Quelle place pour la France en Arctique ? Tour d’horizon des intérêts stratégiques français dans cette région polaire
L’actualité récente en Arctique ne se résume pas à la proposition déconcertante de Donald Trump d’un éventuel achat du Groenland au Danemark en août dernier, ni aux suspicions de détournement des fonds alloués à l’ancienne ambassadrice des pôles, Ségolène Royal. Si ces informations font la une des gros titres, il en est d’autres, non moins intéressantes, qui pourraient susciter notre attention. Ainsi, du 9 au 13 décembre dernier, le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères accueillait l’Arctic Week 2019, une conférence internationale dédiée aux enjeux contemporains en Arctique organisée par le CEARC (1). Ce fut l’occasion d’étudier tant les questions environnementales et climatiques que sociales, politiques ou internationales, en impliquant, au-delà des scientifiques, chercheurs et responsables politiques, des étudiants et surtout les peuples autochtones, souvent délaissés des questionnements récents à propos de l’Arctique.
Cet évènement est symptomatique du regain d’intérêt que connaît la région ces dernières années. L’Arctique polarise à lui seul de nombreux questionnements sur l’avenir du monde et des relations internationales : réchauffement climatique, commerce international, multilatéralisme, préservation de la biodiversité, recherche scientifique, etc.
C’est une région de 14 millions de kilomètres carrés, habitée par seulement 4 millions d’habitants. Toutes les terres se trouvant au-delà du cercle polaire sont aujourd’hui sous la souveraineté d’un nombre restreint d’États que sont le Canada, l’Islande, les Etats-Unis, la Suède, la Norvège, la Finlande et la Russie. Ces pays coopèrent dans le cadre du Conseil de l’Arctique, un forum intergouvernemental fondé en 1996, qui implique les peuples autochtones et dont treize pays sont membres observateurs, notamment la France, la Chine, l’Allemagne ou l’Inde. On trouve dans cette région de nombreuses ressources naturelles puisqu’elle abriterait, selon des estimations de 2008 de l’US Geological Survey, 13 % des réserves de pétrole mondiales à découvrir et 30 % de celles de gaz (estimations qui reposent sur des probabilités et qui sont ainsi à relativiser). Par ailleurs, la fonte de la banquise permettrait l’ouverture de trois nouvelles routes maritimes : le passage du Nord-Est le long des côtes sibériennes, le passage du Nord-Ouest le long des côtes canadiennes et de l’Alaska et la route transpolaire au centre.
Pour revenir à l’Arctic Week, il ne nous échappera pas qu’elle a eu lieu en France où la question agite aussi les esprits alors même que ce pays ne dispose d’aucun territoire dans cette région polaire. Cela peut nous amener à nous interroger sur le rôle de la France en Arctique, sur la position qu’elle y défend et sur ses moyens d’actions. La France n’a aucune possession en Arctique et pourtant il suffit de se rendre sur les sites du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ou des Armées pour comprendre à quel point cette région est une préoccupation non négligeable de la politique étrangère française. En ce sens, la Feuille de route nationale sur l’Arctique (FRNA), publiée en juin 2016, vient clarifier la stratégie française dans la région en identifiant les points d’intérêts et en formulant des recommandations. Nous aurons l’occasion de nous y référer au cours de notre développement. Il s’agira d’identifier et de comprendre les différents intérêts de la France en Arctique (écologie, recherche scientifique, économie et sécurité) avant d’aborder ce qui semble être le point d’ancrage de la politique étrangère française ces dernières années et qui se justifie d’autant plus concernant l’Arctique : la défense du multilatéralisme.
Trois brise-glaces : Yamal (Russie), CCG Louis St. Laurent (Canada) et USCG Polar Sea (Etats-Unis) – LCDR Steve Wheeler
L’écologie, une préoccupation bien réelle
L’enjeu écologique est au coeur de la politique française, en particulier ces dernières années durant lesquelles la France a eu l’occasion de faire de cette cause une priorité de sa diplomatie. Si les questions écologiques ne doivent pas occulter les autres intérêts de la France en Arctique, il faut néanmoins reconnaître qu’elles se trouvent au coeur de son discours officiel pour la région. On peut ainsi lire sur le site de l’ambassade de France en Russie que « L’Arctique est pour la France une zone écologiquement sensible dans laquelle les intérêts nationaux doivent s’exprimer dans une logique d’intérêt général et de développement durable » (2). Cette ambition est dans la droite ligne des déclarations de l’ancien Président de la République François Hollande, qui appelait en 2015, lors de la conférence du Cercle Arctique à Reykjavik (Islande) « à la mise en place de normes de sécurité environnementale sui generis élevées dans la zone Arctique ». Il paraît important de faire rapidement le tour de ces enjeux écologiques avant d’envisager la position française sur la question.
