Comment le Monde cartographie le monde
« Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours.”
Napoléon
Le mercredi 1er février 2017 se tenait une conférence visant à explorer les coulisses de la cartographie pratiquée par l’un des quotidiens les plus lus en France, Le Monde. Co-organisée par la revue géopolitique en ligne Diploweb et par Grenoble Ecole de Management, elle s’est tenue dans les locaux de l’antenne parisienne de cette dernière en présence de trois membres du service de cartographie du Monde. Delphine Papin, titulaire d’un doctorat de l’Institut de Français de Géopolitique et responsable du service, était accompagnée de Flavie Holzinger, ayant également soutenu une thèse à l’IFG et désormais cartographe, et de Francesca Fattori, journaliste et cartographe pour le quotidien.
Delphine Papin
Première à prendre la parole, Delphine Papin insiste en préambule que cartographier pour le compte du journal est une grande chance. Une production quotidienne de cartes a un coût important et en ces temps de crise pour les journaux, ces derniers ayant tendance à rogner les fonds alloués à cette activité. Le Monde a pris le contre-pied de cette logique en pariant sur le renforcement de son service de cartographie, faisant de celui-ci le plus important des quotidiens français. En effet, quatorze personnes y officient soit deux fois plus que celui du Figaro, qui en compte six ou sept, et bien plus que son homologue de Libération qui n’a seulement que deux ou trois personnes dans ses effectifs. Toutefois, Delphine Papin rappelle que le service qu’elle dirige se trouve encore loin, en terme d’importance, de la référence mondiale qu’est le New York Times avec sa trentaine d’employés travaillant sur la création cartographique.
Selon la responsable des cartographes, réaliser une carte demande de faire face à deux défis majeurs: la contrainte de temps et celle d’espace. D’une part, la publication quotidienne impose un rythme effréné aux cartographes qui ont 24 heures pour produire une carte. D’autre part, la carte livrée en ce laps de temps assez réduit doit justifier le fait de réquisitionner une, voire parfois deux pages, dans un quotidien qui en compte une trentaine. Effectivement, si publier des cartes sur le web est aisé, la concurrence entre les sujets papiers peut être rude et la construction de la carte a pour objectif de la rendre lisible en quinze minutes, soit le temps nécessaire à la lecture de trois articles qui demandent autant de place qu’une seule carte. Malgré cette concurrence interne, les cartographes disposent aujourd’hui d’une vraie légitimité au sein des différents services produisant quotidiennement du contenu pour le journal, comme en attestent les rendez-vous hebdomadaires entre le service de cartographie et les autres. Néanmoins, si concurrence il peut y avoir, Delphine Papin souligne l’importance de savoir s’effacer derrière un autre contenu qui s’avèrerait être plus opportun de publier en lieu et place d’une carte pourtant prête. Ainsi, elle cite l’exemple d’un reporter-photographe de retour d’Alep dont le travail a été logiquement jugé prioritaire par les cartographes, du fait de la rareté des clichés en provenance de cette zone, même si eux-mêmes disposaient d’une carte qu’ils estimaient être de qualité.
Delphine Papin procède ensuite à un bref aperçu de l’évolution de la perception des cartes au sein du Monde. Depuis son tout premier numéro, mis en kiosque le 18 décembre 1944, Le Monde a toujours utilisé l’outil cartographique. Lors de sa toute première parution, la carte choisie avait alors servi à offrir au lecteur un décryptage de la bataille du Vercors, cette dernière s’étant tenue quelques mois plus tôt, à l’été 1944. Par la suite, le quotidien était principalement reconnu pour des publications cartographiques particulièrement importantes: les cartes électorales, Le Monde imprimant en effet le soir, après l’annonce des résultats, il disposait d’un avantage certain sur les autres quotidiens. Plus tard, Gilles Paris, correspondant à Jérusalem, a lui aussi utilisé les cartes et a réussi à convaincre de la facilité avec laquelle une carte permet de rendre compte simplement d’enjeux complexes. Séduit, le service international aura ainsi de plus en plus recours aux cartes, notamment avec des personnes comme Christophe Ayad, spécialiste du Moyen-Orient et chef du service international depuis 2014, qui sont convaincus de la valeur d’une carte.
