Présence militaire française au Sénégal : coopération bilatérale ou héritage colonial ?

Présence militaire française au Sénégal : coopération bilatérale ou héritage colonial ?

En l’espace d’un demi-siècle, la France est intervenue plus de quarante fois sur le sol africain, après avoir signé une vingtaine d’accords de défense et de coopération militaire avec ses anciennes colonies. Dans les pays d’une « Françafrique » dénoncée à de nombreuse reprises par les intellectuels et dans la presse, le Sénégal occupe une place de choix.

En effet, Emmanuel Macron en 2017, François Hollande en 2012, et avant lui Nicolas Sarkozy en 2007 ont choisi ce pays pour leur premier déplacement en Afrique. La France et le Sénégal entretiennent des liens privilégiés, aussi bien économiques que politiques. La France est le premier partenaire commercial européen du Sénégal : elle investit annuellement plus de 131 millions d’euros au Sénégal dans le cadre de l’aide publique au développement. D’autre part, une coopération militaire étroite est mise en place entre les deux pays  depuis le 1er août 2011, avec la signature d’un traité contribuant à la formation d’un « pôle opérationnel de coopération » à Dakar. Ce pôle regroupe des militaires français en mesure de participer à la formation des forces sénégalaises et capables d’intervenir en renfort sur l’opération Barkhane [1].  Comment expliquer la présence des Éléments français au Sénégal (EFS) ? Quelles sont leurs missions ?

 

Une histoire militaire franco-sénégalaise

 

La présence militaire française au Sénégal relève d’une tradition coloniale [2]. Héritage de la loi de la défense de 1900, elle impose la levée de troupes encadrées par des militaires français, à travers le territoire africain en « bataillons d’infanterie coloniale ». Largement mobilisée lors des deux-guerres mondiales, cette coopération contribue à l’essor des régiments de tirailleurs sénégalais qui participent à toutes les batailles de l’Empire français, depuis la conquête de Madagascar jusqu’aux guerres d’indépendances. Nommés par Léopold Sédar-Senghor les « Dogues noirs de l’Empire », cette formation des tirailleurs sénégalais est dissoute après la guerre d’Algérie. Toutefois, la restructuration des bataillons d’infanterie coloniale en bataillons d’infanterie et marine (BIMa) opérée dès 1958, conduisent à un contentieux au sujet de la « cristallisation des pensions » [3]. Le 7e et le 11e Bataillons d’Infanterie de Marine (BIMa)  basés au Sénégal doivent remplir des fonctions d’assistance technique militaire (directives, matériel, logistique) et de préservation d’une force française veillant à ses propres intérêts quant aux matières premières stratégiques. Il faut attendre 1974 et les Traités de Coopération franco-africains pour reconsidérer les BIMa dans une perspective de coopération bilatérale. Cinq ans plus tard, naît le 23e Bataille d’Infanterie de Marine des cendres des 7e et 11e BIMa. Le 23e BIMa, basé à Dakar et au Cap Vert,  a pour mission principale d’assurer « une fonction de coopération avec les forces sénégalaises » et ainsi « participer à la défense de l’intégrité du territoire sénégalais ». Symboliquement, la re-formulation des objectifs et la restructuration des forces françaises marquent la volonté politique de reconsidérer le Sénégal, non plus comme une colonie, mais bien comme un acteur à part entière et un allié sur le plan stratégique avec des « unités partenaires » implantées à Dakar et au Cap Vert.

Si le poids du colonialisme tend à s’alléger par des considérations différentes du rôle des forces françaises, l’idée d’une « Françafrique » demeure bel et bien présente. L’opinion publique sénégalaise la dénonce, l’accusant de servir des intérêts français dans le cadre des accords. Le 23e BIMa, plus communément nommé «  Forces Françaises au Cap Vert », est surtout considéré par la Défense française comme une série de bases implantées en des points stratégiques de l’Afrique, à partir desquelles elle peut déployer rapidement des hommes – militaires de carrière et civils en service national [4] – sur l’ensemble du territoire africain. Si le président sénégalais Abdoulaye Wade a déclaré en 2007 qu’il n’était pas en mesure d’arrêter cette coopération permettant d’assurer une capacité défensive minimale et rentable, il revendique une meilleure répartition de ses bénéfices et la réduction des effets de dépendance. Il estime « incongrue » la présence française dans un pays stable et démocratisé, et la considère comme résultat d’une « indépendance inachevée » [5]. A ce titre, il réclame la cession des bases françaises sur son territoire pour y affirmer sa souveraineté.

