La résistance afghane et l’étranger durant l’invasion soviétique (1979-1989)

La résistance afghane et l’étranger durant l’invasion soviétique (1979-1989)

L’auteur et spécialiste de l’Afghanistan Michael Barry décrit d’une façon intéressante la capacité de résistance et de résilience de ce pays parfois dénommé Yâghestân, c’est-à-dire le “pays de l’insolence”. Il serait comparable à une motte de terre sèche dont une puissance voudrait se saisir (puissance qui fut successivement l’empire perse, moghol, britannique et enfin soviétique). Alors que cette motte de terre semble relativement bien constituée, il suffit que ladite puissance ne l’enserre un peu trop fermement dans sa main pour qu’elle s’effrite entièrement et lui glisse entre les doigts.

Le semblant d’État qui avait été constitué en unifiant, non sans mal, les différentes ethnies et tribus, se désagrège aussitôt pour reprendre la forme d’une multitude d’entités désunies et révoltées contre les ambitions d’une puissance étrangère. « L’Afghanistan se défend en se transformant en sable », nous dit Michael Barry et c’est bien en sable qu’il s’est transformé au cours de la décennie suivant l’invasion soviétique de 1979. 

La question des interférences étrangères dans la vie politique et sociale est donc une constante fondamentale de l’histoire afghane. Dans la mesure où la résistance afghane à l’invasion soviétique fut précurseure dans la structuration des oppositions politiques actuelles, il semblait intéressant de se concentrer sur les interférences étrangères qui se sont manifestées au sein de cette résistance pendant le conflit. 

La naissance de l’Afghanistan est communément datée de 1747, lorsque l’Empire perse s’effondre. Le chaos provoqué par la mort sans héritier de l’empereur, Nâder Shâh, laisse la possibilité à l’un de ses commandants militaires d’origine afghane d’unifier les nombreuses tribus de sa terre natale. Il s’agit d’Ahmad l’Abddâlî, qui prend le titre de shâh, c’est-à-dire roi. S’ensuivit la lente et progressive construction d’un État afghan moderne, notamment sous l’impulsion de l’émir Abdur Rahmân (1880-1901), et sa prise d’indépendance vis à vis de l’influence britannique au cours du règne d’Amânollâh (1919-1929). Ces siècles d’histoire afghane vont être marqués par le Grand jeu (1), concurrence fluctuante entre l’Empire russe et l’Empire britannique dans la région. Le premier cherchait à pousser ses frontières vers le sud, en passant par l’Afghanistan, pour atteindre l’Océan indien tandis que le second veillait à limiter la progression russe en s’assurant l’allégeance de l’Afghanistan qui servirait d’ultime rempart à la progression de son rival.  

Great_Game_cartoon_from_1878
The Great Game: the afghan Emir Sher Ali Khan with his « friends » Russia and Great Britain.
Published in Punch magazine, 30 November, 1878 – cartoon is by Sir John Tenniel
en.wikipedia