La responsable du service de cartographie évoque un moment clé de la légitimation du service aux yeux du service international. Alors que la guerre civile soudanaise précédant la formation du Soudan du Sud faisait rage, le service a publié de nombreuses cartes qui définissaient les ressources naturelles comme l’enjeu majeur du conflit puisque qu’un pipeline était présent au nord tandis que les puits de pétrole était au sud. Lors d’une conférence, un chercheur présent avait alors reproché aux cartographes de céder à une représentation facile des enjeux, le pétrole étant simple à faire apparaître sur une carte, et leur avait conseillé de s’appuyer sur une photographie satellite pour bien prendre consciences des réels enjeux. Delphine Papin explique avoir fait amende honorable et s’être rendue compte, aidée par la photographie satellite, de l’importance des enjeux ethniques autour de la frontière entre l’actuel Soudan et le Soudan du Sud. S’empressant alors de fournir une nouvelle carte mettant en lumière ces enjeux occultés auparavant, elle s’est vue félicitée par le service international, mais ce dernier n’a pourtant pas publié la carte, ses journalistes se servant de celle-ci pour écrire des articles novateurs. Delphine Papin avait alors manifesté son incompréhension et le chef du service international, n’ayant pas compris la première intention de la cartographie, a permis aux cartographes de publier, quelque temps plus tard, une carte en double page mettant en exergue les répartitions des tribus Ngok Dinka et Misseriya, rivales, le long de la frontière. Ces deux pages accordées aux cartographes pour publier une grande carte font figure de grande première dans l’histoire du service et Delphine Papin l’identifie comme un basculement puisque c’est réellement à partir de cet instant que le service international leur a signifié être prêt à laisser davantage de place aux cartes si celles-ci se révélaient être intéressantes.
En guise de conclusion de son intervention, la responsable des cartographes du journal utilise l’exemple du conflit syrien pour traiter de la réflexion cartographique au cœur de son service. Le premier ensemble de cartes publié l’a été en novembre 2011, six mois après le début de la révolte. Elle explique que si ce délai semble long, il trouve sa justification dans le fait que dans le même temps, le service couvrait le conflit en Libye, dont le début précédait celui de son homologue syrien, et qu’il n’avait pas les moyens de couvrir les deux simultanément. Contrairement à d’autres cartes publiées avant celles du Monde, Delphine Papin explique que celles de son service ont cherché à montrer des divergences autres que religieuses.
Flavie Holzinger
Flavie Holzinger, la deuxième journaliste à prendre la parole travaille également au service cartographique du journal Le Monde. Elle présente à l’auditoire le cas concret du conflit syrien et les différents éléments pris en compte pour le cartographier. En effet, au fur et à mesure de l’évolution du conflit, les journalistes du service cartographique modifient leur regard, s’adaptent aux changements sur le terrain ou aux propos rapportés par leurs envoyés spéciaux sur place. Toutes ces données s’intègrent dans les cartes proposées par le service.
La première carte date du 11 novembre 2011, six mois avant le début de la révolte. Désireux de se départir des cartes représentant uniquement la confessionnalisation du conflit, les journalistes du Monde décident de se pencher sur les disparités économiques entre les régions, lesquelles expliquent pour partie les raisons de ce conflit. F. Holzinger présente l’exemple de la ville de Deyrat dont la modeste production agricole était l’une des cause de sa mise à l’écart par le régime.
Dans le cas de la ville d’Alep, la carte choisie se concentre en revanche sur les logiques confessionnelles. Les bombardements du régime visent de fait les quartiers sunnites et non alaouites de la plus vieille ville syrienne.
Le 12 novembre 2011, le service se penche sur l’élaboration d’une carte ayant trait à l’avancée des trois grands acteurs du régime syrien, à savoir les forces gouvernementales, les Kurdes, et la rébellion. Sont également inscrits sur la carte les différents points où se cristallise le conflit.
Durant l’été 2012, une nouvelle carte porte sur la ville d’Alep. Elle se concentre cette fois sur les disparités économiques au sein de ce que fût le poumon économique de la Syrie, entre l’est pauvre de la ville et l’ouest riche.
Le mois d’octobre 2012 voit le service cartographique du journal Le Monde réaliser un ensemble de cartes traitant des cinq grandes villes syriennes (Damas, Homs, Alep, Idlib, Deir ez Zor). Du fait de leurs différences notables, ces cartes dressent différentes grilles de lecture selon les villes. Les informations glanées pour la réalisation de celles-ci sont renforcées par le témoignage de J.P Remy, grand reporter pour le journal et qui a passé trois mois sur place.
