Wagner : des mercenaires sans noms ni insignes à la solde du Kremlin

Wagner : des mercenaires sans noms ni insignes à la solde du Kremlin

À l’été 2019, alors qu’Emmanuel Macron et Vladimir Poutine se rencontraient au Fort de Brégançon, nombreux ont été ceux qui ont souligné le revirement russe de la politique étrangère française. Pourtant, quelques mois plus tôt, en janvier 2019, le Ministre français de l’Europe et des Affaires Étrangères, Jean-Yves Le Drian condamnait fermement les pratiques « antifrançaises » des mercenaires russes en République Centrafricaine. « Ce n’est pas vraiment l’armée [mais] des supplétifs qui agissent sous l’autorité d’un Monsieur qui s’appelle M. Prigozhin… Si M. Prigozhin m’entend au-delà de cette salle, qu’il sache qu’on le connaît bien », menaçait Jean-Yves le Drian dénonçant l’implantation de Wagner sur le continent africain. 

« M. Prigozhin » est l’ange-gardien financier des combattants de Wagner. En effet, l’oligarque est chargé des versements de leur salaire. Il agit de concert avec Dimitri Ytkine, le nom accolé au commandement stratégique de Wagner. Cet ancien dirigeant de la 2e brigade des forces spéciales du renseignement militaire russe (le GRU), a inspiré le nom donné au groupe « Wagner ». Les hommes de Wagner tirent leur nom du compositeur allemand antisémite, Richard Wagner, devenu un symbole du IIIème Reich dont Ytkine serait un fervent admirateur ; en témoignerait son tatouage en forme de croix gammée. Si la Commission du gouvernement américain sur la sécurité et la coopération en Europe (US Helsinki Commission) a comparé les mercenaires de Wagner aux soldats de l’ombre de Poutine (« Putin’s shadow warriors »), elle a surtout souligné le nombre d’inconnues autour de Wagner. Les rapports que Poutine entretient avec ces phalanstères suscitent en effet de nombreux questionnements. Pourtant, l’équipement militaire de Wagner provient du surplus de l’armée russe et leur lieu de formation jouxte une base du GRU.  

Wagner, qui est trop souvent assimilé à tort à une société militaire privée (SMP), n’en serait en réalité qu’une émanation (1). Les sociétés militaires privées sont des entités commerciales qui entretiennent des liens pécuniaires avec leurs clients et leurs employés. Elles peuvent se charger d’une kyrielle de missions de sécurité (renseignement, entraînement, support logistique, protection d’infrastructures ou de convois…) mais ne peuvent recourir à la force armée qu’en cas de légitime défense. Wagner, en participant directement aux opérations armées en Afrique et au Moyen-Orient, sort du cadre de la SMP et regroupe en réalité des mercenaires (2) défendant les intérêts du Kremlin. Les combattants de Ytkine acceptent de ne pas être protégés par le droit international humanitaire. (3)  Les rangs seraient composés de « déclassés, {des} membres du lumpenprolétariat » (4) selon le site d’actualité pétersbourgeois Fontanka.ru. « N’importe quel soldat fera l’affaire » pourvu que ce soit des citoyens russes mus par un fort esprit nationaliste. Wagner s’est en effet d’abord implanté en Ukraine en 2014, l’archétype du conflit justifié par le patriotisme russe, se livrant à une guerre par procuration. En faisant appel à des mercenaires, le Kremlin a pu consolider sa position dans l’espace post-soviétique, tout en minimisant les retombées diplomatiques et politiques, induites par la mort de soldats tombés au combat. Depuis la chute de l’URSS, la Russie a eu recours à la guerre par procuration notamment dans le Donbass, en Géorgie et pour lutter contre le sécessionnisme transnistrien, abkhaze et sud-ossète au début des années 1990. Cette pratique s’est rapidement étendue à d’autres continents, au premier rang desquels l’Afrique. Néanmoins, les mercenaires russes présents sur le continent africain dans les années 1990 étaient majoritairement des militaires forcés à quitter l’armée soviétique, s’installant en Afrique de leur propre chef et attirés par l’appât du gain.  

La politique russe en Afrique et au Moyen-Orient : mettre en avant les intérêts économiques pour dissimuler la prégnance des intérêts politiques 

Si Moscou continue à nier les liens étroits entretenus avec Wagner, il ne fait pourtant aucun doute que les mercenaires n’agissent plus seulement en fonction de leur rémunération, mais répondent à des ordres alignés sur les intérêts russes. Wagner joue aujourd’hui un rôle clef dans la politique étrangère russe en Ukraine (depuis 2014), en Syrie (depuis 2015) et en Afrique, où le groupe est implanté dans au moins 13 pays du continent.