Si la fin de l’Empire britannique des Indes en 1947 sonne le glas de cette rivalité frontale, elle n’empêchera pas une compétition plus subtile entre les puissances occidentales (au premier rang desquelles les Etats-Unis), l’URSS et dans une moindre mesure le Pakistan. Chacun cherchent à s’octroyer les faveurs des dirigeants afghans, c’est-à-dire des différents premiers ministres du roi Zaher Shah avant que celui-ci ne reprenne directement les rênes du pouvoir de 1963 à 1973 pour instaurer une monarchie constitutionnelle dès 1964. Le pays profite ainsi de l’afflux de programmes de coopération économique, culturelle ou militaire pour se moderniser et accompagner les réformes prometteuses de Zaher Shah. Mais le 16 juillet 1973, l’oncle et ancien premier ministre du roi, Mohammad Dâoud Khan, prend le pouvoir et instaure une république, avec le soutien d’officiers proches du parti communiste. Dans les faits, c’est une véritable dictature militaire qui s’installe, résolument moderniste d’un point de vue social et farouchement anti-pakistanaise. La proximité avec les communistes afghans et l’URSS est évidente mais le prince Dâoud essaie de garantir l’indépendance de son pays en continuant d’accepter l’aide de conseillers occidentaux. Devant la difficulté de concilier les deux camps et sentant l’emprise soviétique se resserrer, Dâoud finit par rompre avec l’URSS et se sépare progressivement de ses ministres communistes. Mais il était trop tard pour cette tentative de restauration de l’indépendance d’un pays dont l’ensemble des cadres de l’armée étaient alors formés en URSS. La riposte ne se fait donc pas attendre, le 27 avril 1978, les communistes s’emparent du pouvoir et exterminent la famille du président. Cependant, par sa brutalité (pour ne pas dire son atrocité) (2), le régime communiste peine à gagner l’adhésion de la population qui commence à se rebeller dans les zones rurales dès le mois suivant le coup d’État. C’est l’inévitable retour au Yâghestân. Le pays, se sentant menacé, s’effrite dans la main de celui qui veut le saisir trop fermement. L’URSS comprend alors que placer à la tête de l’État un dirigeant communiste, en la personne de Nour Mohammad Taraki puis de Hafizullah Amin, ne suffit pas pour tenir le pays. Elle se voit donc contrainte d’intervenir avec ses propres forces armées pour mettre un terme à la rébellion. Le 27 décembre 1979, l’opération Chtorm-333 est déclenchée, permettant à l’URSS de prendre le contrôle des lieux de pouvoir y compris le palais du président Hafizullah Amin qui décède au cours de l’opération. Avec seulement 660 forces spéciales l’opération est un succès. Mais au début de l’année 1980, la présence militaire avoisine déjà les 100 000 soldats. Michael Barry considère qu’il y a deux explications probables à l’invasion soviétique en Afghanistan. L’une politique : il fallait empêcher l’effondrement du gouvernement communiste en place depuis le coup d’État du 27 avril 1978 (en vertu du dogme soviétique de l’irréversibilité révolutionnaire). L’autre stratégique : l’Afghanistan pourrait servir de base avancée soviétique au Moyen-Orient, région d’où les Occidentaux et Japonais tiraient et tirent encore leur pétrole. Quoiqu’il en soit, cette opération annonce le début d’une décennie d’occupation aux conséquences désastreuses pour l’URSS comme pour l’Afghanistan. 

Traiter ce sujet c’est aborder les racines de la situation tragique d’un pays qui subit encore les conséquences d’erreurs passées. Il a fallu des décennies aux Britanniques pour assimiler la savante alchimie qui leur a permit de conserver une influence en Afghanistan pendant presque tout le Grand jeu. Un prudent dosage entre soutien financier aux dirigeants en place, contrainte diplomatique et militaire mesurée, respect de la foi et respect de la culture multiethnique des Afghans… Cette savante alchimie, les Soviétiques, forts de leurs certitudes, l’ont balayée d’un revers de la main et au prix de centaines de milliers de morts. Cette situation tragique, ce sont tout d’abord des millions d’Afghans obligés de fuir leur pays pour espérer pouvoir survivre. À la fin de la guerre on compte ainsi 5 millions d’Afghans réfugiés hors d’Afghanistan et 2 millions de déplacés internes. Au début des années 1990, le pays connaît également une guerre civile ethnique qui va ébranler les structures et pouvoirs traditionnels, ce qui facilitera la prise de pouvoir des talibans en septembre 1996 (3). Les conflits actuels ne sont que le prolongement de cette guerre civile et les Nations unies estiment dans leur bilan humanitaire 2019 que 17 millions d’individus vivent dans des zones touchées par les conflits. De cette instabilité constante est née la dépendance de l’économie afghane à l’opium. Celle-ci a été permise par la destruction des rouages de l’État obligeant les habitants à trouver par eux-mêmes des moyens de survie, ce qui passe d’un point de vue financier essentiellement par la culture du pavot et de sa transformation en opium. Malgré la drogue et malgré les nombreuses richesses minières dont regorge l’Afghanistan (cuivre, lithium, terres rares), il faut déplorer l’extrême pauvreté et l’extrême détresse dans laquelle demeure une grande partie de la population. En effet, les Nations unies estiment que 6,3 millions d’Afghans étaient en situation humanitaire urgente en 2019 (manque grave en matière d’alimentation, de santé, d’hygiène et d’éducation). 

L’invasion soviétique a provoqué un certain nombre de réactions au sein de l’opinion publique internationale qui ont précédé des actions de fonds plus concrètes mises en oeuvre par les services de renseignement. Parmi elles l’action de coordination des services pakistanais s’est révélée décisive dans le soutien et la victoire de la rébellion afghane. Indépendamment de l’action des États, des individus et des organisations non gouvernementales (ONG) se sont impliqués auprès de la résistance en apportant une aide médicale ou technique et en participant à rendre plus visible la situation tragique du pays sur la scène internationale. Enfin, il faudra aborder la présence de nombreux volontaires étrangers musulmans dans les rangs de la résistance et les difficultés qui en naîtront. 

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US-Map of Soviet Invasion in Afghanistan (1979)

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Au-delà des réactions diplomatiques, le rôle des services de renseignement

De nombreux pays ne tardent pas à s’offusquer de l’invasion soviétique. Ainsi, le gouvernement chinois proteste dès le 30 décembre. Le 4 janvier, le président américain Jimmy Carter déplore une menace contre la paix, alors que les États-Unis sont encore en pleine crise des otages de Téhéran (4). L’Inde en revanche apporte prudemment son soutien à l’URSS tout en rappelant la nécessité de préserver la souveraineté de l’Afghanistan. L’opposition est quasiment unanime au sein du monde musulman à l’exception notable de la République Démocratique et Populaire du Yémen qui apporte au contraire son soutien aux Soviétiques. Des manifestations anti-soviétiques sont recensées à Istanbul, Téhéran ou Khartoum. Il faut encore relever la résolution de l’Assemblée générale extraordinaire de l’ONU du 14 janvier 1980 et celle du Parlement européen du 16 janvier. La première vient rappeler le droit de l’Afghanistan à l’autodétermination et à la souveraineté, déplore la menace qui pèse sur la stabilité mondiale et demande le retrait immédiat des troupes étrangères d’Afghanistan pour laisser place à un processus démocratique. La seconde résolution relève l’atteinte regrettable à la politique de détente (5) et invite à prendre des sanctions économiques, commerciales et financières à l’encontre de l’URSS. Il se trouve que dès sa déclaration du 4 janvier, Jimmy Carter prévoit des sanctions économiques limitant les exportations à destination de l’URSS en ce qui concerne le matériel de haute technologie et stratégique, restreignant les droits de pêches accordés aux Soviétiques dans les eaux américaines et mettant en place un embargo sur les exportations de céréales en concertation avec les autres pays exportateurs. Néanmoins la mise en oeuvre de ces sanctions s’est révélée très aléatoire chez les alliés des États-Unis à l’exception de la Grande-Bretagne thatchérienne. De manière générale et après quelques années, les sanctions furent peu appliquées et donc peu efficaces si bien que les échanges est-ouest connurent simplement un léger ralentissement au début des années 1980. 

Ces réactions diplomatiques interviennent avant toute réelle structuration de la résistance afghane. Mais même plus tard dans le conflit, le soutien à la rébellion se fait discret dans le discours diplomatique. Les États tiers n’apporteront essentiellement ce soutien que par la voie plus discrète des services de renseignements. Ces derniers ont joué deux rôles fondamentaux : le financement de la résistance ainsi que l’approvisionnement en armes et la formation des combattants et des cadres. Dans ce cadre, sont intervenus, des agents américains de la Central Intelligence Agency (CIA), Pakistanais de l’Inter-Services Intelligence (ISI), Britanniques du Secret Intelligence Service (SIS) ou Français de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Ces deux derniers services apportèrent leur soutien à certains chefs de la résistance qui avaient la sympathie des Européens, notamment les francophones Amin Wardak et Ahmad Chah Massoud. En ce qui concerne le soutien matériel, l’aide américaine apportée via la CIA et l’ISI se chiffre à environ 4 ou 5 milliards de dollars pour toute la décennie, ce qui est particulièrement peu comparé au coût actuel de l’opération américaine en Afghanistan (qui ne jouit pourtant pas des mêmes résultats). Les dévastations de l’Afghanistan dues à la guerre étaient telles qu’il n’y avait pas assez de mules pour le transport des armes distribuées depuis la frontière pakistanaise, les Américains durent en fournir. L’aide matérielle était principalement américaine mais également européenne, chinoise, pakistanaise ou saoudienne. Parmi ces armes, certaines se sont révélées décisives dans la victoire de la résistance : les missiles sol-air livrés à partir de mars 1986 par l’administration Reagan (missiles Stinger) et les Britanniques (missiles Blowpipe). En effet, la supériorité militaire soviétique tenait pour beaucoup au contrôle des airs par les hélicoptères qui traquaient les Moujaheddines (combattants de la foi) (6) jusque dans les montagnes. Dès lors qu’ils ont pu les abattre, les résistants ont rapidement pris l’ascendant dans le conflit, précipitant la décision de Mikhaïl Gorbatchev de retirer les troupes soviétiques en février 1988, décision qui sera effective un an plus tard, le 15 février 1989. 

