birmane, cette population axa sa politique anticoloniale sur deux points : le communisme et le bouddhisme. En effet, le XIXème siècle a été marqué par la montée de nombreux groupes communistes qui s’opposaient aux colons britanniques. Or, ce processus de décolonisation a fortement marginalisé les populations musulmanes de l’Arakan. D’une part parce que par définition, elles ne se reconnaissaient pas dans la culture bouddhiste, d’autre part parce que lors de la Seconde Guerre mondiale les migrants de l’Arakan ont soutenu les Britanniques alors que les Birmans bouddhistes se sont rangés du côté des Japonais, plus aptes, selon eux, à les mener vers l’indépendance. Une fois l’indépendance acquise en 1948, la fragmentation entre les ethnies bouddhistes et musulmanes n’a fait que s’intensifier, excluant ces derniers de l’histoire birmane.
La concentration des richesses par l’État-central
Cet État-nation birman, construit autour d’une culture traditionaliste bouddhiste a entretenu des relations complexes avec le partage des richesses et la démocratie. D’inspiration marxiste, ce bouddhisme a été récupéré par la junte militaire qui a pris le pouvoir par un coup d’État en 1962. D’abord basée à Yangon, la capitale, puis à Naypyidaw à partir de 2005, cette junte militaire composée majoritairement par des personnes d’ethnie « bamar » a axé sa politique vers un système économique et social d’inspiration socialiste. « La voie birmane par le socialisme », selon les mots du gouvernement, a légitimé la mise en place de politiques de nationalisation afin de gérer les nombreuses ressources naturelles du pays. Cette nationalisation brutale a eu pour conséquence la concentration des richesses entre les mains d’un État autoritaire et militaire. La pauvreté au Myanmar est donc en partie le fruit de cette politique et témoigne d’un paradoxe birman : être à la fois un pays nationaliste avec un fort sentiment d’appartenance nationale du fait d’une histoire indépendantiste conquérante et à la fois un pays sans État-développeur dont les gouvernants peinent à instaurer une véritable volonté productive. En effet, sous le joug de la junte militaire, le manque d’investissement productif de l’État, le manque de capacité et de volonté des producteurs d’investir dans l’industrie et l’agriculture ainsi que le manque d’une bourgeoisie entreprenante et industrialisante ont entraîné un développement faible et retardé au Myanmar, générateur de pauvreté.
C’est ainsi que les différentes régions du pays ont vu leurs ressources accaparées par l’État central. L’Arakan, région très riche en titane et aluminium le fut particulièrement. On pourrait alors parler de politique de « non-développement » en Arakan de la part du gouvernement central dans la mesure où l’on observe dans la région des routes en très mauvais état. Le manque d’infrastructure est marquant : l’électricité est 20 fois plus chère en Arakan qu’à Yangon. L’exemple de la malnutrition est d’autant plus édifiant. En 2010, le taux de malnutrition dans la région était de 19,5% des habitants de la région , soit au-delà du seuil d’urgence de 15% mis en place par l’OMS. Cette malnutrition peut s’expliquer par un accès insuffisant aux ressources alimentaires, par un accès limité aux structures de santé et par la faiblesse des rendements agricoles. Il y a donc une défaillance, si ce n’est une absence de politiques publiques qui s’explique par le refus de l’Etat de donner aux Arakanais un accès à leurs ressources. En reprenant l’analyse de la pauvreté d’Amartya Sen, il s’agirait d’un problème de « capabilité » dans le sens où c’est un manque d’accès à la nourriture et non un manque de nourriture en tant que tel qui serait à l’origine de la malnutrition dans la région (3).