Ce dernier connaît les positions des forces rebelles et pro-gouvernementales et a ramené des échantillons prouvant l’utilisation d’armes chimiques par le Régime. L’aide précieuse de Google Maps a permis aux cartographes, avec l’aide du reporter, de réellement situer les zones de combats… Son aide est cruciale pour comprendre certains éléments tactiques du conflit. La journaliste évoque le cas du quartier de Jobar. Situé dans le nord-est de la ville et connu pour avoir accueilli les premières manifestations pacifiques à l’encontre du Régime, il reste un verrou stratégique dans la ville pour les forces rebelles. C’est là que se cristallisent les combats car il se situe à 700 mètres de la place des Abbassides et étant doté de ruelles particulièrement étroites, il se prête davantage à des combats de rues, laissant ainsi les chars des forces gouvernementales à l’écart.
En septembre 2013, Benjamin Barthe, le reporter Moyen-Orient du journal retourne sur Paris avec un rapport sous les bras qui recense toutes les katibas (bataillons en arabe) syriennes. Le rapport survient à un moment où le pouvoir occidental s’apprête à frapper le régime alors que celui-ci tend à démontrer qu’une force démocratique et nationaliste est en place pour effectuer la transition. Pour réaliser cette carte, ils font notamment appel à Fabrice Balanche – docteur en géographie et ancien directeur de l’IFPO de 2003 à 2007 – pour approfondir les analyses. A ses côtés, ils déterminent les implantations territoriales des différents protagonistes, les nationalistes, les salafistes et les djihadistes. Il en ressort que les djihadistes se trouvent au nord de la Syrie. Cela conforte ainsi l’idée d’un soutien logistique informel via la Turquie par les puissances koweïtiennes et qataries. Les islamistes, qui se situent au sud du pays, bénéficient quant à eux d’une aide par l’Arabie Saoudite, laquelle transite par la Jordanie voisine.
En mars 2015, on ne parle plus d’une seule guerre mais de huit. Les cartographes décident de changer de méthode et ne s’orientent plus sur une seule légende générale mais sur une légende éclatée en huit parties répertoriant les belligérants ainsi que les enjeux.
Une carte datant d’octobre 2015 se penche notamment sur Yarmouk – ville dans la banlieue de Damas – qui, avant la guerre accueillait 250 000 personnes dont 150 000 réfugiés palestiniens. Jadis pôle économique et vivier politique de nombreuses associations palestiniennes, la guerre en a redessiné les contours.
Zone stratégique pour les différents acteurs syriens dès 2011, le quartier a subi de lourds dégâts. Pour réaliser cette carte, les cartographes se sont appuyés sur les réseaux sociaux et ont appelé les citoyens damascènes exilés en Europe ou aux États-Unis à les renseigner sur le quartier.
Enfin, est publiée en octobre 2015 une carte sur l’internationalisation du conflit. Ici sont mis en avant l’internationalisation du conflit ainsi que les alliances contradictoires qui en découlent.
Francesca Fattori
Francesca Fattori est la troisième intervenante de la conférence. Elle est avant tout intéressée par la “crise des migrants”. Il s’agit d’une période historique et inédite depuis la Seconde Guerre mondiale en termes de flux migratoires, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’ONU. Le Monde y consacrant beaucoup d’articles et d’édito, la cartographie décide d’en faire autant, dans une volonté de restituer un phénomène sur lequel tout le monde a un avis.
Les cartographes ont pris différentes échelles, qu’elles soient internationales, régionales, locales. Ainsi, l’Allemagne, Calais et des quartiers parisiens ont fait l’objet de cartes.
F. Fattori s’appuie premièrement sur l’exemple d’une carte créée en septembre 2015 à partir des chiffres de Frontex (l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne). Il apparaît que la question migratoire est plus large que seulement deux ou trois points de passage où affluent les migrants. En effet, dans le même temps, les premiers démantèlements de camps ont lieu à Paris. La France rétablit le contrôle de sa frontière commune avec l’Italie afin d’empêcher les migrants qui transitent par la Sicile d’entrer sur le territoire français. On assiste alors à un véritable effet domino, dans la mesure où Calais est soumis aux politiques britanniques puis françaises, dont la répercussion se fait première sur Paris, puis à la frontière italienne. Les différentes cartographes ayant des affinités avec Calais, Paris, et l’Italie, un travail collaboratif se met en place autour de ces trois zones importantes. Il s’agit de comprendre et de faire comprendre comment la France, traditionnellement décrite comme une terre d’accueil, est devenue un pays de transit où des mesures sont mises en place pour refouler, disperser et empêcher d’entrer.