L’Arctique est souvent décrite comme une région particulièrement vulnérable au changement climatique notamment parce que les variations de températures y sont plus fortes que sur le reste de la planète. Le site France Diplomatie (Ministère de l’Europe et des affaires étrangères) relève ainsi que le réchauffement climatique y est 2 à 3 fois plus rapide sur la période allant de 1979 à 2012. Cette différence serait due à la combinaison entre l’augmentation de l’effet de serre, le réchauffement de la température de l’air et la réduction de la banquise. Cette dernière est particulièrement menacée et des estimations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2007 annonçaient la disparition complète de la banquise estivale pour 2080 environ, ce qui a été réévalué depuis à 2040. La hausse du niveau de la mer est une autre conséquence du réchauffement climatique. Selon le GIEC, celle-ci pourrait atteindre 30 à 60 cm d’ici 2100, voir jusqu’à 110 cm si le réchauffement planétaire n’est pas drastiquement limité (3). Par ailleurs, l’océan absorbe une grande majorité de la chaleur excédentaire du système climatique. Cette absorption devrait se multiplier dans les années à venir ce qui provoquerait un réchauffement de l’océan et donc une diminution de « l’approvisionnement en oxygène et en nutriments nécessaires à la faune et à la flore marines » (4). Enfin, notons que ce réchauffement a également des conséquences sur la fonte du pergélisol (permafrost en anglais) dont 70% de la surface pourrait disparaître si les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter fortement. Or, puisque le pergélisol renferme une grande quantité de gaz à effet de serre (principalement du dioxyde de carbone, de l’hydrate de méthane et du protoxyde d’azote), leur libération dans l’atmosphère ne ferait qu’accélérer le dégel.
La France, en tant que puissance maritime importante et détentrice de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) de la planète derrière les Etats-Unis, se veut être un acteur incontournable de l’environnement marin. À ce titre, comme l’exprime la FRNA, elle prend position dans la région pour l’encadrement de l’exploitation des ressources minérales et pour la préservation de la biodiversité marine par l’établissement de zones protégées, la mise en place d’une gestion durable des pêches et la valorisation du savoir-faire français en matière de technologie environnementale. Par ailleurs, la France est l’une des pionnières du développement des technologies vertes notamment via le stockage du carbone (avec les entreprises Air liquide et Alstom). En ce sens le Gouvernement français a affirmé vouloir faire de Paris un pôle international de la finance verte et responsable dans la continuité des solutions proposées lors de la COP21. En termes d’énergies renouvelables, cela prend pour l’Arctique la forme de l’éolien terrestre ou marin, ou du solaire dans une région qui connaît des périodes d’ensoleillement quasi-totales une partie de l’année (le point culminant de cet ensoleillement est le solstice d’été). Si le Canada est en avance dans le développement des énergies renouvelables en Arctique, la France pourrait apporter son savoir-faire avec des sociétés telles que EDF Renouvelables ou La compagnie du vent (filiale d’Engie à 100%) afin d’être davantage en adéquation avec les positions officielles du gouvernement en matière écologique. Enfin, la France ne perd pas une occasion de rappeler l’importance du multilatéralisme dans l’appréhension des problématiques environnementales. Le Président Macron l’avait fait à l’ONU en septembre 2017 où il était symboliquement venu accompagné de son ministre de l’Écologie de l’époque, Nicolas Hulot. Cet engagement a été renouvelé régulièrement et notamment dans le cadre d’une déclaration conjointe avec la Chine sur « la préservation du multilatéralisme et l’amélioration de la gouvernance mondiale » (5) dans laquelle la préservation de l’environnement prend une place importante. Néanmoins si la Chine est de loin leader en matière d’énergies renouvelables, il n’est pas certain que ses ambitions de plus en plus affichées en Arctique s’inscrivent exclusivement dans ce cadre.
