Groenland et Danemark, entre passé colonial et velléités d’indépendance
Quand on évoque le Groenland, d’immenses paysages de glace aux températures inhospitalières et s’étendant à perte de vue nous viennent à l’esprit. Si ces représentations sont en partie vraies, ce territoire se distingue également par une histoire mouvementée et des rapports houleux avec sa puissance administratrice, le Danemark. Le Groenland, fort d’un gigantesque territoire de plus de 2 166 000 km2, sur lequel ne vivent guère plus de 56 000 âmes, se situe entre les océans Atlantique et Arctique. Il est aujourd’hui l’un des trois pays constitutifs du royaume du Danemark, aux côtés des îles Féroé et de la métropole danoise elle-même. Successivement colonisé par la Norvège et le Danemark, le Groenland est historiquement marqué par la domination coloniale et ses abus, dont les conséquences sont encore visibles aujourd’hui. Dès 1953, date à partir de laquelle il cesse d’être une colonie pour intégrer pleinement le royaume danois, le Groenland se lance dans une longue et progressive quête vers l’indépendance. Toutefois, les problèmes sociaux, politiques et économiques majeurs auxquels il se heurte aujourd’hui constituent des freins considérables dans son accession à la souveraineté. Bien que la majorité des Groenlandais souhaitent l’indépendance, celle-ci soulève des questions de taille qui sont au cœur des discussions en cours et qui marqueront sans doute les décennies à venir. En outre, les nombreuses ressources naturelles de l’île, dont l’accès est facilité par les bouleversements climatiques actuels, font l’objet de convoitises grandissantes de la part de puissances telles que les États-Unis ou la Chine. Ces dernières années, ce territoire s’est imposé comme un pilier géostratégique majeur de l’Arctique, région dont l’intérêt international ne cesse de croître.
Bien souvent, ces questions mettent en exergue des divergences et des désaccords majeurs entre le Groenland et le Danemark. De telles oppositions trouvent en grande partie leurs origines dans les relations tendues qui caractérisaient la période coloniale. Aujourd’hui, elles s’en trouvent exacerbées à l’heure du nouvel intérêt dont l’Arctique fait l’objet. Les politiques successives de « danisation » du Groenland, au détriment des cultures et particularités locales, ont renforcé les velléités indépendantistes des populations, qui voient dans leur pleine souveraineté l’unique remède à une crise identitaire qui dure depuis des siècles.
Le Groenland, bijou de l’ex-Empire colonial danois
La colonisation du Groenland par les Danois commence dès le début du XVIIIe siècle. Les Norvégiens y avaient déjà imposé leur domination jusqu’au XVe siècle, date à laquelle ils sont décimés par la peste noire et perdent leur influence. En 1721, le missionnaire dano-norvégien Hans Egede demande l’autorisation au roi Frédéric IV du Danemark de partir au Groenland dans le but de rechercher les restes de peuplements vikings et de les convertir au protestantisme. Néanmoins, il ne rencontre que des peuples autochtones inuits, étant donné que les Vikings avaient disparu depuis presque deux siècles. Hans Egede entreprend alors une véritable mission civilisatrice auprès des Inuits, qui passe par leur évangélisation forcée, prétendument justifiée par la supériorité de l’homme blanc occidental. L’Inuit est compris comme un être inférieur qu’il s’agit de « civiliser » à travers l’inculcation des valeurs danoises. Aux missions protestantes succède le développement d’un commerce colonial qui s’apparente davantage à une spoliation des populations locales plutôt qu’à un réel échange économique. Des villes portuaires sont ainsi érigées, à l’image de Godthåb en 1729 ─ connue comme l’actuelle ville de Nuuk, capitale du Groenland rebaptisée en 1979 ─, afin de faciliter le commerce de graisse de baleine, de peaux de phoque et de dents de narval vers le continent européen.