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U.S. President Ronald Reagan meets with Pakistani President Muhammad Zia-ul-Haq (center) at the Oval Office on December 7, 1982
Image courtesy of the Ronald Reagan Presidential Library, film number C11730-6A
U.S. Government – 1982

La main-mise pakistanaise sur l’aide à la résistance afghane

Le rôle d’un pays en particulier nécessitait d’être traité à part, il s’agit du Pakistan. En effet, par le biais de ses services secrets, l’ISI, le Pakistan a pu structurer la résistance afghane tout en la rendant dépendante de son soutien et de celui des occidentaux dont il se faisait le relais. L’ISI a en outre structuré la résistance tout en veillant à ne pas l’unifier, ce qui aurait été possible par la reconnaissance d’un seul chef par le Pakistan (au lieu de sept), derrière lequel la résistance aurait pu se fédérer. Un responsable de ce service affirme ainsi qu’il jouait directement un rôle dans « l’allocation des armes et des munitions ; leur distributions aux chefs Moujaheddines et aux commandants ; l’entraînement des Moujaheddines au Pakistan ; l’allocation des fonds provenant des gouvernements américains et saoudiens ; la planification stratégiques d’opérations à l’intérieur de l’Afghanistan» (7). La main-mise de l’ISI sur le soutien logistique et financier à la résistance afghane a un temps était remise en question par les Américains. Ils  voulaient en reprendre le contrôle mais se sont confrontés à l’opposition nette du chef de l’État pakistanais. Celui-ci voulait d’une part conserver son influence sur la répartition de l’aide (y compris celle provenant des occidentaux) et d’autre part éviter une intervention trop directe des Américains sur le sol afghan dont les conséquences auraient été désastreuses. Ce rôle centralisateur dans la structuration de la résistance se fait aussi assez naturellement dans la mesure où ce fut le Pakistan qui accueilli sans rechigner la majorité des réfugiés afghans parfois au rythme de 10 000 fugitifs par mois au cours des années 1985-1986. Les camps de réfugiés au Pakistan ont ainsi été, tout au long de la décennie, la base arrière de la résistance afghane. À la fin de la guerre ce sont plus de trois millions et demi d’Afghans qui vivaient réfugiés au Pakistan. 

Au début du conflit, les factions chiites de la résistance espéraient que l’Iran jouerait un rôle similaire à celui du Pakistan dans le soutien à la rébellion anti-soviétique. Mais en réalité ce soutien aura été minime à l’exception des organisations très proches de l’ayatollah Khomeini, leader de la révolution iranienne, tels que le Pasdaran-é-islam ou le Nassr. En outre, les factions chiites ne purent bénéficier du soutien financier des pays occidentaux qui transitait via le Pakistan, leur empêchant ainsi de jouer un rôle comparable aux sept factions opérant depuis le Pakistan.  