Dans un discours au Parlement sud-africain en février 2008, le président français Nicolas Sarkozy s’est engagé à renégocier les Accords de défense franco-africaine pour s’inscrire dans un « processus de décolonisation totale de l’Afrique ». Ces accords estimés « obsolètes » doivent être « adaptés aux réalités du temps présent en tenant le plus grand compte de la volonté des pays africain ». Il s’agit alors de réduire les effectifs militaires français sur le sol africain. Cette mesure implique la suppression des « clauses secrètes » pour une meilleure transparence des interventions françaises. La procédure nécessite donc l’aval du Parlement du pays concerné ou une demande directe du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies. Aussi, le rapatriement de troupes est envisagé progressivement pour  libérer les bases militaires jusque-là occupées par la France. Cette dernière mesure a une incidence directe sur les Forces Françaises au Cap-Vert implantées à Ouakam et Bel-Air. A la place, une réactualisation du dispositif, passant de 1400 à 300 hommes, est prévue avec la création d’un « pôle opérationnel de commandement ». Baptisé « Eléments français au Sénégal », ce pôle rompt avec la tradition interventionniste des précédentes bases via des missions plurielles s’inscrivant dans une coopération bilatérale.

Une organisation bilatérale au service d’intérêts nationaux

 

Le pôle des Eléments français au Sénégal vise une coopération interarmées avec des objectifs souvent convergents, mais qui font parfois polémique.

La pérennité des relations franco-sénégalaises s’inscrit dans les objectifs du « pôle opérationnel de commandement » qui tente de mettre en œuvre des missions conjointes. La volonté de rupture des traditions paternalistes opérées jusqu’alors par la défense française au Sénégal se traduit par un changement des pratiques d’appropriation des techniques,  et une réorganisation des enseignements militaires. Aussi, l’esprit « fraternel » [6] franco-sénégalais se développe-t-il par le biais de formations conjointes où les deux armées s’enrichissent mutuellement et partagent des savoirs tactiques afin d’uniformiser les pratiques sur le terrain. Ainsi, le recours à un éventail étendu de spécialistes est décidé,  avec la présence de toutes les composantes d’armées. Il répond à un champ d’action allant de l’instruction du combat au corps à corps, du tir et du maniement des armes au guidage au des hélicoptères, dans le but de contribuer à l’aguerrissement des soldats français en OPEX et à l’amélioration qualitative de l’armée sénégalaise.

Le rôle du Commandant des Eléments français au Sénégal (COMELEF) est alors primordial, car il doit viser la coordination des forces en action, relevant directement des chefs d’état-major des armées. Il doit également répondre aux attentes de la mission diplomatique au Sénégal et veiller à l’application des accords de partenariats. Par exemple, dans le cadre du traité de partenariat de défense signé avec le Sénégal en 2013, les Éléments Français au Sénégal (EFS) sont en mesure d’appuyer les opérations entreprises par l’armée sénégalaise,  et également de contribuer aux missions de sécurité civile en soutien des autorités gouvernementales locales. A ce titre, les deux forces militaires mènent des actions de coopération opérationnelles et civilo-militaires ciblées et accompagnent le renforcement des capacités africaines en appuyant la formation de leurs contingents, et en soutenant leur engagement dans les missions de maintien de la paix. Les EFS peuvent également soutenir, dans la durée, les unités déployées ou projetées dans la région dans le cadre d’une opération ou d’un exercice, et mettre à profit leurs capacités de soutien aéronaval pour accueillir les bâtiments et aéronefs déployés dans la région ou en escale. Enfin, ce pôle est chargé d’assurer une veille opérationnelle d’une « zone de responsabilité permanente » (ZRP) afin de renforcer la sécurité collective des Etats africains dans un contexte de terrorisme. Les objectifs du partenariat militaire franco-sénégalais incarnés par la présence des EFS semblent être convergents mais la zone de responsabilité permanente de ceux-ci étant étendue à 15 pays de la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et à la Mauritanie pose encore la question d’enjeux controversés.