En Syrie, où environ 2 500 mercenaires russes étaient déployés en 2016 – soit un nombre égal à la moitié du détachement officiel de l’armée russe à la même date (5 000 soldats en Syrie) -, Wagner s’est d’abord distingué dans la bataille de Palmyre. Mais l’attention ne s’est portée sur le groupe que deux ans plus tard, en 2018. Un champ pétrolier contrôlé par les Kurdes et attaqué par des forces alliées au Président Bashar Al-Assad, a été défendu par un raid aérien américain. En quelques heures plusieurs centaines d’attaquants ont été décimés par les forces aériennes américaines. Les hommes ayant lancé l’offensive étaient majoritairement des combattants de Wagner. L’événement bénéficiant d’une couverture médiatique importante, le gouvernement russe a d’abord concédé que cinq, puis que « quelques douzaines » de citoyens russes avaient péri ou avaient été blessés par la contre-attaque américaine. L’ordre d’invasion du site pétrolier aurait été donné par Yevgeny Prigozhin, qui en plus d’être le bienfaiteur de Wagner, dirige Evro Polis, une société ayant signé un contrat avec la Syrian Petroleum Company, la compagnie pétrolière nationale syrienne. Ledit contrat stipule qu’en échange de la protection des sites de production et de raffinage de pétrole et de gaz en Syrie, Prigozhin obtiendrait 25 % des revenus des sites. C’est uniquement à la lumière de ces transactions économiques que l’on peut analyser la tentative de Wagner de prendre le contrôle de nouveaux champs pétroliers en février 2018. 

Les intérêts économiques et politiques s’entremêlent également en Afrique. Depuis trois ans, la Russie met l’accent avant tout sur l’approfondissement de la coopération sécuritaire, via la signature d’accords de défense et le déploiement de sociétés militaires privées. Les intérêts économiques constituent le prétexte idéal pour défendre sur un territoire étranger des intérêts politiques. Alors que plusieurs dizaines de mercenaires russes sont morts aux côtés des forces du Maréchal Haftar, les autorités russes ont justifié la présence de M. Prigozhin en Libye en affirmant qu’il était là pour assurer les repas (4). En effet, officiellement, la Russie soutient, à l’instar de l’ONU, Fayez el-Sarraj, leader du gouvernement d’Union nationale et adversaire du Maréchal Haftar. En Centrafrique, où Wagner exploite des mines de pierres précieuses, les mercenaires assurent la sécurité du gouvernement tout comme au Soudan et au Congo (RDC). Wagner s’est déployé également au Mozambique, où des extrémistes islamistes menacent la stabilité du régime, après que Poutine a signé un contrat de plusieurs millions de dollars comprenant un volet énergétique et sécuritaire. Le sommet Russie-Afrique organisé à Sotchi en octobre 2019 a entériné l’implantation de Wagner au Mali. Pourtant la frontière est poreuse entre missions de sécurité des autorités locales et ingérence. En effet, au Soudan, Wagner aurait participé à la répression violente des manifestations contre le gouvernement d’Omar Al Bachir. En outre, une entreprise de Prigozhin aurait lancé une campagne d’influence en ligne pour essayer de désamorcer les manifestations contre le pouvoir. En Centrafrique les mercenaires seraient impliqués dans des cas de torture et trois journalistes russes ont été retrouvés morts en 2018 alors qu’ils enquêtaient sur Wagner. Comme au Moyen-Orient, le Kremlin se défend de tout lien avec les missions du groupe privé. « Il y a peu de choses que nous puissions légalement faire pour empêcher un citoyen russe de devenir garde du corps à l’étranger », a éludé Maria Zakharova, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères (2019). 

Tout l’enjeu pour Vladimir Poutine est de tisser des liens en Afrique, là où la disparition de l’URSS avait marqué le retrait des Soviétiques. Le Kremlin mise sur des États en proie à des déstabilisations potentiellement létales pour ces gouvernements qui n’ont pas suffisamment de moyens pour assurer leur propre sécurité. En se nourrissant de ces instabilités, Wagner s’impose comme un acteur hégémonique en étant une courroie de transmission entre les sociétés russes et les gouvernements africains. Les services des mercenaires sont une véritable monnaie d’échange grâce à laquelle Vladimir Poutine verrouille son implémentation économique en Afrique. Wagner sécurise les gouvernants en même temps que les sites d’exploitation russes, dirigés notamment par les entreprises d’Evgueni Prigozhin. Ces dernières constituent une part non négligeable de la présence russe dans le marché africain. 