Ville de Nuuk, capitale actuelle du Groenland, qui compte un peu plus de 18 000 habitants. (©️ Wikimedia Commons)
Néanmoins, la colonisation du territoire groenlandais s’est accompagnée de nombreux abus. Alors que le Danemark impose son système gouvernemental au Groenland, les populations locales sont cantonnées aux domaines de la pêche et de la chasse, les maintenant ainsi éloignées des processus décisionnels et institutionnels. En outre, au-delà de contraindre les autochtones à se convertir au christianisme, les missions civilisatrices ont également eu pour conséquence la destruction partielle ou totale des traditions et langues locales. Bien que les premiers colons danois aient joué un rôle important dans l’uniformisation du groenlandais ─ à l’image de Paul Egede, fils de Hans Egede, qui rédige le premier dictionnaire de langue groenlandaise en 1750 ─, la langue danoise s’impose et fait passer les langues locales au second plan. De manière générale, la représentation dominante véhiculée par les colons est celle d’un peuple enfantin et primitif incapable de se gouverner lui-même.
Au cours du XIXe siècle, la gestion de ses colonies coûte au Danemark des sommes de plus en plus colossales et le pays se retrouve dans une situation financière délicate. En 1917, il vend aux États-Unis pour 25 millions de dollars ses colonies des Indes occidentales ─ Saint-Thomas, Saint-John et Sainte-Croix ─, qui deviendront les îles Vierges américaines. Concernant le Groenland, les États-Unis avaient déjà affiché leur volonté d’obtenir le territoire en 1867, considéré comme partie intégrante de leur sphère d’influence depuis la doctrine Monroe (1). Toutefois, le Danemark refuse catégoriquement de le céder, notamment en raison de la présence potentielle de richesses naturelles dans le sous-sol groenlandais. Cet attachement des Danois au Groenland, vu comme une partie inséparable de la Couronne, s’exprime également en 1931, lorsque que la Norvège réclame certains territoires de l’île. La Cour Permanente de Justice Internationale (CPJI) de La Haye est alors saisie et délivre un arrêt confirmant la souveraineté danoise sur le Groenland. Le territoire cesse in fine d’être une colonie lorsque la Constitution danoise de 1953 confirme son appartenance au Royaume en tant que « pays constitutif » et qu’il obtient une représentation permanente de deux députés au Folketing, le parlement danois.
Malgré la fin de la période coloniale et l’intégration du Groenland au sein du Danemark, les années 1950 et 1960 sont marquées par un processus de « danisation » à marche forcée du territoire. La langue danoise est imposée dans les domaines de l’administration et de l’enseignement supérieur et supplante largement le groenlandais. Durant cette période, le nombre de Danois émigrant vers le Groenland augmente sensiblement. Ceux-ci bénéficient d’avantages fiscaux et salariaux importants par comparaison aux natifs. En vertu du Greenland Civil Servants Act, édicté au milieu des années 1960, les fonctionnaires d’État nés sur l’île peuvent être payés seulement 85% du salaire danois de base. La « danisation » du territoire passe également par sa modernisation, qui le rend davantage dépendant de la métropole. L’industrialisation du littoral groenlandais contribue notamment au déplacement forcé de nombreux peuples autochtones. À ce titre, en 1953, Copenhague ordonne le déplacement de centaines d’Inuits afin de permettre l’agrandissement de la base militaire américaine de Thulé, située à l’extrême nord-ouest de l’île. Ils ne recevront un dédommagement qu’en 1999. Durant les années 1950, il était aussi courant de séparer les enfants des familles inuites dans le but de les éduquer de force en métropole. Aujourd’hui, les conséquences de la colonisation danoise sont encore largement visibles au Groenland. En 2014, le gouvernement local ─ le Naalakkersuisut ─ met en place une commission afin d’enquêter sur les abus menés par le Danemark. Après trois ans de recherches, le rapport final est sans appel : la société groenlandaise est encore marquée dans son ensemble par de profonds stigmates causés par le système colonial. La dénonciation des abus coloniaux a également fait la une ces dernières semaines. Au mois de juin 2020, deux Inuits couvrent la statue de Hans Egede à Nuuk de peinture rouge, inscrivant le mot Decolonize sur son socle. Quelques jours plus tard, c’est la statue du même missionnaire à Copenhague qui subit un traitement similaire. Ces actes prennent place au sein d’un mouvement plus ample de décolonisation de l’espace public (2), qui entend lutter contre la permanence des symboles coloniaux dans nos sociétés. Aujourd’hui, au Danemark, il existe une véritable désinformation quant au Groenland. Le sujet de la colonisation danoise et de ses abus vis-à-vis de la société groenlandaise est en ce sens totalement absent des programmes scolaires. Beaucoup de Danois n’ont qu’une idée lointaine et vague du Groenland et n’en entendent parler qu’à travers les discours réguliers de la reine Margrethe II. De nombreux efforts restent à effectuer afin de sensibiliser la population métropolitaine aux problématiques groenlandaises, ce qui passe notamment par des campagnes d’information d’envergure et une modification profonde des programmes scolaires.