La recherche scientifique, une longue histoire française
La préoccupation écologique ne va pas sans la recherche scientifique que ce soit pour constater l’évolution climatique ou pour développer des énergies renouvelables. Or la France est depuis longtemps présente en Arctique via ses bases et des partenariats scientifiques. Il faut savoir que l’établissement d’une base scientifique dans la région n’est possible que par le biais d’une convention internationale avec un État qui y exerce sa souveraineté. Il existe une exception sur l’archipel du Svalbard qui est en partie internationalisé. En effet, le Traité de Paris de 1920 reconnaît la souveraineté de la Norvège sur l’archipel tout en permettant aux autres États parties d’y développer des activités économiques en franchise des impôts et taxes norvégiens. En outre, il prévoit que les « conditions dans lesquelles les recherches d’ordre scientifique pourront être effectuées » seront déterminées par le biais de conventions (6). La France a ainsi établi sur l’archipel du Svalbard, dès 1963, une base de recherche scientifique. Aujourd’hui, elle y possède deux bases (dénommées Charles Rabot et Jean Corbel) en plus de certains relais ailleurs en Arctique qu’elle a pu développer grâce à des accords spécifiques avec les Etats-Unis, le Groenland, la Suède ou le Canada. La France tiendrait ainsi la 9° place dans le classement des nations en matière de publications scientifiques sur l’Arctique (selon le site de l’Ambassade de France en Russie). Ces recherches touchent principalement les sciences de la Terre et de l’environnement mais également les sciences sociales relatives aux populations autochtones. L’intérêt de la recherche scientifique en Arctique est donc principalement lié à l’environnement comme en Antarctique où l’étude des carottes de glace dans les années 1990, avait révélé le lien entre gaz à effet de serre et climat. Aujourd’hui, plusieurs programmes de recherche sont en cours dont un visant à la surveillance de l’épaisseur et de la résilience de la glace de mer à l’aide de bruits sismiques ou un autre rapprochant les connaissances des peuples autochtones et scientifiques sur les changements environnementaux dans l’Arctique.
Pour poursuivre le développement de la recherche scientifique, la France promeut une approche interne et une approche externe. Tout d’abord, la FRNA insiste sur la nécessité de valoriser la recherche française en Arctique « sous la forme d’un soutien fort des tutelles institutionnelles et scientifiques » ce qui passe principalement par le renforcement des moyens alloués à l’Institut polaire français Paul-Emile Victor (IPEV) et l’intensification de sa collaboration avec le Centre national de recherche scientifique (CNRS). Ensuite, il s’agit de promouvoir la coopération scientifique à l’échelle internationale. Cela passe par le maintien de la participation française dans les organisations scientifiques internationales comme l’International Arctic Science Committee et la coopération avec les pays riverains de l’océan Arctique (notamment le Canada avec lequel a été signé le 16 avril 2018 un partenariat sur l’environnement et le climat qui vise au renforcement de la collaboration scientifique en la matière). Cela passe également par l’intensification de la dimension européenne de la recherche en Arctique. C’est en ce sens, qu’en novembre 2008, la France a pris l’initiative d’organiser une conférence internationale sur l’Arctique à Monaco dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. Depuis, elle s’est donnée pour mission de développer la dimension européenne de cette recherche scientifique notamment via des initiatives comme EU-PolarNet (le plus grand consortium mondial pour la recherche polaire regroupant 17 pays européens) ou le programme de recherche et d’innovation de l’Union européenne baptisé Horizon 2020 (programme de financement à hauteur de 79 milliards d’euros pour la période 2014-2020). En matière de coopération scientifique internationale l‘IPEV collabore notamment avec l’Alfred Wegener Institut (AWI), un institut de recherche polaire et marine allemand avec lequel il partage des infrastructures sur l’archipel du Svalbard (base Jean Corbel).
Des enjeux économiques à relativiser
Certains pays et leurs entreprises regardent avec avidité tant les ressources potentielles que les nouvelles routes commerciales en Arctique, mais il ne semble pas que la France soit en tête de la compétition. Dans la FRNA, il était néanmoins rappelé la nécessité de protéger les intérêts des industriels français et même de promouvoir le savoir-faire français notamment en matière d’exploitation des ressources et de technologies environnementales. Outre les routes commerciales et l’exploitation d’hydrocarbures, il existe d’autres intérêts économiques sur lesquels nous ne reviendrons pas davantage : les ressources halieutiques avec la migration progressive des bancs de poissons vers le nord en raison du réchauffement de l’océan et le tourisme qui commence dès aujourd’hui à provoquer une hausse de la présence humaine et de la circulation maritime dans la région (on relèvera à ce sujet la présence sur le marché de la société française Compagnie du Ponant qui a annoncé en 2017 la construction d’un véritable brise-glace hybride électrique et propulsé au gaz naturel liquéfié).