En outre, l’Arakan fut pillé par la junte pour l’enrichissement des hauts-gradés et la population « bamar ». L’État central confisqua une grande partie des terres pour des projets de développement « bamar » ou pour l’enrichissement des militaires hauts-gradés de la junte alors que 70% de la population vit de l’agriculture. Le « non-développement » de la région s’apparente à une volonté politique. La corruption est très présente également au Myanmar et renforce l’idée de l’accaparement des ressources économiques par les personnes au pouvoir. La région, appauvrie par ce pillage, vit émerger des discours nationalistes de plus en plus haineux. Face aux revendications des Arakanais, ethnie historiquement indépendantiste, demandant plus d’accès à leurs ressources, l’État central s’est trouvé un bouc-émissaire éternel et idéal : les « Rohingyas ». Prétextant un taux de fécondité très élevé et soi-disant incontrôlé, le pouvoir myanmarais a favorisé la stigmatisation des « Rohingyas ». Cette population, absente de l’histoire birmane depuis la période coloniale et de surcroît très pauvre, a été peu à peu marginalisée par un pays qui ne veut pas d’elle.
La marginalisation politique, économique et sociale des « Rohingyas »
Pour comprendre l’exclusion des « Rohingyas » de la nation birmane, il est intéressant de revenir sur l’origine du mot « rohingya ». Étymologiquement, il signifie bengali en arakanais. Ce mot renvoie donc à l’histoire de cette population qui a migré du Bengale vers l’Arakan et qui au fil du temps a souhaité affirmer son appartenance à l’histoire birmane, en vain. Elle avait pourtant essayé après la Seconde Guerre mondiale d’obtenir son indépendance ou de se rattacher au Bangladesh sans y parvenir. Face à cet échec, la solution a été pour eux d’exister aux yeux de la population myanmaraise et arakanaise en devenant le 136ème groupe ethnique du Myanmar. Mais la montée d’un discours anti-rohingya au sein des Arakanais, fortement influencée par la rhétorique de Naypyidaw, a entraîné un refus et un rejet de cette population. En 1982, la loi de la citoyenneté birmane a été établie et a instauré les conditions d’appartenance à cette citoyenneté. Cette loi avait alors exclu les « Rohingyas » de sa définition en ne reconnaissant que 135 groupes ethnolinguistiques. Les « Rohingyas » ne sont donc pas considérés comme Myanmarais et deviennent apatrides. La lutte sémantique autour du mot « rohingyas » renforce donc cette marginalisation politique. Le mot n’est utilisé que par les « Rohingyas » eux-mêmes alors que sémantiquement le mot « rohingya » a surtout une accointance avec l’islamité. L’historien Gabriel Defert explique cette origine dans son ouvrage Les Rohingya de Birmanie, Arakanais, musulmans et apatrides : « Une légende colportée par les chroniques fait état d’un navire marchand arabe qui, au VIIIe siècle, aurait été contraint par la tempête de faire relâche dans l’île de « YanByey » (Ramree). Ses occupants, à court de vivres, seraient partis à la recherche d’autochtones auxquels ils se seraient présentés en implorant leur pitié (raham en arabe). C’est depuis lors que le terme « rohan » serait utilisé localement pour désigner les navigateurs arabes et dont, disent les musulmans, découleraient à la fois les termes « Rakhine » [Arakan en birman] et « Rohingya ». De fait, dans la littérature médiévale bengalie, le terme « Roshang » est souvent utilisé pour qualifier l’Arakan. Il l’est toujours dans le dialecte en vigueur à Chittagong qui emploie de longue date le mot « Rohingya » pour qualifier les habitants musulmans de la contrée. » (4)
On peut considérer avec le philosophe canadien Charles Taylor que la quête de la différence, c’est-à-dire la découverte de soi, ne peut être effective que par la reconnaissance de son identité par les autres. Ainsi, si cette différence n’est pas reconnue, cela provoque aliénation et injustice (5). Le rôle de l’État étant d’assurer cette reconnaissance afin d’éviter qu’un groupe de personnes soit marginalisé et persécuté, l’État myanmarais semble donc avoir délibérément choisi d’exclure les « Rohingyas ».