Les cartographes travaillent aussi à partir de sources statistiques qui sont parfois très dures à traiter. En essayant de rendre ces données digestes, il faut d’abord comprendre les données avant de les faire comprendre au lecteur. En ce qui concerne l’exode syrien, il y avait traditionnellement deux échelles, une européenne et une moyen-orientale. Toutefois, le lien n’était pas établi entre les deux échelles, et il n’y avait pas de mise en perspective. Il y avait alors un énorme rond sur la Turquie et le Liban, ce qui rendait la carte illisible. F. Fattori et l’équipe de cartographe ont alors décidé de “basculer” la carte comme sur un plan incliné, en symbolisant le nombre de migrants par des cubes constituant des colonnes. Ainsi, il devenait plus simple de mettre en perspective l’afflux des migrants en Europe, comparé au Moyen-Orient.
Par la suite, F. Fattori et les autres cartographes ont eu l’idée de retracer le parcours des migrants à travers la route des Balkans, en prenant un peu de recul par rapport aux chiffres et en humanisant le périple. Il a alors fallu symboliser les obstacles : les murs, les interdictions d’entrer sur le territoire, les risques d’arrestations, les camps de transit. Ensuite, il fallait aussi prendre en compte les données météorologiques pour la journée en question : la température de la mer et l’impact de pluies importantes qui ont fait entrer des rivières en crues (ce qui a entraîné un nombre important de morts par noyade). Ainsi est née la carte « Une journée ordinaire sur la route des Balkans », publiée le 14 mars 2016.
Questions
- Quels logiciels sont utilisés pour faire les cartes ? Les sources utilisées sont-elles ouvertes, semi-ouvertes ou fermées ?
90% des cartes sont faites à traver le logiciel de dessin d’Adobe, Illustrator, mais des SIG (Système d’information géographique) sont aussi utilisés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce ne sont pas des cartes Google non plus. les journalistes utilisent toutes les sources possibles, mais ils privilégient la qualité à la quantité. Ils sont à la recherche de démonstrations, d’analyses. C’est pour cette raison qu’ils s’appuient sur des chercheurs, des universitaires, des journalistes. Récemment, ils ont aussi commencé à utiliser des comptes Twitter. Toutefois, il n’y a bien sûr pas une source qui donne toutes les réponses.
- Prenez-vous en compte les daltoniens lorsque vous créez vos cartes, sachant qu’ils représentent 8 à 10% de la population ?
Bien que ce problème concerne uniquement les hommes, les cartographes se sont effectivement posé la question. Toutefois, elles n’ont pas encore trouvé de réponses adéquates. L’une des solutions envisagées serait de jouer sur l’intensité des couleurs. Cependant, cela influencerait le sens du message transmis par la carte, car les couleurs sont porteuses de valeur différentes.
- Quelle formation faut-il suivre pour devenir cartographe ? Suivez-vous des formations régulièrement ?
Les cartographes travaillent en binôme: une personne fait des recherches de données et imagine la carte, tandis que l’autre personne structure et dessine. Il y a donc un chercheur qui pense la carte, et un autre qui la réalise. Les trois cartographes présentes ont fait des études en sciences humaines. Elles ont soit fait Sciences Po, soit un doctorat en géopolitique, et sont donc formées à la recherche. Par ailleurs, chaque année sont organisées trois à quatre formations. Actuellement, il s’agit surtout de se former aux nouvelles problématiques du numérique et du Web. En effet, il n’est pas évident de “traduire” les cartes sur Internet. Ainsi, le service de cartographie a opté pour la diffusion de courtes vidéos, “3 minutes pour comprendre”, à l’image du “Dessous des cartes”. L’avenir du numérique étant imprévisible, il convient de s’adapter constamment à ses usages. De nouvelles problématiques naissent : alors que les cartes étaient orientées horizontalement pour s’adapter aux écrans d’ordinateur, il a fallu prendre en compte le nombre croissant d’utilisateurs de smartphones, et orienter les cartes verticalement.
Guilhem DUCOURNAU, Corentin MANÇOIS et Odile ROMELOT
No Comment