Concernant l’exploitation des hydrocarbures, l’ancien PDG de Total (Christophe de Margerie) avait créé la surprise en septembre 2012 lorsqu’il avait affirmé que son groupe n’irait jamais chercher et exploiter du pétrole dans la région en raison des risques écologiques que cela impliquerait (et leurs conséquences sur l’image du groupe à laquelle il était particulièrement attaché) (7). Il faut dire que les militants écologiques sont à l’affût des sociétés pétro-gazières et veillent à ne pas baisser leur garde, en témoignent les actions de Greenpeace dans la région notamment grâce à leur bâteau, l’Arctic Sunrise (photo). Depuis 2013, il faut néanmoins noter la présence d’ENGIE (anciennement GDF Suez) en Norvège sur le gisement pétrolier et gazier de Gudrun. De même, Total n’exploite pas de pétrole mais bien du gaz en Russie. Enfin, il faut noter la présence en Norvège des sociétés CGG Veritas (exploration des sous-sols) et Bourbon Offshore Norway (services maritimes à l’offshore pétrolier) et au Canada Areva qui exploite une mine d’uranium. Concernant l’éventuel usage des nouvelles routes commerciales permises par la fonte de la banquise, la société française CMA-CGM, numéro trois mondial du transport maritime par conteneurs, s’est engagée à ne pas naviguer dans l’Arctique. Néanmoins cette déclaration pourrait s’apparenter à du greenwashing dans la mesure où, contrairement à certains de ses concurrents, CMA-CGM n’aurait pas les capacités de faire ce choix qui nécessite des investissements très importants.
Greenpeace ship Arctic Sunrise, 7 April 2009, Alex Carvalho, Angra 3/Greenpeace
Toutefois, il est important de rappeler que si l’Arctique peut parfois être présenté comme un Eldorado en termes d’opportunités économiques, tant en matière de routes commerciales que d’exploitation d’hydrocarbures, la réalité est en fait plus compliquée. Tout d’abord, l’investissement nécessaire est souvent au-delà des capacités des acteurs économiques, comme nous l’avons vu pour CMA-CGM et c’est aussi le cas pour le pétrole dont le coût semble encore très élevé pour être véritablement intéressant, tant pour la recherche que pour l’extraction. Ce fut même pour la société Shell, un gouffre financier (de près d’un milliard de dollars) au point de devoir, le 28 septembre 2015, renoncer à son activité de forage au large de l’Alaska. En réalité la découverte de nouveaux gisements de pétrole et le développement de leur exploitation (notamment le gaz et pétrole de schiste aux Etats-Unis) ont provoqué une tendance à la « guerre des prix », par laquelle les pays possesseurs des gisements les plus rentables tentent d’écarter les nouveaux venus sur le marché du pétrole. Cette baisse des prix a pour conséquence une diminution de l’attractivité des hydrocarbures encore trop coûteux de l’Arctique. Sans cette attractivité, les sociétés sont moins enclines à investir massivement dans la région et donc à y développer leurs activités. Cependant, ce sursis concernant l’exploitation pétrolière en Arctique ne peut être que provisoire car il dépend de l’offre mondiale de pétrole, or on sait pertinemment que les réserves des pays du Golfe notamment (dans lesquels la production de pétrole coûte la moins chère) ne sont pas infinies. Il sera donc toujours temps pour les sociétés pétro-gazières de se tourner à nouveau vers ces nouveaux gisements, en dépit de leurs prétendues bonnes intentions actuelles, si des solutions contraignantes n’ont pas été trouvées entre temps pour préserver l’Arctique.