Depuis 1977, le Pakistan vivait sous la loi martiale de la dictature du général Zia-ul-Haq. Son pouvoir s’appuie sur les forces islamistes radicales et notamment le parti Djamâ’at-é Islâmi directement financé par l’Arabie Saoudite qui cherchait ainsi à promouvoir le wahhâbisme (8). C’est donc tout naturellement que les Pakistanais ont décidé de soutenir prioritairement les factions de la résistance qui correspondent à leur radicalité islamique. Parmi ceux-ci, le Hezb-é Islâmi de Gulbuddin Hekmatyar qui est le parti le plus dynamique malgré la faible adhésion qu’il emporte au sein de l’opinion publique afghane du fait de son extrémisme. Pour le Pakistan il s’agit, par ce soutien ciblé, de s’assurer un allié futur sur lequel il pourra compter. Cette politique sera d’ailleurs poursuivie pendant la guerre civile, lorsque le Pakistan fera le choix de soutenir les talibans. Cependant, il faut préciser qu’il y a un désaccord quant au rôle joué par le Pakistan dans le soutien à la résistance afghane. En effet, un acteur direct de ce soutien, Mohamed Youssof, prétend que la répartition de l’aide ne se basait que « sur l’efficacité opérationnelle » des différents partis de la résistance (9). À l’opposé les Américains et l’auteur Michael Barry voient dans cette distribution un acte éminemment politique. En effet, environ 70% de l’aide transmise par le Pakistan revenait aux partis fondamentalistes qui avaient la sympathie du gouvernement pakistanais du général Zia-ul-Haq. De plus, l’ISI a soigneusement écarté du devant de la scène un certain nombre de personnalités afghanes qui auraient été susceptibles de fédérer la résistance, au premier rang desquelles on peut citer l’ancien roi Zaher. Cette-dernière hypothèse semble d’autant plus probable qu’à l’arrivée au pouvoir de Benazir Bhutto à la tête du Pakistan le 2 décembre 1988, celle-ci décide précisément de rééquilibrer le soutien à la résistance afghane, consciente que les partis fondamentalistes ne lui sont pas favorables. Enfin, il est avéré que les Pakistanais se sont consciencieusement octroyés une part non négligeable de la manne internationale à destination de la résistance. Selon des estimations, il s’agirait d’au moins 35% de ce qui était destiné au Moujaheddines. Qu’elles soient qualifiées de commission ou de vol, ces ponctions ont scandalisé des chefs de la résistance tels que les commandants Massoud et Amin Wardak qui déploraient de ce fait le manque de moyens dont ils disposaient pour lutter contre les Soviétiques. Ce détournement de l’aide internationale a directement profité à l’ISI et à certains responsables politiques pour renforcer leur position au sein de l’appareil d’État pakistanais. 

Le développement de l’humanitaire et la présence occidentale au sein de la résistance

Le combat des Moujaheddines va fasciner une partie de l’Occident notamment parce qu’il s’oppose à une persistance de l’impérialisme à une époque où l’on semble vouloir définitivement bannir ce-dernier. Par ailleurs, l’Afghanistan devient progressivement un “pays interdit”, ce qui renforce son attrait pour une poignée de jeunes aventuriers, reporters ou humanitaires (les visas sont de moins en moins facilement accordés et les étrangers suscitent de plus en plus la méfiance des gouvernements communistes afghans et soviétiques). 

Comme dans tout conflit d’une telle ampleur, la présence étrangère en Afghanistan ne pouvait que s’estomper, à l’exception de celle des organisations humanitaires. Celles-ci connurent d’ailleurs dans la guerre d’Afghanistan une importante mobilisation, leur donnant l’occasion de poursuivre leur développement débuté lors de la guerre du Biafra (10). Pour les occidentaux il s’agissait autant de secourir les populations que de contrer l’influence soviétique dans le pays et d’offrir une alternative à l’exil. L’aide humanitaire a pris principalement deux formes : une aide financière avec le captage de dons privés au profit des Afghans dans le besoin ou de la résistance (forme qui est en général l’oeuvre d’amateurs) et une aide médicale avec l’implantation de nombreux dispensaires (forme qui est en revanche plus professionnelle du fait de l’implication d’ONG d’ores et déjà reconnues). Il faut noter que par l’intermédiaire de l’International Rescue Committee (11), le financement devient davantage étatique à partir de 1986, lorsque les États-Unis décident de s’impliquer davantage dans le conflit. Par ailleurs, la première guerre d’Afghanistan, de part sa longévité et l’information croissante de l’opinion publique internationale quant aux atrocités qui y ont cours, est l’occasion d’une professionnalisation des mécanismes d’aide humanitaire. Les quelques marginaux qui franchissent les frontières (appelés les cross-borders) pour venir en aide à la résistance et les opérations mineures d’ONG récentes vont se professionnaliser progressivement, devenir dépendants des acteurs institutionnels (Organisation des Nations Unies, United States Agency for International Development ou encore Comité international de la Croix-Rouge) ou s’effacer à l’arrivée de ces derniers. Naturellement, le gouvernement afghan et l’URSS voyaient d’un mauvais oeil ces nombreux étrangers sur leur territoire. Ils ont donc traqué sans relâche ces potentiels relais des atrocités de la guerre auprès de l’opinion publique internationale, qu’ils soient aventuriers, journalistes ou même médecins. Ainsi, en janvier 1983, le médecin français Philippe Augoyard fut poursuivi par des hélicoptères dans les montagnes afghanes avant d’être fait prisonnier. Après une mobilisation populaire internationale et des négociations diplomatiques il est finalement libéré le 9 juin 1983. Michael Barry, qui se rendait en Afghanistan pour le compte de la Fédération internationale des droits de l’homme et Médecins du monde, révèle en outre que les Soviétiques ne se préoccupaient guère de respecter le travail des humanitaires. Il raconte ainsi que « les bombes tombèrent avec une précision meurtrière sur notre hôpital de Médecins du monde le 10 octobre 1986 » (12). 