Sans nationalité et sans nom, les « Rohingyas » tentèrent par une ethnogenèse de s’affirmer en tant que groupe défini qui aurait alors accès à des droits, mais cela n’eut les effets escomptés. Bien que les « Rohingyas » se soient affirmés en tant que groupe à leurs yeux, ils ne sont toujours pas reconnus comme tel par l’État myanmarais. Cet échec s’explique notamment par le renouveau identitaire arakanais qui a émergé dans les années 1990. En effet, les Arakanais entamèrent leur révolution culturelle grâce au développement du tourisme, notamment sur les lieux de cultes bouddhiste de la région. Ce renouveau, particulièrement efficace, s’effectua au dépens des populations musulmanes de l’Arakan. Cette exclusion politique des « Rohingyas » qui résultait de logiques économiques et sociales, eut, de plus, des conséquences importantes sur leurs conditions économiques et sociales. Les commerces des « Rohingyas » furent boycottés, et à partir de l’été 2012, ils n’avaient plus le droit de vendre des biens. Certains de leurs droits civils comme le droit d’étudier, de posséder des terres, d’être embauché ou de se marier furent supprimés. L’exclusion sociale et politique est source de pauvreté, car non intégrés au régime politique, économique et social, les « Rohingyas » n’ont pas eu accès aux liens sociaux capable de leur offrir des avantages économiques et sociaux, ce qui aggrava leurs conditions de vie (6).
L’explosion de la violence
Mais comment cet engrenage de haine et de pauvreté a-t-il entraîné le déclenchement d’actes génocidaires nécessitant l’intervention de la Cour Internationale de justice ?
Le 28 mai 2012, en réaction au viol d’une Arakanaise par trois « Rohingyas », dix furent tués dans l’attaque d’un bus. Les « Rohingyas » répliquèrent le 8 juin entraînant une escalade de tensions, notamment au sein de pogroms très violents, responsable de la mort de 7 000 personnes et du déplacement de plus d’1 million d’individus. En juin 2012, l’état d’urgence a été déclaré et l’armée en profita pour prendre davantage de pouvoir. Débarrassée de la dictature depuis 2008, le Myanmar a vu ici ses vieux démons resurgir.
En 2008, sous l’action d’Aung San Suu Kyi, une Constitution avait été promulguée. Une fois élue en 2016, Aung San Suu Kyi démontra un déni et une impuissance vis-à-vis des « Rohingyas ». Déni de leur reconnaissance en tant qu’ethnie mais également du « nettoyage ethnique ». Impuissance dans la mesure où elle a perdu son pouvoir au profit de l’armée. Le pouvoir militaire récupéra le conflit et y réintroduisit des pratiques liées aux temps de la dictature de la junte. La liberté de la presse fut de plus bafouée : des procès biaisés se sont déroulés à l’encontre de journalistes qui enquêtaient sur la situation dans l’Arakan. La présence d’ONG et d’observateurs de l’ONU fut proscrite au Nord de l’Arakan et seuls quelques voyages de presses encadrés et organisés étaient autorisés. La population bouddhiste a toujours fortement soutenu l’armée, témoignant de sa victoire dans cette guerre de l’information et du refus de la coexistence des Myanmarais vis-à-vis des « Rohingyas ». Des attaques coordonnées furent organisées dans les villages et les camps « rohingyas » en octobre 2012, tuant 89 personnes et faisant 136 blessés. Les militaires participèrent à ces massacres, ce qui a soulevé la question de son caractère génocidaire et a éveillé l’intérêt de la presse internationale.
Les déplacements et le parcage des populations dans des camps ont été organisés par les autorités birmanes, puisque ni les ONG ni l’ONU n’étaient en Arakan. On a pu observer que la gestion des migrations dans la région suivait une logique de recomposition ethnique et spatiale. Les Arakanais furent pris en charge par les autorités et placés dans des camps en centre-ville. Soutenus par le reste de la population, ils eurent accès, par l’intermédiaire de nombreux dons, à des conditions de vie relativement décentes, comme des infrastructures de bonne qualité et un accès à l’eau et à l’électricité. À l’inverse, les « Rohingyas » furent installés en périphérie et souffraient d’un manque d’accès aux ressources essentielles. La ségrégation est institutionnalisée puisqu’elle permet de regrouper les Arakanais dans un endroit et les « Rohingyas » dans un autre en leur donnant accès à des ressources inégales, témoignant de la volonté birmane d’effectuer une séparation ethnique, le tout en choisissant son camp. Cette homogénéisation spatiale des « Rohingyas » au Nord-Ouest de l’Arakan a contribué à éliminer les poches de peuplement « rohingyas » sur le reste de la région. Selon the Office for the Coordination of the Humanitarian Affairs, 98% des populations musulmanes déplacées n’ont aucun accès aux marchés, ce qui a de grosses répercussions sur leur alimentation et leur santé. Ces camps, surpeuplés, ont vu se développer des maladies comme le choléra, liées à la malnutrition et au non-accès à des conditions sanitaires décentes. (7).
La polarisation du conflit entre bouddhisme et islam
Mais le conflit se dirige-t-il vers un conflit religieux entre bouddhistes et musulmans ?
Composé à 90% de bouddhistes, le Myanmar a vu au fur et à mesure de la seconde moitié du XXème siècle se développer une haine grandissante envers les musulmans. L’islamophobie a transformé petit à petit un conflit qui se limitait jusqu’ici à des considérations économiques, sociales et ethniques entre les Arakanais et les « Rohingyas » en un conflit qui prend de plus en plus un tournant religieux. Cela s’explique par la malice de l’État central qui a récupéré un conflit dont les racines s’ancraient dans un cadre régional puisque les violences ne sortaient pas de l’Arakan. L’objectif de Naypyidaw devient alors de faire des « Rohingyas » des musulmans et des Arakanais des bouddhistes en exacerbant l’islamophobie pour intégrer une réelle dimension religieuse au conflit. On a pu parler alors d’une logique de « birmanisation » de l’Arakan. Historiquement marginalisés par l’État central, les Arakanais se sont caractérisés par des revendications indépendantistes. En faisant des Arakanais des bouddhistes au même niveau que les « bamars » et que la majorité des ethnies au Myanmar, l’Etat central a contribué à les intégrer dans l’histoire birmane et à leur refuser leur différence ethnique. Pour ce faire, il se base sur le fait que les « Rohingyas » ne sont pas considérés comme une minorité ethnique mais bien comme des migrants bengalis réunis, comme leur nom l’indique, par une religion différente : l’islam. Dès lors, le conflit sort de son espace régional et devient une question entre bouddhistes et musulmans à l’échelle nationale.
L’islamophobie ne tire toutefois pas ses origines dans les violences perpétrées en 2012 mais résulte d’une logique qui a pris racine dès le début de la colonisation. La construction de la nation birmane s’étant faite sur le développement d’un nationalisme bouddhiste, elle a évolué vers une lutte anti-musulmane. Ce nationalisme a eu pour but de fédérer la population bouddhiste selon un idéal birman en combattant un ennemi commun : l’islam. Il est incarné majoritairement par le « Mouvement 969 », créé dans les années 1990 avec comme leader le moine U Wirathu. Alors qu’il avait été emprisonné en 2003 pour incitation à la haine, il fut amnistié par le gouvernement en 2010. Cette amnistie interroge donc sur les volontés de Naypyidaw si ce n’est de fragmenter le pays entre les bouddhistes et les musulmans. Depuis sa création, le « Mouvement 969 » n’a eu comme discours que celui d’une peur de l’islam qui menacerait les pratiques et la culture bouddhiste.