Une façade démocratique servant la poursuite assurée de la doctrine Primakov

Enfin, un savant mélange entre pratiques démocratiques et autoritaires permet à Vladimir Poutine de poursuivre sa stratégie de revitalisation de la Russie, tout en assurant la verticalité du pouvoir. Le Kremlin a recours au droit, fondement des démocraties, pour balayer d’un revers de main les critiques dénonçant l’utilisation de Wagner. En effet, la création de sociétés de mercenaires est formellement interdite par la loi russe. Interrogé en décembre 2018 sur le groupe Wagner, dont les combattants ne peuvent être des mercenaires puisque cette pratique est proscrite par la loi, le président Poutine a défendu « le droit de travailler » des sociétés militaires privées. Ces dernières ont été autorisées par Vladimir Poutine et leurs prérogatives opérationnelles sont vastes. Wagner qui n’est ni une SMP, ni enregistrée comme société privée, s’est développé grâce aux vides juridiques présents dans le droit russe. Sa plus-value provient précisément du fait que ses combattants ne sont pas encadrés par le droit national ou international. Cette particularité renforce également une certaine verticalité du pouvoir puisqu’il n’existe pas de chaîne de commandement précis pour guider les combattants. Cet avantage se couple à celui de l’action subtile de Moscou, qui ne prend pas le risque de déployer officiellement ses forces sur le continent africain, au risque de se voir taxer d’impérialisme. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de consensus sur les réelles intentions du Kremlin, protégé grâce à Wagner, de toute défaite militaire et donc politique. Poutine a d’ailleurs tout intérêt à entretenir une ambivalence entre respect des normes internationales et une politique plus impérialiste. Le gouvernement russe a même par le passé condamné les activités de mercenaires. Vadim Gussev et Evguenij Sidorov, fondateurs et cadres dirigeants de Slavonic Corps ayant précédemment travaillé pour Moran Security Group, ont ainsi été jugés et condamnés à trois ans de prison pour avoir recruté en 2013 plus de 250 mercenaires censés surveiller des installations pétrolières et pour les avoir envoyés se battre aux côtés des forces gouvernementales syriennes dans la région de Deir Ez-Zor.

Plus largement, l’utilisation de Wagner s’inscrit dans une tentative du gouvernement de faire de nouveau de la Russie un acteur hégémonique dans un monde multipolaire. La puissance et les prérogatives de Wagner ne peuvent être comprises qu’à la lumière d’un contexte de résurrection de la Russie comme « grande puissance ». En ce sens, la politique poutinienne continue de se placer dans la lignée de la doctrine Primakov qui repose sur un triple pilier : redorer le blason russe et refuser que la Russie soit considérée comme une puissance de second rang ; prôner un monde multipolaire en instaurant une politique multi-axiale pour concurrencer celle des États-Unis ; ne plus isoler la Russie du reste du monde. La doctrine Primakov se nourrit d’un patriotisme encouragé et récompensé. Le président Poutine a rendu hommage au patriotisme de Dimitri Ytkine en le décorant en décembre 2016, à l’occasion de la journée des héros de la Patrie.

Valentine Messina

 

(1). Wagner procéderait de Slanovic Corps, une société militaire privée (SMP) créée en 2013 par deux anciens membres de Moran Security Group, une autre SMP.

(2). Définition donnée par le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève : une participation directe aux hostilités par une personne qui n’est pas ressortissante d’une partie officiellement au conflit.

(3). Selon l’article 47 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, le fait d’être mercenaire ne constitue pas une infraction. Pourtant, lorsqu’ils sont arrêtés les mercenaires n’ont pas le droit au statut de prisonnier de guerre, qui octroie des droits spécifiques. Pourtant, le pays qui les détient peut décider de les traiter comme des prisonniers de guerre. Il est important de noter qu’ils ne peuvent être poursuivis pour leur activité de mercenaire que dans le cadre du droit national de l’État sur lequel ils agissent et si et seulement si les lois nationales interdisent formellement le mercenariat. 

(4). Lumpenproletariat est un terme marxiste. Littéralement “prolétariat en haillon”, le terme désigne un milieu dont les membres sont des marginaux sans revenus. Ils ne peuvent développer une conscience révolutionnaire. 

(5). En effet, le bienfaiteur de Wagner, a d’abord fait fortune dans la restauration. Il est d’ailleurs surnommé le « cuisinier de Poutine ». 

 

Sources :

RONDEAUX Candace, “How the Wagner Group helps Putin Expand – and inflate – Russia’s influence” World Politics Review, 8/11/2019

RONDEAUX Candade, “Decoding the Wagner Group: Analyzing the Role of Private Military Security Contractors in Russian Proxy Warfare” New America, 8/11/2019

HAUER Neil, “Russia’s mercenary debacle in Syria. Is the Kremlin losing control ?”, Foreign Affairs, 26/02/2018

DREYFUS Emmanuel “Les sociétés militaires privées en Russie : à l’est rien de nouveau ?” Note de recherche de l’IRSEM, 28/10/2018

TCHOUBAR Poline, “La nouvelle stratégie russe en Afrique subsaharienne : nouveaux moyens et nouveaux acteurs” Note de la FRS, n°21/2019

NIKONOV Vyacheslav, « La Russie et l’Occident : des illusions au désenchantement », Critique internationale, vol. no 12, no. 3, 2001, pp. 175-191.

DORMAN Veronika, “«Вагнер» – «Wagner» : les mercenaires du Kremlin”, Libération, 21/11/2019

JOUVE Arnaud “Russie: Wagner, le bras armé privé de Moscou”, RFI, 02/02/2020

NEXON Marc, “Ces miliciens russes morts en Libye qui embarrassent Moscou”, Le Point, 8/10/2019

VITKINE Benoît “Des mercenaires russes accusés d’avoir torturé et décapité un déserteur de l’armée syrienne” Le Monde, 21/11/2019

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