Parmi les nombreuses personnes qui vont s’engager auprès de la résistance, il faut noter une proportion non négligeable (et étonnante) de Français. Les motivations de ces individus sont variées : certains refusaient de voir souffrir un pays qu’ils avaient connus en temps de paix, d’autres y voyaient un moyen de se rendre utile, d’autres encore y allaient en quête d’aventure ou par conviction anti-communiste. Il y a bien sûr des médecins (d’où l’expression de French doctors qui servait parfois à désigner n’importe quel occidental présent en Afghanistan) dont le premier fut Éric Cheysson qui participa à la création de Médecins du Monde (13), association qui envoya une équipe en Afghanistan le soir même de sa création en mars 1980. Au-delà de l’aide médicale, on recense également quelques profils plus atypiques comme le politologue Olivier Roy. Dès l’invasion soviétique, celui-ci flaire la nécessité d’avoir des relais occidentaux dans ce pays qu’il connaissait déjà suite à quelques voyages dans les années 1970. Ce simple professeur de philosophie dans un lycée à Dreux va ainsi se retrouver au coeur même de la guérilla et pourra apporter un éclairage précieux sur la situation. Cette guérilla constituait pour lui autant un objet d’étude qu’un moyen de militer. Il y trouve même une porte d’entrée au CNRS où il est admis en 1985, suite à la publication d’un livre intitulé Afghanistan. Islam et modernité politique. Parmis ces hommes qui sortent des sentiers battus, on peut également citer Patrice Franceshi, aventurier et écrivain, qui s’engage dans la lutte contre les Soviétiques au côté du commandant Mohamed Amin Wardak (14). Il fut l’un des rares Français à prendre réellement les armes aux côtés des Moujaheddines. Enfin, dans un autre esprit on peut citer Christophe de Ponfilly. Ce journaliste et cinéaste a effectué de nombreux voyages en Afghanistan au cours desquels il a réalisé des reportages et documentaires sur la résistance et en particulier sur la figure du commandant Massoud (15). Du côté des Afghans, ces individus étaient un moyen de rendre plus visible leur lutte aux yeux de l’opinion publique internationale.  

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Afghanistan Kunar October 1987 : Jamiat-e Islami group shelter
and « Dashaka » .50 cal. machine gun position in Shultan Valley
Erwin Franzen – 1987

La présence délicate des volontaires musulmans pour la guerre sainte

Un homme se trouve au coeur de ce qui sera désigné comme le jihad afghan : le cheikh palestinien Abdullah Azzam. Ce membre de l’internationale des Frères musulmans fit le lien entre les volontaires arabes et la résistance afghane, en particulier celle qui correspondait à ses idées. Les chefs de la résistance étaient, grâce à cet intermédiaire, doublement gagnants : ils bénéficiaient d’une part de l’afflux de combattants séduits par les prêches d’Abdullah Azzam (qui faisait du jihad une obligation absolue au même titre que la prière) et d’autre part des largesses financières de riches sympathisants du Golfe. Ces derniers utilisaient des intermédiaires pour transmettre leur aide parmi lesquels on peut citer un certain Oussama Ben Laden qui fut lui-même un mécène et s’impliqua dans la résistance. Quant aux combattants, ils provenaient principalement du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord mais on compte également quelques Pakistanais et Ouïghours du Xinjiang (16). Le chef de l’antenne de la CIA au Pakistan, Milton Bearden, estime que ceux qui seront désignés comme les volontaires « Arabes »  ont été environ 25 000  tout au long de la guerre, dont au moins la moitié aurait été des combattants (17). Pour le prédicateur palestinien, ce jihad afghan ne doit être qu’un maillon d’un large soulèvement musulman contre l’impérialisme occidental et les hérésies religieuses. En d’autres termes, Abdullah Azzam voyait dans la guerre d’Afghanistan le moyen de former des combattants qui pourraient exporter la révolution islamique au profit de tous les musulmans, à commencer par les Palestiniens. Se forme ainsi une sorte d’internationale islamiste dont les vestiges constituent encore aujourd’hui les groupes islamistes radicaux qui sévissent principalement en Afrique et au Moyen-Orient. 