Le tournant religieux du conflit se voit notamment dans le sort réservé aux autres populations musulmanes du Myanmar. L’ethnie kaman, autre ethnie musulmane d’Arakan, était jusqu’ici parfaitement intégrée à la société arakanaise et considérée comme faisant partie des 135 ethnies reconnues par la loi de 1982. Mais à partir d’octobre 2012, elle est également victime des pogroms. Cette population a dû fuir dans des camps de réfugiés et est désormais confondue par les autorités birmanes avec « les Rohingyas ». Ils doivent prouver leur appartenance à l’ethnie kaman afin de retrouver leurs droits civiques mais leurs papiers d’identités ont été pour la grande majorité brûlés dans les pogroms. Déchus de leur statut de minorité ethnique au profit de leur croyance religieuse, les « kamans » sont également des victimes du conflit.
L’internationalisation du conflit
La complexification du sort des « Rohingyas » et du conflit s’explique enfin par les réactions et intérêts internationaux. Dans un premier temps, les nombreuses réactions du monde islamique exacerbèrent la fragmentation bouddhistes/musulmans. En mai 2013, le centre bouddhiste d’Ekayana, à Jakarta, fut l’objet d’un attentat revendiqué comme étant « une réponse aux cris des Rohingyas » (8). L’Indonésie déjoua ensuite un attentat en 2016 visant l’ambassade de Birmanie à Jakarta, commandité par l’organisation État islamique. Il y a également une relation particulière entre les groupes résistants « Rohingyas », comme le Rohingya Independant Force et l’Arakan Rohingya Islamic Front, et de nombreux pays du Golfe et le Pakistan, ainsi qu’avec la branche islamiste bangladaise Jama’at-e Islami. Il y a en revanche très peu de lien entre les résistances islamistes en Arakan et l’islam « radical » mondialisé.
Dans un second temps, de nombreuses ONG et l’ONU tentèrent de s’emparer du conflit mais se sont confrontées au refus myanmarais qui prônait sa souveraineté et souhaitait minimiser les violences, privant les réfugiés musulmans d’une aide humanitaire. Avec ces réfugiés qui ont fui au Bangladesh ou en Malaisie dans des conditions terribles, le risque de propagation de la crise dans ces pays fut grand. Le Bangladesh souffre d’une grave crise alimentaire et transforma à son tour ces réfugiés en boucs émissaires. Ce fait souligne d’autant plus l’importance de l’économie et de la redistribution des richesses dans le déclenchement d’un conflit. Les « Rohingyas », réfugiés au Bangladesh dans un contexte de crise alimentaire et économique, peuvent donc malgré eux alimenter des tensions au niveau de l’accès aux ressources qui peuvent entraîner la montée d’un discours nationaliste, dont l’issue pourrait être très violente.
Pour terminer, la complexité de conflit tient également dans le rôle que jouent les grandes puissances voisines. Ces grandes puissances ont parfois une influence cachée mais prépondérante dans les motivations initiales des violences. La Chine a en effet toujours soutenu le gouvernement myanmarais et la répression arakanaise. Peut-être est-il utile d’indiquer que cette dernière importe du Myanmar du titane et de l’aluminium dont de précieux gisements existent dans le district de Maungdaw, lieu de vie des « Rohingyas ». Comme l’explique Saskia Sassen : « Le fait que l’accès au golfe du Bengale et à l’Océan Indien soit désormais un intérêt majeur pour la Chine change profondément les choses. Le fait que ce point d’accès se trouve être dans la plus négligée des régions, de surcroît peuplée de militaires privés de droits, facilite les choses pour l’armée. Les militaires, qui sont depuis longtemps dans le business de l’accaparement de terres, ont tout à gagner avec les évictions de Rohingyas » (9).
Oscar Peyramond
Notes
(1) Le mot Birmanie faisant référence à la colonisation, le pays a été renommé Myanmar par la junte militaire et fait office, dès lors, de nom officiel. Nous utiliserons donc Birmanie pour faire référence à l’époque coloniale et Myanmar à partir de 1962.
(2) Vaulerin, Arnaud. (2019). « Rohingyas : la mécanique du crime génocidaire ». Libération (France). En ligne : https://www.liberation.fr/planete/2019/10/21/rohingyas-la-mecanique-du-crime-genocidaire_1758628
(3) Sen, A. (1981). Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation. Oxford: Oxford University Press : Selon son approche par les “capacités/capabilités” qui implique un changement de la conception du développement où l’objectif devient de donner suffisamment d’argent aux gens pour manger, le problème de la famine étant l’accès à la nourriture.
(4) Defert Gabriel. (2007). Les Rohingya de Birmanie Arakanais, musulmans et apatrides, Paris, Aux lieux d’être, p. 322.
(5) Taylor, Charles. (1994). Multiculturalism and the Politics of Recognition. Princeton University (United States).
(6) Vuarin R. (1994). L’argent et l’entregent. In: Aubertin Catherine, Cogneau Denis. Marché et développement. Cahiers des Sciences Humaines, 30 (1-2), 255-273 : Selon son approche par l’exclusion dans laquelle l’état de la socialisation d’un individu est un facteur explicatif de la pauvreté (notion de pauvreté relationnelle)
(7) PASDB Association humanitaire. “L’alimentation et l’eau en Birmanie ». En ligne. https://www.associationpasdb.org/la-birmanie/alimentation-et-eau/
(8) Kwok Yenni. (2013). “Jakarta bomb a warning that Burma’s Muslim Buddhist conflict may spread”. Time (Etats-Unis). En ligne: https://world.time.com/2013/08/07/jakarta-bomb-a-warning-that-burmas-muslim-buddhist-conflict-may-spread/#ixzz2ccT8uz9G
(9) Sassen, Saskia. (2016). Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale. Paris : Gallimard, coll. « NRF Essais”, p. 384.
Sources
Boutry, Maxime. (2014). « L’arakanisation d’Arakan : les racines d’un nouvel exode ? ». L’espace politique. 2014
Brac de la Perrière, Bénédicte. (2018) « La tragédie des Rohingyas et son déni birman », Esprit, vol. avril, no. 4, 2018, pp. 28-32.
Chaumeau, Christine. (2017). « L’icône de la démocratie birmane ménage les militaires ». Monde Diplomatique (France). En ligne. https://www.monde-diplomatique.fr/2017/01/CHAUMEAU/57000
Defranoux, Laurence. (2017). « Dans l’Arakan, deux siècles de conflits entre les communautés ». Libération (France). En ligne. https://www.liberation.fr/planete/2017/09/18/dans-l-arakan-deux-siecles-de-conflits-entre-les-communautes_1597278
Michalon, Martin. (2016). « Religions, politique et espace(s) : « la question rohingya » en Birmanie (Myanmar) », Géoconfluences, 2016, mis en ligne le 19 octobre 2016 URL: http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/corpus-documentaire/rohingya-Birmanie
Nguyên, Thê Anh. (1999). « Chapitre III. Les transformations socioculturelles et le développement des nationalismes », Hartmut O. Rotermund éd., L’Asie orientale et méridionale aux XIXe et XXe siècles. Chine, Corée, Japon, Asie du sud-est, Inde. Presses Universitaires de France, 1999, pp. 359-376.
Nguyên, Thê Anh. « Chapitre IV. L’Asie du Sud-Est et le nouvel ordre mondial (1940 – vers 1990) », Hartmut O. Rotermund éd., L’Asie orientale et méridionale aux XIXe et XXe siècles. Chine, Corée, Japon, Asie du sud-est, Inde. Presses Universitaires de France, 1999, pp. 377-405.
Pajot, Guillaume. (2018). « Fin du « printemps birman » ». Monde Diplomatique (France). En ligne. https://www.monde-diplomatique.fr/2018/05/PAJOT/58613
Robertson, Phil. (2014). « Burma’s Rohingya Plan is a “Blueprint for Segregation. Human Rights Watch. En ligne. https://www.hrw.org/news/2014/10/05/burmas-rohingya-plan-blueprint-segregation
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