Par ailleurs, certains observateurs, dont Frédéric Lasserre (universitaire spécialiste de l’Arctique), affirment que les passages en Arctique ne seront pas des « autoroutes maritimes » (8). En effet, une enquête menée par l’auteur de l’article cité, en 2009 et 2010, a révélé que les sociétés de transports maritimes sont peu nombreuses à vouloir développer une activité dans les régions arctiques (environ un tiers des 98 sociétés ayant répondu à l’enquête, sur 142 sociétés contactées). En creusant davantage, l’auteur constate qu’en réalité, l’intérêt qui anime les sociétés n’est pas la distance moindre de la route maritime mais la desserte locale notamment dans le cadre de l’exploitation des ressources naturelles. Pour le reste, les risques d’une navigation dans des conditions extrêmes (froid, collision avec un iceberg et isolement en cas d’accident) suffisent à décourager les investisseurs et surtout les assureurs.
La question sécuritaire en toile de fond
L’Arctique n’est pas en elle-même une région propice aux conflictualités de nature militaire. En ce sens, l’ancien chef d’Etat-major de la Défense canadienne, le général Walter Natynczyk, disait en 2009 que si « quelqu’un venait à envahir l’Arctique canadien, ma première mission serait de le secourir » (9). On peut en effet dire que les problématiques sécuritaires en Arctique invitent davantage à la coopération face à des conditions climatiques extrêmes. Ainsi malgré le climat délétère sur la scène internationale et en particulier au plus fort de la crise ukrainienne opposant la Russie à l’Europe et aux Etats-Unis, il semblerait que la dynamique coopérative ait persisté en Arctique, évitant toute démonstration de force. Néanmoins, considérant les intérêts économiques en présence, il serait tentant de démontrer dans la région les attributs classiques de la puissance. La Chine a d’ailleurs inauguré un second brise-glace en 2018 (le Xuelong 2) et ses investissements au Groenland représente déjà 12% du PIB de ce pays. Michel Rocard, ancien ambassadeur des pôles avait même osé une comparaison explicite en considérant que l’Arctique pourrait devenir un « deuxième Moyen-Orient » en ce qui concerne les ressources en hydrocarbures (10).
L’enjeu sécuritaire en Arctique pourrait également émaner des revendications territoriales des pays riverains. Celles-ci existent bien et se cristallisent autour de la question de l’extension des ZEE de ces États sur lesquelles ils n’exercent toutefois pas de souveraineté directe mais détiennent seulement des droits souverains sur l’exploitation des ressources. Cette extension est possible s’ils arrivent à prouver que leur plateau continental est plus étendu que les 200 miles marins prévus par la Convention de Montego Bay (Convention des Nations-Unies pour le Droit de la Mer). Aujourd’hui, la Russie présente des revendications sérieuses qui pourraient élargir considérablement sa ZEE en considérant notamment la dorsale de Lomonossov comme une extension du plateau continental eurasiatique. Mais les Russes se trouvent être en désaccord avec le Canada et le Danemark à ce sujet, le premier considérant que cette dorsale prolonge l’archipel arctique canadien et le second qu’elle fait géologiquement partie du Groenland. Ces revendications sont en cours d’examen par la Commission des limites du plateau continental (autorité mise en place par la Convention de Montego Bay). Par ailleurs, les Etats-Unis ne sont pas partie à la Convention, ce qui les empêche juridiquement de formuler des revendications en ce sens. Toutefois, les récentes déclarations de Donald Trump montrent que son pays a des intérêts territoriaux à défendre et le savoir hors du cadre juridique ne permet certainement pas de clarifier la situation.