Cependant, la rhétorique d’opposition entre musulmans oppressés et occidentaux oppresseurs ne risquait pas de résonner au sein de l’opinion publique afghane, y compris parmi l’intelligentsia. En effet, on ne trouvait alors pas vraiment de rancune vis-à-vis des occidentaux dans un pays qui n’avait jamais été colonisé (18). Tout au plus une opinion négative des Britanniques qui avaient toutefois le mérite d’avoir été systématiquement repoussés. Pourtant c’est imprégnés de ces idées que les volontaires affluaient dans un Afghanistan qui initialement les accueillait avec enthousiasme et admiration. Mais les Afghans découvrirent rapidement que l’enjeu des cadres « Arabes » était moins de libérer cette terre que de former leurs hommes et répandre leur pratique de l’islam, c’est-à-dire globalement celle des Frères musulmans ou celle des wahabites. Or ces deux courants condamnent fermement le soufisme et le culte des saints qui se trouvent pourtant être au coeur de la foi populaire afghane. Au-delà de ces dissensions religieuses, c’est l’attitude au combat que les Moujaheddines finirent même par réprouver chez les combattants étrangers. En effet, ceux-ci ne venaient combattre que pour mourir en martyr ou vivre leur baptême du feu. Pratiques dont la résistance ne pouvait se payer le luxe dans sa stratégie de guérillas qui nécessite de tenir dans la durée, de préserver les hommes et de connaître parfaitement le terrain. Très vite une défiance s’installa donc à l’égard de ces combattants étrangers qui se distinguèrent également par leur cruauté. En outre, les nombreuses exactions commises par ceux-ci firent du tort à la résistance, renforcèrent la crainte des Afghans ralliés au gouvernement communiste et fragilisèrent ainsi la réconciliation future d’une société afghane déjà trop meurtrie. Vers la fin du conflit, des affrontements entre Moujaheddines et wahabites sont même recensés notamment dans la province de Kunar. En effet, des groupes de volontaires « Arabes » finissent par s’autonomiser et créent ainsi leurs bases arrières en Afghanistan en prévision de leurs activités futures dans le reste du monde. Oussama Ben Laden et Abdullah Azzam nommeront d’ailleurs leur mouvement, fondé en 1987 dans ce contexte, Al-Qaïda, c’est-à-dire la base. 

* * *

Au terme de dix années de guerre, l’URSS a vu son prestige international considérablement réduit notamment auprès des anciens pays colonisés qui l’avaient vu comme un leader avant de découvrir chez elle les attributs d’une puissance coloniale classique. Son prestige fut aussi atteint chez une partie de l’extrême gauche européenne, celle qui malgré le printemps de Prague était demeurée stalinienne. Outre les conséquences dramatiques pour l’Afghanistan et sa population qui ne sont toujours pas résolues, ce conflit aura permis l’émergence et la structuration du terrorisme islamiste qui représente l’un des grands défis de ce début de siècle. C’est en outre avec le soutien de ces groupes terroristes et celui du Pakistan et de l’Arabie saoudite que les talibans ont pu prendre le pouvoir en Afghanistan au cours de la décennie suivante, avec les conséquences dramatiques que l’on connaît. 

Philippe de Marignan

 

NOTES

(1) “Le Grand jeu” : expression que l’on doit à Rudyard Kipling dans son roman Kim, 1901.

(2) La prison de Pol-é Tcharkhi devient un camp de concentration où se pratiquait la torture (électrochocs, démembrements…), des exécutions massives et l’humiliation ultime : l’enterrement vivant dans la fosse d’aisance.] et ses réformes anti-islamiques[Ndbp : interdiction du port du voile, arrestation des clercs et intellectuels musulmans, fermeture et profanation des mosquées, lister les réformes mises en places…

(3) Les talibans revêtent en effet le visage de la modernité en faisant le choix de rompre avec le système tribal notamment dans les territoires pachtounes.

(4) Le 4 novembre 1979, suite à la révolution iranienne de 1979, des soupçons d’espionnage à l’égard de l’ambassade des Etats-Unis, grand allié de l’ancien régime, provoque une manifestation d’étudiants et la prise en otage de 52 diplomates et civils américains jusqu’au 20 janvier 1981.