Statue de Hans Egede à Nuuk, située dans le centre historique. (©️ Wikipédia)
Un chemin long et sinueux vers l’indépendance
Bien que la Constitution danoise de 1953 érige le Groenland en un pays constitutif jouissant des mêmes droits que les citoyens métropolitains, le processus de « danisation » forcée entrepris dans les années 1950 et 1960 rend la réalité bien différente. Malgré cela, un pas important vers davantage d’autonomie est franchi en 1979. À la suite d’un référendum consultatif recueillant plus de 70% des suffrages, la loi d’autonomie interne (hjemmestyre en danois) est adoptée. Cela permet à la fois la création d’un parlement monocaméral ─ l’Inatsisartut, comprenant 31 sièges renouvelés tous les quatre ans ─ et d’un gouvernement ─ le Naalakkersuisut, dont les membres sont nommés par le Premier ministre. La loi de 1979 établit notamment un transfert de pouvoirs législatifs et exécutifs depuis la métropole vers le Groenland. Ainsi, divers domaines tels que l’éducation, l’économie, la pêche, la chasse, la culture ou encore la religion passent sous contrôle groenlandais. L’élargissement de cette autonomie survient le 21 juin 2009, date de l’adoption de la loi d’autonomie renforcée (selvstyre en danois), qui s’est depuis imposée comme fête nationale. Cette loi garantit au Groenland un droit à l’autodétermination et érige le groenlandais en unique langue officielle, bien que le danois reste largement utilisé dans certains domaines comme la presse. De nombreuses autres compétences sont transférées au territoire, bien que Copenhague garde la main sur trois domaines majeurs : la Défense (Forsvar), la Police (Politiet) et les Affaires étrangères (Udenrigspolitik). Les accords de 2009 définissent également un transfert annuel de 3,6 milliards de couronnes ─ à peu près 480 millions d’euros ─ de la part du Danemark en direction du gouvernement groenlandais. Cette somme représente quasiment un quart du PIB du territoire.