Face à cela, la France cherche à se positionner pour défendre ce qu’elle considère être ses intérêts. En ce sens, la défense de la libre circulation dans les eaux internationales, la défense du multilatéralisme, la présence de Français sur place (que ce soit dans un cadre touristique, économique ou scientifique) et son statut d’observateur au Conseil de l’Arctique sont autant de justifications valables pour que la France ne puisse se permettre d’être mise hors jeu en Arctique. Or, qui ne peut défendre ne peut prétendre, elle se doit donc de mettre en avant les moyens dont elle dispose pour s’assurer du respect du droit international et de ses intérêts dans la région. En ce sens, la FRNA relève la nécessité de suivre les évolutions politiques et militaires dans la région, de développer une connaissance approfondie du milieu et de « s’efforcer de développer et d’entretenir l’aptitude des forces françaises à opérer dans la région ». Ainsi, en 2018 le bâtiment de soutien et d’assistance métropolitain (BSAM) Rhône a navigué sur le passage du Nord-Est le long des côtes norvégiennes et russes, un moyen politique et militaire de rappeler la liberté de circulation dans les eaux internationales. D’autant plus que cette navigation est la première de ce type effectuée sans le support d’un brise-glace russe. D’autres bâtiments et aéronefs de la Marine nationale sont régulièrement déployés dans la zone, la France est d’ailleurs un acteur clef de la sécurisation de l’espace aérien européen y compris sur le territoire arctique islandais. De plus, les armées françaises participent régulièrement à des exercices militaires en Arctique, notamment l’Arctic Challenge (15 avions et 300 militaires français déployés en Norvège pour l’édition 2019) et au Trident Juncture 18 (2700 militaires français déployés et un grand nombre de capacités marines, sous-marines et aéroportées). Enfin, le Ministère des armées veille d’une part à l’actualisation de ses connaissances sur le milieu arctique via la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) qui pilote un Observatoire de l’Arctique confié à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). D’autre part, le Ministère veille au développement d’une expertise de combat en milieu grand-froid par le biais d’exercices, de stages et d’un raid annuel au Groenland. Cette expertise est entretenue par le Groupe Militaire de Haute Montagne (GMHM) ainsi que par le Groupement des commandos de montagne (GCM) de la 27ème brigade d’infanterie de montagne.
L’inlassable défense du multilatéralisme
La recomposition des enjeux stratégiques en Arctique laisse apparaître deux tendances fondamentales dans l’appréhension de l’espace arctique par les différents Etats intéressés. Il y a tout d’abord le souci écologique, qui est bien réel et désormais partagé par de nombreux Etats, et il y a l’attrait du développement économique de la région. Il serait réducteur de classer les pays dans l’une ou l’autre tendance mais il est certains que ces préoccupations qui peuvent apparaître contradictoires nécessitent de trouver des solutions à l’échelle globale. Or la France, depuis de nombreuses années déjà, défend une vision multilatéraliste des relations internationales dans laquelle peut parfaitement s’inscrire sa politique en Arctique.
Les nombreuses potentialités offertes par l’Arctique attisent les appétits. Ceux-ci se traduisent par exemple par d’importants investissements en provenance de Chine comme nous l’avons vu. Cette-dernière commence à dévoiler ses cartes dans le cadre de son projet des nouvelles routes de la soie. Ces investissements sont perçus par les Etats-Unis comme un « comportement agressif » selon les mots du secrétaire d’Etat Mike Pompeo en mai 2019. A cela s’ajoute la politique d’expansion économique russe vers l’Arctique et ses revendications maritimes. Ces éléments de contexte permettent de se rendre compte que l’Arctique est d’ores et déjà au cœur de tensions que le temps seul ne permettra pas de résoudre. La France comme souvent, ne semble pas vouloir regarder de loin ces débats sans y prendre part. Cela se confirme par ses ambitions affichées et son intérêt pour la région (en témoigne la FRNA), par son statut d’observateur au Conseil de l’Arctique, par sa présence militaire par le biais d’entraînement ou le passage de navires… Autant de preuves que la France veut (et peut) faire entendre sa voix. Cette relative légitimité pourra donc servir à défendre l’idée que sans coopération et en poursuivant des politiques unilatérales en matière économique ou écologique, l’Arctique pourrait être effectivement un « futur deuxième Moyen-Orient ». La France est tentée de prendre un leadership dans la mise en oeuvre d’un multilatéralisme qui ne semble pas à l’ordre du jour des politiques étrangères d’un certain nombre d’États à commencer par les États-Unis. La continuation de ce nouveau climat dans les relations internationales n’est certainement pas conditionnée à une éventuelle réélection de Donald Trump, l’effort français est donc toujours justifié et plus particulièrement dans sa dimension environnementale si primordiale en Arctique. Néanmoins cette manière pour la France de continuer à exister sur la scène internationale est dépendante de sa capacité à fédérer autour d’elle, au sein de l’Union européenne en priorité et avec des États souverains de la zone arctique pour valoriser ce multilatéralisme dans la région. Cela supposerait également de construire une véritable politique de l’Arctique à la hauteur du positionnement français ce qui nécessiterait déjà de trouver un remplaçant à Ségolène Royal capable de donner une cohérence à cette politique comme Michel Rocard avait pu commencer à le faire.