(5) La détente désigne une période de la Guerre froide durant laquelle les relations entre les deux blocs se réchauffent. Elle s’amorce suite à la résolution de la crise des missiles de Cuba en 1963, et s’achève avec l’intervention soviétique en Afghanistan et l’élection de Ronald Reagan qui relance la course aux armements.

(6) Le terme Moujaheddines désigne de manière générale les combattants musulmans qui s’engagent dans le jihad. Dans le cadre du conflit afghan il s’agit des résistants opposés au régime communiste et à l’intervention soviétique.

(7) Brigadier Mohamed Youssof, S. Bt, Silent Soldier, The Man Behind the Afghan Jehad, General Akhtar Abdur-Rahman Shaheed, p. 17, Jang Publishers, Lahore, Pakistan, juillet 1991.

(8) Le wahhâbisme est un mouvement islamiste réformiste né au XVIII° siècle et appartenant à la mouvance salafiste, prônant un retour aux pratiques de la première communauté musulmane et se caractérisant par le rejet du culte des saints, de toute interprétation du Coran et donc de toutes les autres mouvances de l’islam à commencer par le chiisme ou le soufisme.

(9) Mohamed Youssof, op.cit. 

(10) La guerre civile du Biafra s’est déroulée à la fin des années 1960 au Nigeria suite à la sécession de la région orientale du Nigeria, qui s’auto-proclame République du Biafra. Le blocus mis en place par les troupes gouvernementales provoque une grave crise humanitaire qui suscitera la formulation du principe d’ingérence humanitaire et la création de l’ONG Médecins sans frontières.

(11) L’International Rescue Committee est une ONG créée en 1933 par Albert Einstein pour venir en aide aux opposants aux nazis. Il intervient depuis pour venir en aide dans l’urgence aux victimes de discriminations et de guerres.

(12) Le Royaume de l’insolence, L’Afghanistan 1504-2011, Michael Barry, 2011, Au fil de l’histoire, Flammarion, page 254

(13) L’ONG Médecins du monde est créée à la suite d’un désaccord entre les dirigeants de Médecins sans frontières. 

(14) Bruno Corty, Patrice Franceschi, le dernier aventurier, Le Figaro, 13 juin 2012.

(15) Ahmed Chah Massoud (1953-2001) était le commandant du Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan, du Jamiat-e Islami et le chef de l’Armée islamique qui a combattu contre les Soviétiques puis les talibans. Il est assassiné par des membres d’Al Qaïda (alors alliée au talibans), deux jours avant l’attentat du 11 septembre 2011.

(16) Les Ouïghours sont un peuple turcophone et à majorité musulmane sunnite habitant la région autonome du Xinjiang en Chine. Ils représentaient une des cinquante-six nationalités reconnues officiellement par la République populaire de Chine mais font aujourd’hui l’objet d’une politique de « rééducation » intense du gouvernement communiste. Cf : https://classe-internationale.com/2018/11/06/la-reeducation-des-minorites-religieuses-du-xinjiang-absorption-du-terrorisme-ou-derniere-etape-deffacement-dune-culture/

(17) Jason Burke, Al-Qaida, la véritable histoire de l’islam radical, La Découverte, 2005.

(18) En effet, le statut de l’Afghanistan de 1880 à 1919 (date de son indépendance totale) repose sur un traité entre l’émir Abdur Rahmân et le Royaume-Uni, suite à une défaite britannique. Ce traité prévoit l’indépendance intérieure complète de l’Afghanistan mais donne aux Britanniques le contrôle des affaires étrangères.

 

SOURCES 

  • Afghanistan, blessures de guerres, espoirs de paix, revue Moyen-Orient, Avril-Juin 2019
  • Histoire de la guerre d’Afghanistan, Assam Akram, 1998, Collection Le Nadir, Balland
  • Le Royaume de l’insolence, L’Afghanistan 1504-2011, Michael Barry, 2011, Au fil de l’histoire, Flammarion
  • En quête de l’Orient perdu, Entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Olivier Roy, 2017, Points, Editions du Seuil
  • Imprévisible Afghanistan, Gilbert Étienne, 2002, La Bibliothèque du citoyen, Presses de Science Po
  • Le Pakistan et l’Afghanistan : paradoxes d’une stratégie, Adrien Schu, dans Politique étrangère 2013/1 (Printemps), pages 177 à 189
  • L’Afghanistan, Daniel Pineye, dans La drôle de crise (1986), Fayard, pages 15 à 43
  • https://journals.openedition.org/conflits/431

 

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