Malgré la progressive autonomie qu’obtient le Groenland au fil des années, nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que l’indépendance est encore trop précoce. En ce sens, un des problèmes majeurs freinant l’accession du territoire à la pleine souveraineté est sa dépendance financière à la métropole danoise. En effet, l’indépendance du Groenland mettrait sans aucune doute fin aux transferts de Copenhague, ce qui plongerait l’île dans une situation financière difficile. Dès lors, trouver des compensations à la perte de ces subventions s’avère primordial afin de réaliser l’indépendance du Groenland. De nombreux partis locaux souhaitent donc avant tout renforcer l’indépendance financière et économique du territoire avant de penser à une souveraineté totale. En outre, le manque de professionnalisation et de préparation des élites groenlandaises est criant. De même, personnes diplômées, médecins, chercheurs, juristes, ingénieurs, qui seraient essentiels pour dynamiser un Groenland indépendant, font cruellement défaut. À cela s’ajoute la fuite massive des jeunes personnes vers la métropole, vidant le territoire de ses éléments les plus prometteurs. Les personnes qui n’ont pas les moyens de partir doivent faire face à des problèmes sociaux majeurs. En effet, les fléaux de la société groenlandaise touchent de plein fouet les adolescents et les jeunes adultes. Les violences domestiques et sexuelles ne sont pas rares, près d’un tiers des jeunes Groenlandais ayant déjà été victime d’abus sexuels. L’alcoolisme et le trafic de haschisch gangrènent une société déjà décimée par un taux de suicide atteignant des sommets. Celui-ci demeure le plus élevé au monde, avec près de 82 suicides pour 100 000 individus en 2015. Le taux de chômage est aussi bien plus important sur l’île que dans la métropole danoise, avec 9,1% contre 6,1%. Les perspectives de la jeunesse groenlandaise apparaissent donc limitées, d’autant plus qu’elle se heurte à une profonde crise identitaire qui est le fruit de la modernisation entreprise à partir des années 1950. En effet, celle-ci a eu pour conséquence la disparition quasi totale des cultures locales et la rencontre violente des populations autochtones avec une modernité toute nouvelle et niant leurs modes de vie traditionnels. Ce tiraillement entre modernité et tradition est fatal pour la jeunesse groenlandaise, qui perd progressivement ses repères et ses ancrages.
Tasiilaq, 1 600 habitants, isolée sur la côte Est du Groenland. Dans cette ville, près d’un adolescent se suicide tous les mois. (©️ Wikimedia Commons)
Pour beaucoup, la priorité est donc de réduire les problèmes sociaux et consolider économiquement le Groenland. Les résultats des élections législatives de 2018 semblent ainsi aller dans ce sens. En effet, elles ont vu arriver en tête les sociaux-démocrates du parti Siumut, avec 27,4% des suffrages, suivis de près par les socialistes du parti Inuit Ataqatigiit (25,8%) et par le parti social-libéral Demokraterne (19,7%). Or, ces trois partis ont en commun la volonté d’améliorer la situation socio-économique du territoire avant de penser à une indépendance totale. Toutefois, malgré ces gages de bonne foi, il ne faut pas minimiser le manque de confiance croissant des Groenlandais envers l’élite politique. En effet, les scandales de corruption ne sont pas rares, à l’image de celui survenu en 2014 et impliquant l’ancienne Première ministre Aleqa Hammond. Elle aurait dépensé plus de 100 000 couronnes d’argent public en vols aériens et en chambres d’hôtel pour sa famille. Les salaires exubérants de la classe politique sont aussi de plus en plus décriés par les habitants de l’île.
Quelles solutions pour financer l’indépendance ?
La compensation de la perte de subventions de la part du Danemark est une des questions les plus importantes à régler en vue de l’indépendance du Groenland. Certains voient dans l’augmentation des quotas de pêche une possibilité, dans la mesure où ce secteur représente presque 90% des exportations du territoire. Néanmoins, c’est la richesse en matières premières et en ressources naturelles du sous-sol groenlandais ─ propriété nationale depuis la loi de 2009 ─ qui est considérée comme une solution privilégiée afin de financer l’indépendance. Plus particulièrement, ce sont les nombreuses ressources minières du territoire qui permettraient de garantir davantage de stabilité financière et de créer un nombre considérable d’emplois. Le Groenland détient en effet d’immenses réserves encore largement inexploitées de métaux rares tels que le néodyme, le praséodyme, le dysprosium ou le terbium. Ceux-ci sont notamment utilisés dans la fabrication de pièces de smartphones et d’ordinateurs. Cependant, le développement du secteur minier est encore bien trop timide pour pouvoir permettre l’indépendance, l’île ne comptant guère qu’une seule mine en activité, celle d’Aappaluttoq, inaugurée en 2017 et exploitant un gisement de rubis au sud-ouest du Groenland. La faible activité minière s’explique notamment par le fait que les ressources naturelles se situent souvent à de hautes latitudes le long desquelles les conditions sont très inhospitalières. Le manque d’infrastructures y est considérable, ce qui rend l’extraction particulièrement difficile. Le peu de main-d’œuvre qualifiée constitue également un frein important à l’exploitation des réserves minières.
Malgré ces difficultés, de nombreux projets de mines sont présentés par les autorités comme étant viables et prometteurs. En réalité, il semble peu probable que ces projets donnent lieu à une exploitation commerciale avant de nombreuses années. L’exemple du Citronen Fjord, lieu d’exploration de zinc et de plomb situé au nord-est du Groenland, est à ce titre parlant. En 2016, le groupe australien Ironbark Zinc Limited obtient la permission d’exploiter le site, considéré comme le plus grand gisement de zinc inexploité au monde. Depuis, la Chine a réussi à obtenir des licences d’exploitation et participe au projet aux côtés de l’Australie. Néanmoins, le manque de matériel et d’infrastructures empêche l’avancement du projet, d’autant plus que le site se trouve à des centaines de kilomètres de tout centre urbain. L’avancée de la banquise en hiver rend également l’exploitation pratiquement impossible. En outre, le projet d’exploitation est grandement controversé dans la mesure où il est situé dans le Kalaallit Nunaanni nuna eqqissisimattiaq, le plus grand parc naturel au monde, qui occupe 972 000 km². Les risques environnementaux que provoquerait la présence d’une mine de zinc à cet endroit ont fait réagir de nombreuses associations, à l’instar de WWF qui dénonce un écocide majeur.
En outre, bien que l’extraction minière soit présentée par le gouvernement comme une réelle opportunité de se réapproprier le territoire groenlandais, c’est davantage la dépossession des populations locales qui semble dominer. En effet, celles-ci sont régulièrement écartées des processus décisionnels et leur avis n’est consulté que de façon marginale. Ces logiques de mise à l’écart de la part des grands groupes miniers font rejouer des schémas d’exclusion caractéristiques de la période coloniale. La manière dont le groupe australien Greenland Minerals and Energy a géré la mine d’uranium de Kvanefjeld est en ce sens révélatrice. Située au nord-est de la ville de Qaqortoq, le site est administré par cette société depuis 2007, date à laquelle elle a reçu les premières licences d’exploitation de la part du gouvernement groenlandais. Or, la gestion de la mine par GME s’est traduite par un manque de transparence auprès des peuples autochtones et d’importantes discriminations envers eux. Ainsi, sur le plan linguistique, aucun des documents et textes édités par la société n’a été traduit en groenlandais, limitant fortement l’accès à l’information pour les locaux. La volonté de GME d’exclure les habitants des processus décisionnels passe également par la tenue de consultations publiques à des dates où l’audience sera forcément moindre, comme durant les jours d’ouverture de la saison de chasse par exemple. Et quand bien même les populations locales accèdent à l’information, celle-ci est rarement complète et transparente. Cela se remarque notamment au niveau des cartes utilisées par le gouvernement dans le cadre du projet minier, qui invisibilisent totalement la potentielle conflictualité liée aux différents usages de l’espace. Les données cartographiques ne font ainsi aucune mention des zones d’habitat, de pêche ou d’élevage. Enfin, l’étrange proximité entre les élus politiques et le secteur minier est vue d’un œil méfiant par une part croissante des Groenlandais. L’ex-Premier ministre de l’île, Lars Emil Johansen, en fonction entre 1991 et 1997, est par exemple devenu le président du conseil d’administration de GME en 2009.
Le Groenland, un territoire stratégique qui attire la convoitise
On le voit, malgré de nombreux obstacles et de profondes inerties, le potentiel économique du Groenland est immense. Cependant, de nombreux spécialistes alertent sur la nécessité de mettre en œuvre une gestion réaliste et respectueuse de l’environnement des ressources naturelles de l’île. C’est notamment le cas du géologue Minik Rosing, à l’origine d’un rapport publié en 2014 et intitulé Pour le bien du Groenland, qui met en garde contre les dangers de cette fièvre extractiviste. Le principal écueil de ce nouvel intérêt pour les ressources naturelles groenlandaises serait la disparition progressive de la culture inuit, de ses traditions et de son identité. En ce sens, bien que le développement du secteur minier soit présenté comme une voie possible vers l’indépendance, il ne faut pas perdre de vue ce qu’implique une telle stratégie : la pénétration active de capitaux étrangers, notamment chinois et américain, qui constitue un risque majeur pour la préservation des particularismes culturels locaux. Il en va de la survie des cultures autochtones, déjà largement mises à mal par le système colonial danois et les politiques de « danisation » des années 1950 et 1960. D’un point de vue démographique, la part de la population groenlandaise pourrait considérablement décroître et se retrouver en minorité.
Les nombreuses richesses naturelles du Groenland ont ainsi largement contribué à placer l’île sous le feu des projecteurs internationaux. Cet intérêt grandissant s’explique certes par la position stratégique du territoire, à cheval entre le continent américain et l’Arctique, mais également par l’accélération du réchauffement climatique. Alors que la fonte des glaces permet l’ouverture de nouvelles routes maritimes et la facilitation des forages miniers, le réchauffement des océans provoque une migration des poissons vers le Nord, à la recherche de zones plus froides, ce qui rend les eaux groenlandaises plus riches en ressources halieutiques. Dans ce contexte, le Groenland fait partie intégrante de la stratégie d’implantation de la Chine en Arctique. Déjà largement présente en Islande ou sur l’archipel norvégien du Svalbard, elle a affirmé son intention de financer l’agrandissement des aéroports de Nuuk, d’Ilulissat et de Qaqortoq. La volonté d’implantation de Pékin au Groenland passe également par la reprise de licences d’exploitation et d’exploration de ressources naturelles, comme c’est déjà le cas pour la mine du Citronen Fjord. Face à la consolidation progressive de la position chinoise sur les terres groenlandaises, le Danemark adopte une attitude ferme. Copenhague avait ainsi déjà rejeté en 2016 le rachat par les Chinois d’une ancienne base navale danoise dans le sud de l’île. Deux ans plus tard, c’est au tour des offres de financement de l’agrandissement des trois aéroports groenlandais qui sont rejetées en bloc par le petit royaume scandinave.
Aéroport de Nuuk, qui fait l’objet d’un débat quant à son agrandissement. En effet, les conditions météorologiques difficiles et son relief accidenté ne permettent pas à de gros avions de ligne de se poser. (©️ Wikipédia)
Si la présence chinoise est vue d’un mauvais œil depuis Copenhague, elle est considérée comme un affront direct pour Washington. Le réengagement récent de la puissance américaine s’explique par la volonté de contrer l’influence grandissante de Pékin dans ce qui demeure de longue date sa chasse-gardée. La volonté chinoise de racheter l’ancienne base danoise en 2016 a fonctionné comme un déclic pour les États-Unis, qui se sont sentis menacés dans leur arrière-cour. La présence militaire des États-Unis remonte déjà à 1943, date de la construction de la base aérienne de Thulé. Cette base constitue un pilier majeur de la chaîne de radars du NORAD (3), le système de défense antiaérien nord-américain, mais également une station de surveillance des satellites de la force spatiale des États-Unis. Malgré l’alliance historique entre le Danemark et les États-Unis, il semble que ces derniers souhaitent directement dialoguer avec Nuuk sans nécessairement passer par Copenhague, comme en témoigne l’ouverture récente, en juin 2020, d’un consulat américain dans la capitale groenlandaise. Le regain d’intérêt américain pour le Groenland avait pris une dimension ubuesque lorsqu’en août 2019, Donald Trump avait proposé à la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, de racheter l’île. Le refus catégorique de cette dernière n’a toutefois pas empêché le président américain de continuer à courtiser Nuuk. Ainsi, en avril 2020, le gouvernement groenlandais affirme qu’il a accepté une aide de 83 millions de couronnes ─ soit 11 millions d’euros environ ─ de la part des États-Unis. Dès lors, de nombreux indépendantistes voient dans les manœuvres de Washington une opportunité afin de développer économiquement la région. La volonté de la puissance américaine est claire : aider le Groenland à ouvrir de nouveaux marchés et à atteindre son potentiel maximal. La une de l’édition du 23 août 2019 du journal local Sermitsiaq, présentant un Donald Trump rayonnant accompagné de l’inscription « Make Greenland great again », n’est en ce sens pas anodine (4). Washington aurait-il les clés pour permettre au Groenland de financer son indépendance ?
Aujourd’hui encore, la société groenlandaise reste profondément marquée par les abus perpétrés par le Danemark durant la période coloniale et les politiques de « danisation » à marche forcée menées dans les années 1950 et 1960. Depuis la fin des années 1970, l’immense territoire a progressivement gagné en autonomie, se désolidarisant peu à peu de la tutelle de Copenhague. Néanmoins, bien que l’indépendance fasse quasiment l’unanimité sur l’île, les défis pour y arriver sont herculéens. Si le développement du secteur minier semble constituer une voie privilégiée par les élites locales dans l’accession du Groenland à la pleine souveraineté, elle se heurte encore à de nombreux obstacles. À cela s’ajoute l’intérêt grandissant pour l’île danoise de la part de puissances avides de nouvelles ressources à exploiter. Les stratégies adoptées par le Groenland, les réactions portées par le Danemark ainsi que les positions de puissances comme la Chine et les États-Unis seront toutes aussi déterminantes pour le devenir de cet immense territoire qui rêve d’indépendance.
(1) La doctrine Monroe, édictée par le président américain éponyme en 1823, condamne toute intervention des Européens dans les affaires du continent américain et inversement. Dès la fin du XIXe siècle, cette doctrine sert de prétexte au resserrement de l’influence américaine sur l’ensemble du continent. Ainsi, le Groenland, situé dans la continuité physiographique des Amériques, est considéré par les États-Unis comme faisant partie de leur sphère sécuritaire.
(2) La décolonisation de l’espace public désigne la demande d’éradication de symboles coloniaux divers (statues, nom de rues ou de villes, …) qui persistent dans nos sociétés. Ce mouvement débute au milieu des années 1990 en Nouvelle-Zélande, de nombreuses manifestations exigeant le retrait de statues coloniales niant la culture maorie. Il bénéficie d’un nouveau souffle avec la mort de l’Afro-Américain George Floyd lors d’une intervention de police à Minneapolis en mai 2020.
(3) NORAD ─ North American Aerospace Defence Command ─ désigne une organisation réunissant les États-Unis et le Canada chargée de surveiller l’espace aérien nord-américain. Créée en 1958, elle est initialement destinée à détecter de potentiels tirs de missiles balistiques en provenance d’Europe ou d’Asie.
(4) Cette inscription reprend l’un des tweets de Donald Trump, qui avait posté un photomontage présentant la Trump Tower en plein Groenland.
Sources
Marine Duc, « L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de développement territorial entre volontarisme minier et dépossessions », Géoconfluences, novembre 2017
Anne-Françoise Hivert, « Le Groenland, bijou convoité de la couronne danoise en Arctique », Le Monde, septembre 2019
Mads Fægteborg et Mia Olsen Siegard M., 2015, ‘Ajorpoq ! – Vi får ingen svar !’, rapport pour le bureau du Groenland de la Conférence inuite circumpolaire, 87 p.
Alexis Duval, « Groenland, en attendant l’indépendance », Le Monde, avril 2018
Véronique Malécot, « Les ressources convoitées du Groenland », Le Monde, juillet 2019
Marc Auchet, Jean Maurice Bizière, Jean Corbel, « Groenland », Encyclopædia Universalis
Iben Bjørnsson, “Why is Greenland a part of the Danish kingdom?”, The Arctic Journal, 9 juin 2016
Matthew H. Birkhold, “A Brief History of the Indignities Heaped Upon Greenland”, The New York Times, 22 août 2019
Observatoire de l’Arctique (FRS-DGRIS), « Danemark et Groenland »
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