Philippe de Marignan
(1) Cultures, Environnements, Arctique, Représentations, Climat (CEARC) : laboratoire de recherche sur l’Arctique des Universités de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et Paris-Saclay.
(2) Ambassade de France en Russie – https://ru.ambafrance.org/La-France-en-Arctique
(3) On peut considérer que le réchauffement planétaire n’est pas drastiquement limité s’il n’est pas inférieur à 2°C supplémentaire.
(4) Communiqué de presse du GIEC du 25 septembre 2019.
(5) Déclaration conjointe entre la République française et la République populaire de Chine sur la préservation du multilatéralisme et l’amélioration de la gouvernance mondiale, 25 mars 2019
(6) Traité concernant le Spitzberg du 9 février 1920, entré en vigueur le 14 août 1925 et signé par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, le Danemark, le Japon, la Norvège, les Pays-Bas et la Suède
(7) « Le PDG de Total alerte sur les risques des forages en Arctique », Le Monde, 26 septembre 2012 – https://www.lemonde.fr/planete/article/2012/09/26/le-pdg-de-total-alerte-sur-les-risques-de-forages-en-arctique_1765774_3244.html
(8) Enjeux géopolitiques et géoéconomiques contemporains en Arctique, Frédéric Lasserre, dans Géoéconomie 2013/2 (n° 65), pages 135 à 152.
(9) P.-H. Deshayes, « Arctic Threats and Challenges from Climate Change », The Sydney Morning Herald, 6 décembre 2009.
(10) « L’Arctique est géré comme un syndic de propriété », interview de Michel Rocard par Anne Denis, Libération, 3 février 2013 – https://www.liberation.fr/futurs/2013/02/03/michel-rocard-l-arctique-est-gere-comme-un-syndic-de-propriete_878996
Sources :
Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, dossiers pays : l’Arctique
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/arctique/
« Circum-Arctic Resource Appraisal : Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle », U.S. Geological Survey, 2008
Feuille de route nationale sur l’Arctique (FRNA), Ministère des Affaires étrangères et du Développement international, juin 2016
https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/frna_-_vf_-web-ok_cle0dd1f2.pdf
Communiqué de presse du GIEC en date du 25 septembre 2019
https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2019/09/sroc-press-release-fr.pdf
« Ponant invente le brise-glace de croisière », Vincent Groizeleau, Mer et Marine, 19 décembre 2017
https://www.meretmarine.com/fr/content/ponant-invente-le-brise-glace-de-croisiere
« Les hydrocarbures de l’Arctique : Eldorado ou chimère ? », Loïc Simonet, Géoéconomie 2016/5 (N° 82), pages 73 à 98
« Stop aux forages pétroliers en Arctique ! », Greenpeace, 25 août 2017
https://www.greenpeace.fr/stop-aux-forages-petroliers-arctique/
« Environnement : CMA CGM s’engage à ne pas emprunter la route de l’Arctique », Les Echos, 26 août 2019
« Shell suspend ses activités de forage au large de l’Alaska », Denis Cosnard, Le Monde, 28 septembre 2015
« Enjeux géopolitiques et géoéconomiques contemporains en Arctique », Frédéric Lasserre, Géoéconomie 2013/2 (n° 65), pages 135 à 152
« La Chine à la conquête de l’Arctique », Marc Godbout, Radio-Canada, 24 mai 2019
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1170966/chine-arctique-nunavut-mines-infrastructures
« L’Arctique, nouveau Moyen-Orient ? 5 points pour déconstruire un mythe », Émilie Canova, Camille Escudé, Pauline Pic, Mayline Strouk, Nicolas Verrier et Florian Vidal, Le Grand Continent, 5 novembre 2019
https://legrandcontinent.eu/fr/2019/11/05/arctique-moyen-orient-5-points-pour-deconstruire-un-mythe/
Ministère des Armées, Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), enjeux régionaux : l’Arctique, 26 août 2019
https://www.defense.gouv.fr/dgris/action-internationale/enjeux-regionaux/l-arctique
Plaquette du Ministère des armées « La France et les nouveaux enjeux stratégiques en Arctique », 2019
« Pour une stratégie militaire française en Arctique », Jean-Marin d’Hebrail, 19 septembre 2017
https://www.geostrategia.fr/pour-une-strategie-militaire-francaise-en-arctique/
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