Même si les présidents français François Hollande et Emmanuel Macron déclarent « en avoir fini avec la “Françafrique” », ce concept semble encore se profiler dans l’annonce d’enjeux propres aux Eléments français au Sénégal. La proclamation d’une Zone de responsabilité permanente (ZRP) – au sein de laquelle les EFS peuvent intervenir en cas de « menace à la sécurité collective des Etats africains » – suscite de nombreuses controverses et questionne l’interventionnisme français systématique en Afrique. De plus, sa zone d’action s’étend aux 15 pays de la CEDEAO dont l’histoire commune avec la France remonte à l’époque coloniale et dont les partenariats économiques demeurent soutenus. De plus, malgré une réduction majeure des effectifs, la présence militaire française reste importante en Afrique. Aux 300 militaires des Eléments français au Sénégal s’ajoutent les 900 militaires des Éléments français au Gabon, les 450 militaires des Forces françaises en Côte d’Ivoire et les 2 000 militaires des forces françaises à Djibouti. Les effectifs des régiments français engagés sur des missions confiées par l’Organisation des Nations Unies et l’Union Européenne ne sont pas pris en compte. Ainsi, les quatre bases doivent répondre à un objectif qui s’inscrit dans une démarche de rayonnement du « hard power » français.

 

Nés de la difficulté de s’affranchir d’un passé colonial, les Eléments français au Sénégal tentent de mettre en œuvre une véritable coopération bilatérale entre les Etats français et Sénégalais. Ainsi, des missions conjointes et des formations communes sont élaborées pour contribuer à un partenariat interarmées stable et fraternel. Toutefois les ambitions internationales de la France conduisent à des enjeux de défense servant des intérêts qui lui sont propres, amenant à des critiques sur la scène internationale. Toutefois, prenant en compte l’impact économique de cette présence française à l’échelle locale, le président sénégalais Abdoulaye Wade a déclaré vouloir conserver le pôle opérationnel de commandement des EFS contribuant à une « relation privilégiée entre deux puissances qui se considèrent comme égales ».

 

Amélie Delcamp et Classe Internationale

 

Notes :

[1] L’opération Barkhane au Sahel est confiée à la France par l’ONU pour lutter contre l’expansion du terrorisme et de ses réseaux dans la région.

[2] Le Sénégal a pris son indépendance vis-à-vis de la France en 1960.

[3] Suite à la Guerre d’Algérie, le Parlement français a adopté un dispositif dit de « cristallisation ». C’est un gel de la dette contractée par l’Empire français. Il échoit à la seule métropole, par blocage de la valeur des points de pension à la valeur atteinte lors de l’accession à l’indépendance des pays dont les anciens tirailleurs étaient ressortissants.

[4] Le 23e BIMa connaissait une rotation des effectifs tous les ans, soit la durée d’un service militaire, c’est pourquoi de nombreux français y ont exercé leur service national.

[5] Wade, Abdoulaye, Réponse au discours du Président français Nicolas Sarkozy lors de sa visite à Dakar, 2007.

[6] « A chaque fois que nous nous retrouvons sur un théâtre d’opération, que ce soit au Darfour ou en Côte d’Ivoire, le Français et le Sénégalais sont deux soldats frères. C’est ce qui doit perdurer. Cela va perdurer parce que les soldats font bien la différence entre l’action politique et l’action militaire. » Général Olivier Paulus, dernier commandant des Forces françaises au Cap-Vert.

 

Bibliographie :

Diagne, Madiambal, SENEGAL. Les vraies raisons du retrait militaire français de Dakar, février 2010, Courrier International, Archives.

Gortych, Philippe, Focus sur les relations franco-sénégalaises, 2013, L’essentiel des relations internationales, Archives.

Martin, Michel-Louis, L’inévitable tension entre la souveraineté nationale et la coopération militaire, in Le rôle des armées à l’intérieur du pays et dans une stratégie globale, mai 1974, Le monde diplomatique, Archives.

Lagneau, Laurent, Les Forces françaises au Cap Vert deviennent les Eléments français au Sénégal, juillet 2011, Zone militaire

Roger, Benjamin, Françafrique : Macron marque une rupture sur la forme, mais sur le fond ?, 7 décembre 2017, Jeune Afrique.

Volk, Thomas, La fin de la « Françafrique » ? Une réaction africaine aux élections présidentielles françaises, mai 2017, Landerbericht, Konrad Adenauer Stiftung – Bureau du Sénégal.

ClasseInternationale

Sur un sujet similaire

L’échiquier africain

L’échiquier africain

La Tunisie de Kaïs Saïed : les ressorts d’un autoritarisme nouveau

La Tunisie de Kaïs Saïed : les ressorts d’un autoritarisme nouveau

Six ans après le référendum sur le Brexit : comment s’en sortent nos voisins britanniques ?

Six ans après le référendum sur le Brexit : comment s’en sortent nos voisins britanniques ?

Comprendre la crise dans l’Est de la République démocratique du Congo

Comprendre la crise dans l’Est de la République démocratique du Congo

No Comment

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *